Résumé
En arrivant au pouvoir en janvier 2019, Félix Tshisekedi a hérité d’un pays instable sur le plan sécuritaire, avec la présence d’une centaine de groupes armés, dont le plus meurtrier était l’Allied Democratic Forces (ADF). Depuis 2014, ce groupe armé d’origine ougandaise est responsable de meurtres de masse et d’atteintes aux biens dans la région de Beni au Nord-Kivu et une partie de la province voisine de l’Ituri. Un des engagements politiques majeurs du président Félix Tshisekedi était notamment d’œuvrer à mettre fin de toute urgence à ces tueries de civils et d’éradiquer le groupe armé ADF qui les commet.
Malgré une série d’opérations militaires sous l’impulsion de l’administration Tshisekedi depuis 2019, les attaques des assaillants ADF contre les civils n’ont pas du tout baissé au Nord-Kivu et en Ituri. Les données sécuritaires du Kivu Security Tracker (KST) révèlent qu’au 15 septembre 2023, les ADF ont été responsables de la mort de plus de 3 859 civils et de l’enlèvement de 1 732 autres depuis le 24 janvier 2019. Par ailleurs, la zone d’influence des ADF n’a cessé de croître année après année sous Tshisekedi, exposant aux attaques meurtrières des civils qui étaient jadis relativement épargnés.
Le présent article explique les réponses sécuritaires majeures mises en place par l’administration Tshisekedi sur le front contre les ADF et montre pourquoi elles n’ont pas permis de protéger les civils et d’éradiquer ce groupe armé. Des « opérations militaires de grande envergure » aux « opérations Shujaa », en passant par l’état de siège, les offensives militaires sous Tshisekedi semblent plutôt avoir étendu la menace ADF au lieu de l’éradiquer.
Introduction
« … Je suis prêt au sacrifice suprême… afin que les Congolais, partout où ils se trouvent dans leur pays, vivent en paix », déclarait le président Félix Tshisekedi lors de son premier discours sur l’État de la nation devant les deux chambres du parlement réunies en congrès le 13 décembre 2019 à Kinshasa. Par ces mots, le président rappelait sa promesse politique de campagne de faire de la pacification du Congo une priorité. À son arrivée au pouvoir le 24 janvier 2019, l’Est de la République Démocratique du Congo était en proie à la violence armée depuis des années. En plus de groupes armés étrangers, des dizaines de milices locales pullulaient dans de nombreux villages de l’Est du pays, commettant des exactions graves contre les populations civiles.
L’acteur armé le plus redoutable en 2019 était sans doute l’Allied Democratic Forces (ADF). Arrivés en République Démocratique du Congo à partir de 1986, les rebelles ougandais ADF ne manifestaient au début aucune hostilité particulière envers les communautés locales. Ce groupe armé se contentait de mener des attaques sporadiques en Ouganda, faisant près d’un millier de victimes et 150 000 déplacés internes dans le district ougandais de Bundibugyo entre 1998 et 2000Haut du formulaire[1]. À partir de 2014, le groupe armé ADF a commencé à mener des attaques systématiques contre les populations civiles en territoire de Beni en RDC, devenant au fil des ans le groupe armé le plus meurtrier en République démocratique du Congo. Face à la menace croissante que constituaient les ADF pour les populations civiles, les autorités congolaises, sous l’impulsion de Félix Tshisekedi, ont mené un certain nombre d’opérations pour endiguer ce groupe armé. Après avoir lancé les « opérations militaires de grande envergure » en octobre 2019, il a instauré un état de siège au Nord-Kivu et en Ituri en mai 2021, avant d’inviter l’armée ougandaise sur le sol congolais dans le cadre d’opérations militaires dites « Shujaa » en novembre 2021. Ces mesures ont-elles atteint leurs objectifs principaux de protection des civils et de neutralisation complète du groupe armé ADF ? Se basant sur les données sécuritaires, les différents documents d’analyse et les entretiens réalisés avec quelques personnes ressources, cet article analyse l’impact de ces trois mesures phares de l’administration Tshisekedi sur la sécurité des civils exposés aux attaques ADF et la réduction de la capacité de nuisance de ce groupe armé.
Les opérations militaires de grande envergure de 2019 virent aux représailles contre les civils
Au second semestre de 2018, la région de Beni était en proie à deux menaces majeures : l’épidémie d’Ebola déclarée en août de la même année et les massacres des civils débutés 4 ans plus tôt. Alors que les autorités congolaises et la communauté internationale, à travers les agences de l’ONU et des ONG internationales, étaient mobilisées pour combattre l’épidémie d’Ebola, les massacres des civils n’attiraient l’attention d’aucun acteur. À ce titre, les élections prévues pour le 23 décembre 2018, puis reportées au 30 décembre 2018, étaient localement perçues comme une occasion de mettre l’insécurité au rang des priorités nationales et internationales, au même titre qu’Ebola. Proclamé comme « élu » à la suite des élections présidentielles contestées du 30 décembre 2018, auxquelles étaient injustement exclus les habitants de Beni-Butembo pour des raisons sanitaires liées à l’épidémie d’Ebola[2], Félix Tshisekedi s’était montré plutôt attentif à la cause des populations de cette région exclue de l’élection présidentielle. Dans son discours d’investiture, le nouveau président congolais Félix Tshisekedi avait assuré les populations de Beni, Butembo et Yumbi de sa détermination à assurer l’organisation des élections législatives, mais aussi et surtout à éradiquer tous les groupes armés qui les insécurisent[3].
Bien que certains groupes armés locaux se soient dits prêts à se rendre à la suite de la passation « pacifique » du pouvoir entre Joseph Kabila et Félix Tshisekedi[4], les ADF ont poursuivi les attaques systématiques contre les civils dans la région de Beni. Face à cette persistance de l’insécurité, Félix Tshisekedi a annoncé le 10 octobre 2019, au cours d’un rassemblement public à Beni, le lancement prochain de la « dernière offensive contre les ADF » pour restaurer complètement la paix dans cette région[5]. « Je reviendrai encore ici quand la région sera libérée complètement », promettait Félix Tshisekedi, annonçant au passage la relance de l’agriculture et la construction des infrastructures routières dans la zone. Quelques semaines plus tard, les « opérations militaires de grande envergure » ont été lancées à Beni le 30 octobre 2019. Dans le sillage de ces opérations, l’État-major général des FARDC, de la Force terrestre et le Commandant de la 3ème Zone de défense du Nord Kivu ont été transférés à Beni pour un appui plus rapproché. Écartée lors de la planification et du lancement de ces opérations, la Monusco, qui avait été la cible des protestations populaires en novembre 2019 du fait de son inaction, s’est progressivement associée à cette offensive. En plus du partage des renseignements et de l’appui logistique, les casques bleus de la MONUSCO ont annoncé en décembre 2019 leur participation directe aux hostilités contre les ADF au côté de l’armée congolaise[6]. Des bombardements intenses des positions ADF et des affrontements à terre étaient notamment menés par l’armée congolaise, suscitant l’espoir d’un retour à la paix.
Des résultats encourageants n’ont d’ailleurs pas tardé à être enregistrés. Les opérations militaires de grande envergure ont notamment permis la prise et le contrôle d’anciennes positions et d’importants campements rebelles. Des zones jadis inaccessibles comme le grenier agricole de Mayangose furent à nouveau accessibles aux populations locales grâce à l’engagement offensif de l’armée congolaise. Des sources indépendantes confirment également la mort de plusieurs éléments ADF, dont le chef Nasser Abdu Hamid Diiru, commandant adjoint du camp de Mwalika[7]. Néanmoins, les résultats positifs enregistrés n’ont eu aucun effet majeur sur la protection des civils. Alors que les opérations militaires se concentraient essentiellement sur la zone de Mayangose, les assaillants menaient des attaques systématiques contre les populations civiles à l’Ouest de la route nationale, précisément en secteur Beni-Mbau. Du 5 au 25 novembre 2019, au moins 77 civils avaient été tués en seulement 20 jours[8]. La tendance ne s’est guère estompée. Selon les données du KST, alors que les « opérations militaires de grande envergure » étaient en cours, les ADF ont été responsables de la mort de 1 076 civils du 30 octobre 2019 au 6 mai 2021.
Bien plus, au-delà du nombre croissant des victimes de l’insécurité, il faut relever qu’à la suite des opérations de grande envergure, des zones jadis calmes ont été la cible récurrente d’attaques armées et de tueries. C’est notamment le cas du secteur Ruwenzori en territoire de Beni qui jusqu’à février 2020, était calme et représentait une zone d’accueil des déplacés en provenance du secteur de Beni-Mbau et de la Chefferie des Watalinga où les exactions des présumés ADF se commettaient depuis 2014. Le 17 février 2020, une première attaque a été enregistrée en secteur Ruwenzori précisément au village Halungupa où les assaillants avaient tué dix civils, incendié 4 motos et 10 maisons et pillé le centre de santé de référence de Halungupa, des boutiques et des pharmacies. Plusieurs autres villages du secteur Ruwenzori, jadis relativement sécurisés, ont connu des attaques successives à partir de 2020. Plutôt que de neutraliser les assaillants, les opérations militaires de grande envergure les ont dispersés sur une étendue encore un peu plus vaste et habitée, exposant davantage les populations civiles.
L’échec des opérations militaires de grande envergure lancées en octobre 2019 pour neutraliser les ADF était prévisible pour plusieurs raisons. Premièrement, la stratégie militaire était clairement inadéquate. En effet, l’essentiel des forces et des offensives armées était concentré dans le démantèlement des positions ADF situées à l’Est de la route nationale n°4. Pendant ce temps, les assaillants poursuivaient les tueries des civils dans les villages situés à l’Ouest de cette route nationale. En raison des effectifs réduits, l’armée congolaise était dans l’incapacité de pouvoir concomitamment mener une offensive en profondeur et placer des unités autour des villages et axes routiers vulnérables aux attaques ADF. Bien plus, la capacité des forces de sécurité à réagir aux alertes a été largement lente quand elle n’était pas inexistante. Plusieurs attaques se sont déroulées quelques heures après que des acteurs de la société civile ont alerté l’armée, sans que celle-ci ne prenne vraiment des mesures conséquentes pour répondre rapidement aux attaques[9].
Deuxièmement, plusieurs militaires engagés au front étaient partagés entre affairisme pour les uns et complicité notoire avec l’ennemi pour d’autres. Des véhicules militaires transportant de la braise alors que les soldats marchent à pied pour rejoindre les lignes de front, des soldats congolais vendant les cacaos récoltés dans les champs des civils déplacés, des officiers qui détournent la solde très dérisoire des militaires, etc., les incidents illustrant l’affairisme de certains militaires au détriment des opérations militaires sont légion à Beni. Le cas du major Sukami Willy Willy, chargé de l’administration au 2103 régiment basé à Beni, qui en date du 26 octobre 2020 avait disparu avec plus de 85 000 dollars américains destinés à la paie du mois d’octobre de son unité[10], est juste une illustration. Par ailleurs, certains éléments des FARDC auraient carrément fait des collusions avec les ADF. L’exemple le plus frappant est l’évasion spectaculaire de 1 337 détenus, dont 236 combattants ADF et près de 200 miliciens Maï-Maï, de la prison centrale de Beni le 20 octobre 2020. Selon les premiers éléments de l’enquête, les militaires commis à la garde de la prison n’avaient opposé aucune résistance face aux assaillants qui avaient opéré pendant près de deux heures[11]. Ce lieu carcéral avait pourtant déjà été la cible d’une évasion similaire en date du 11 juin 2017, entraînant la fuite de plus de 930 détenus. Ce précédent dangereux et surtout la nature des détenus qui y séjournaient auraient pu alerter les services de sécurité sur la nécessité de prendre des mesures efficaces de sécurisation de la prison de Kangwayi.
Troisièmement, la passivité de la MONUSCO et le manque de collaboration avec l’armée congolaise ont été un frein important à la réussite des opérations de grande envergure. Malgré sa forte présence dans la région, les moyens logistiques, financiers et militaires qu’elle détient ainsi que le soutien politique et diplomatique conséquent dont elle bénéficie, elle est restée largement une force d’observation plutôt qu’une force d’intervention. À l’exemple du village Kisima en localité de Kilya le samedi 7 novembre 2020, plusieurs attaques ont été signalées à quelques mètres des positions des casques bleus sans qu’ils n’interviennent pour protéger les civils conformément à leur mandat. C’est notamment à cause de cette passivité que des manifestations populaires contre cette force onusienne ont éclaté à Beni en novembre 2019, culminant sur la destruction de la base de Boikene le 25 novembre 2019, ainsi que la mort d’au moins 5 manifestants. Depuis ces manifestations, la MONUSCO a promis un engagement militaire plus fort aux côtés des FARDC, mais cela n’a pas été suivi d’actes sur le terrain.
L’Etat de siège de mai 2021 sans véritable offensive militaire contre les groupes armés
Face à l’échec des mesures de sécurisation mises en place en 2019 et 2020, à l’intensification des tueries des civils et aux protestations citoyennes des populations victimes des atrocités, le président Félix Tshisekedi a décidé de l’instauration de l’état de siège au Nord Kivu et en Ituri à partir du 6 mai 2021. Cette mesure avait notamment pour objectif « d’endiguer les violences armées, de sécuriser les populations civiles et leurs biens ». Pour matérialiser cette mesure de l’état de siège, la gouvernance des deux provinces ainsi que les villes, communes urbaines et territoires qui les composent a été confiée aux officiers militaires et de la Police nationale congolaise. Dans le cadre de la conduite des opérations militaires[12], les autorités de l’état de siège ont été autorisées à poser toute action visant à « faire face à la situation, assurer le bien-être de leur population et de leur entité », y compris en dérogeant aux principes légaux[13]. Avec notamment la suspension des assemblées provinciales qui assurent le contrôle de l’exécutif en temps normal et l’interdiction des manifestations publiques, le pouvoir énorme accordé aux autorités de l’état de siège est presque sans limite. Par ailleurs, l’administration de la justice a largement été affectée par l’état de siège également. En effet, toutes les compétences pénales des juridictions civiles ont également été transférées aux juridictions militaires au tout début de l’état de siège. Il a fallu attendre le 18 mars 2022 pour qu’une ordonnance présidentielle[14] limitant les infractions poursuivables devant les juridictions militaires entre en vigueur. En réponse à la demande populaire forte, le président de la République Félix Tshisekedi a annoncé le 12 octobre 2023 une levée partielle de l’état de siège dont les modalités pratiques de mise en œuvre se font toujours attendre.
À Beni où les tueries des civils étaient fréquentes et les protestations contre l’insécurité très fortes, l’état de siège a été plutôt accueilli avec optimisme. La nomination des militaires au poste de gouverneur de province et d’administrateur de territoire a suscité l’espoir de voir des opérations militaires fortes être menées contre les ADF. Si les opérations militaires ont bel et bien été menées contre les présumés ADF en territoires de Beni (Nord Kivu), Mambasa et Irumu (Ituri), plusieurs habitants de ces entités affirment n’avoir constaté aucune offensive de taille différente des précédentes campagnes militaires menées avant l’état de siège. Ce constat a également été fait par le KST qui affirme n’avoir enregistré que 29 affrontements impliquant les FARDC au cours du premier mois de l’état de siège, presque autant qu’au mois d’avril où 26 affrontements avaient été enregistrés[15]. Les autorités congolaises ont présenté l’état de siège comme un succès ayant affaibli les ADF. Les forces armées de la République Démocratique du Congo ont affirmé avoir conquis d’importants campements rebelles[16] et arrêté certains de leurs responsables[17]. S’il est vrai que des campements ADF ont pu être conquis par l’armée, il reste vrai que les opérations militaires timides menées dans le cadre de l’état de siège n’ont pas permis d’atténuer les attaques contre les civils et de neutraliser l’ADF. Bien au contraire, il s’est constaté une intensification des tueries des civils ainsi qu’une extension constante de la zone d’influence des ADF.
Les données du KST montrent une nette augmentation des tueries des civils par les ADF après l’entrée en vigueur de l’état de siège. En seulement 6 mois d’état de siège, les ADF étaient responsables de la mort de 611 civils et de l’enlèvement de 286 autres. Par ailleurs, les ADF ont continué à accroître leur périmètre d’opération en toute quiétude au cours de l’état de siège. En Ituri par exemple, une série de massacres a été perpétrée par les ADF à Ngaka, Mangundu, Mapasana, Mapili, Lukaya en territoire de Mambasa en mai 2021. Avant l’état de siège, ces assaillants armés ne s’étaient jamais aventurés dans cette zone. La province du Nord Kivu n’a pas non plus été à l’abri de l’expansion de l’ADF. À l’exemple de la localité de Kalunguta dans la nuit du 16 au 17 juillet 2021[18], plusieurs entités jamais attaquées par les ADF depuis 2014 ont pour la première fois été prises pour cible au cours de l’état de siège. Le manque d’engagement militaire des FARDC et des résultats positifs sur le terrain est justifié entre autres par des faiblesses opérationnelles et des malversations diverses. Sur le plan opérationnel, il s’est constaté une focalisation des autorités militaires sur des questions politico-administratives qui sont lucratives au détriment des missions régaliennes de sécurité, de protection et de défense. Par ailleurs, le silence des ordonnances fixant les modalités d’application de l’état de siège au sujet de l’étendue des compétences des autorités de l’état de siège a entraîné des conflits de compétences avec les commandants des zones opérationnelles dans lesquelles ils sont affectés, ralentissant encore un peu plus les offensives contre les groupes armés. En outre, le déficit d’effectif militaire sur le terrain a largement compromis les capacités de l’armée à attaquer les ADF ou à résister à leurs offensives. Des villages entiers et des artères routières importantes sont parfois sécurisés par une poignée d’éléments de l’armée sous-équipés qui peinent à faire le poids face aux assaillants. Ce déficit d’effectif est dû aussi aux magouilles de certains officiers de l’armée qui gonflent le nombre des militaires et s’abstiennent de déclarer les morts pour continuer à percevoir la solde[19].
L’état de siège a également souffert d’un faible appui financier de l’État et de détournements. En effet, au début de l’état de siège, 37 millions de dollars américains avaient été mis à la disposition des deux provinces pour couvrir les charges liées à l’implémentation pratique de cette mesure d’urgence sur le terrain, selon un rapport de l’Assemblée nationale. Mais les provinces sous état de siège n’avaient reçu que près de 30% de ce montant, 53% ayant servi à la paie des arriérés des États-majors à Kinshasa, 12% à la paie des arriérés des militaires et 3% pour le commandement et contrôle[20]. Par ailleurs, en septembre dernier, le ministère de la Défense avait formulé la demande de 589 millions de dollars afin de répondre aux besoins urgents des FARDC engagées dans les deux provinces sous état de siège. L’État congolais n’avait répondu à cette demande qu’à hauteur de près de 5% en fournissant seulement 33 millions de dollars[21].
L’opération Shujaa de l’armée ougandaise en novembre 2021
De plus, les opérations semblent n’avoir pas stoppé la mobilité du groupe armé ADF en dispersant ses éléments au lieu de les neutraliser. En effet, certaines zones situées loin du champ d’intervention UPDF et jadis épargnées des attaques ADF ont été la cible du groupe pour la première fois. C’est notamment le cas en novembre 2022 de Maboya et Kabasha, villages situés sur la route Beni-Butembo et qui jusqu’à présent n’avaient jamais été ciblés par les ADF. L’attaque de la prison centrale de Butembo par l’ADF ayant entraîné l’évasion de plus de 800 détenus le 10 août 2022 ou l’explosion d’une bombe lors d’un rassemblement religieux à Kasindi le 15 janvier 2023 sont d’autres indicateurs de l’extension considérable de la zone d’influence de ce groupe armé.
En vue de renforcer la pression militaire contre les présumés ADF, les unités spéciales de l’armée ougandaise ont été autorisées à intervenir en République Démocratique du Congo par les autorités congolaises depuis le 30 novembre 2021 dans le cadre de l’opération militaire conjointe dénommée « Shujaa »[22]. Ce déploiement faisait suite à un double attentat mené à Kampala le 16 novembre 2021 par les ADF[23], selon les autorités ougandaises. Il répondait aussi au besoin des autorités congolaises de trouver une alternative à l’état de siège qui n’arrivait pas à endiguer les tueries des civils et à neutraliser l’ADF. Fatiguée par les tueries récurrentes des ADF et l’incapacité des FARDC à les arrêter, la population locale et les principaux leaders locaux avaient largement salué le déploiement de l’armée ougandaise pour combattre les ADF.
Les unités de l’Uganda People’s Defence Forces (UPDF) n’ont d’ailleurs pas pris de temps pour lancer l’offensive. Dès le 30 novembre 2021, des frappes aériennes et d’artillerie contre les positions des ADF en République Démocratique du Congo avaient été signalées par l’armée ougandaise. Les bombardements étaient le plus souvent suivis de combats à terre, permettant de porter un coup dur aux ADF facilitant la fuite de certains de leurs otages. Par ailleurs, l’armée ougandaise a installé plusieurs positions militaires bien garnies en hommes et munitions dans plusieurs villages et sur différentes artères routières. Ces positions ont permis de mener efficacement des attaques contre les ADF mais aussi de réagir avec promptitude à leurs assauts. S’il est vrai qu’il arrive que certaines localités sous protection ougandaise soient prises pour cible par les ADF, plusieurs observateurs s’accordent à dire que ces zones sont globalement moins vulnérables aux attaques des assaillants.
Au-delà des prouesses militaires localisées, d’autres facteurs justifient la confiance de la population locale envers l’armée ougandaise. En effet, les militaires ougandais s’expriment couramment en Swahili et en Kinande, des langues d’usage courant localement, là où les militaires congolais s’expriment en Lingala. Cela permet notamment de rompre une importante barrière linguistique entre l’armée ougandaise et la population. Par ailleurs, contrairement à l’armée congolaise qui installe des barrières pour la perception des taxes illégales et commet des exactions graves contre les populations civiles, l’armée ougandaise fait preuve d’un minimum de discipline et d’un certain degré de respect des droits humains. Depuis le déploiement de l’UPDF à Beni, l’armée ougandaise n’a tué qu’un civil, alors que les militaires congolais en ont tué 51 à Beni. Il n’est donc pas étonnant qu’en décembre 2022, le chef du secteur Bahema Sud en territoire d’Irumu ait demandé le déploiement de l’armée ougandaise dans quatre villages de son entité pour faire face aux ADF. Des associations de femmes du territoire de Beni ont formulé une demande similaire à la même période.
La lutte de l’armée ougandaise contre les ADF a intégré une dimension non-militaire. Aux côtés des opérations militaires Shujaa, une forte campagne d’affaiblissement des ADF à travers l’encouragement de la défection a été mise en œuvre, avec notamment le concours de l’organisation américaine BridgeWay Foundation. Dans le cadre de cette campagne, des milliers de tracts de sensibilisation à la défection sont lancés dans les zones ADF. Des séances de déradicalisation et de détraumatisation sont également organisées en faveur des rendus ADF. À l’issue de ces séances, un soutien économique est accordé aux ADF reconvertis afin de faciliter leur réinsertion dans leurs communautés d’origine. Des résultats encourageants ont pu être enregistrés depuis le début de la campagne d’encouragement des défections. Selon un responsable de Bridgeway Foundation que nous avons interrogé en octobre 2023, au moins 500 éléments ADF, essentiellement des otages enrôlés de force dans le groupe armé, sont sortis de la brousse. Cela représente 20% des effectifs des ADF évalués jusqu’à présent à 2500 éléments. Bien qu’il soit difficile de confirmer si ces défections sont liées directement à l’action de Bridgeway Foundation, cette campagne d’encouragement de la défection donne une autre voie de sortie aux assaillants ADF au lieu de la mort au combat que leur offre la réponse militaire exclusive jusque-là promue dans la lutte contre ce groupe armé.
Bien qu’on puisse noter des succès localisés des opérations militaires Shujaa, le bilan de l’armée ougandaise s’avère plutôt mitigé lorsqu’il est pris dans sa globalité, notamment en ce qui concerne la protection des civils et l’anéantissement des ADF. En effet, à la suite des bombardements et des offensives de l’armée ougandaise, les ADF ont mené des représailles sanglantes contre les populations locales et étendu leur rayon d’opération. Les données du Baromètre Sécuritaire du Kivu indiquent qu’à la fin de novembre 2022 (une année après le lancement de l’opération Shujaa), les ADF avaient tué 1179 civils et enlevé 664 au Nord-Kivu et en Ituri. Ces chiffres sont en hausse par rapport à ceux de l’année précédant le déploiement ougandais. En effet, entre le 30 novembre 2020 et le 30 novembre 2021, les ADF avaient tué 1009 civils et enlevé 414.
De plus, les opérations semblent n’avoir pas stoppé la mobilité du groupe armé ADF en dispersant ses éléments au lieu de les neutraliser. En effet, certaines zones situées loin du champ d’intervention UPDF et jadis épargnées des attaques ADF ont été la cible du groupe pour la première fois. C’est notamment le cas en novembre 2022 de Maboya et Kabasha, villages situés sur la route Beni-Butembo et qui jusqu’à présent n’avaient jamais été ciblés par les ADF. L’attaque de la prison centrale de Butembo par l’ADF ayant entraîné l’évasion de plus de 800 détenus le 10 août 2022 ou l’explosion d’une bombe lors d’un rassemblement religieux à Kasindi le 15 janvier 2023 sont d’autres indicateurs de l’extension considérable de la zone d’influence de ce groupe armé.
Malgré l’extension croissante de la zone d’influence des ADF, l’offensive militaire de l’armée ougandaise est restée largement positionnée le long de la frontière congolo-ougandaise et de la route Beni-Kasindi. Ce positionnement n’est pas un hasard et révèle probablement les motivations réelles du déploiement de l’armée ougandaise en RDC. Au-delà d’éviter des intrusions des ADF en Ouganda, le positionnement de l’armée ougandaise en RDC suggère que les opérations militaires Shujaa visent à sécuriser des intérêts économiques de l’Ouganda. En effet, l’Ouganda assure la construction de la route Beni-Kasindi à travers l’entreprise ougandaise Dott Services. C’est ainsi, par exemple, que lors du déploiement UPDF en RDC en novembre 2021, une importante position de l’armée ougandaise a été installée à Kasindi. Pourtant, cette localité n’avait jusque-là subi aucune attaque et n’était pas dans un rayon en risque. Le fait qu’elle abrite une importante base logistique de Dott Services et qu’elle soit située à la frontière entre le Congo et l’Ouganda pourrait justifier ce positionnement.
Conclusion
L’arrivée de Félix Tshisekedi au pouvoir a notamment suscité l’espoir de l’arrêt des massacres et d’une éradication complète de ce groupe armé. Le président congolais était d’autant plus attendu sur les massacres des ADF du fait qu’il était issu d’un parti politique qui dénonçait couramment l’insécurité à Beni et avait promis de faire de la situation sécuritaire une priorité. Félix Tshisekedi n’a d’ailleurs pas attendu longtemps pour imprimer sa marque. Après avoir changé le commandement des opérations militaires Sokola1 décriée par la société civile, le président congolais a lancé des opérations militaires de grande envergure en octobre 2019 avant d’instaurer un État de siège en mai 2021 et de faire venir l’armée ougandaise 6 mois plus tard. Ces trois offensives militaires successives ont certes infligé aux ADF des revers timides et localisés. Cependant, les vagues de représailles qui se sont abattues sur les populations civiles sans défense en réponse à chaque opération militaire contre les ADF ont largement compromis leur bilan. Par ailleurs, la zone d’influence des ADF s’accroît de plus en plus au fur et à mesure que les opérations militaires sont menées.
Alors que la République Démocratique du Congo se prépare à un nouveau cycle électoral, il est important que la question sécuritaire soit au centre du débat public. Plutôt que de proposer des solutions cosmétiques, il faut privilégier une thérapie de choc qui assure efficacement la protection effective des civils ainsi que la neutralisation des ADF. À cet effet, l’opération militaire Shujaa qui a donné lieu à des résultats encourageants dans certaines entités localisées fournit quelques leçons. La première est qu’il est possible de mettre en place un système de défense assez solide pour prévenir les attaques des ADF contre les civils ou en limiter les conséquences. Un tel système repose sur la mise en place de positions militaires suffisamment équipées et tenues par des éléments motivés et disciplinés, autour des artères routières et agglomérations peuplées, comme l’a fait l’armée ougandaise dans un nombre limité d’entités. La deuxième leçon est que le « tout militaire » n’est toujours pas une réponse efficace à une crise sécuritaire aussi vieille et complexe que celle des ADF. Au-delà des opérations militaires, il faut encourager la démobilisation des assaillants, renforcer le contrôle de leurs moyens d’approvisionnement, rendre justice pour les crimes graves commis et créer des conditions qui facilitent le relèvement socio-économique des populations locales, exposées au recrutement par désespoir.
Enfin, la troisième leçon, et sans doute la plus importante, est qu’aucune armée au monde n’acceptera de s’engager militairement pour pacifier la RDC à la place des Congolais sans rien tirer en retour. Sur ce point, la MONUSCO et les forces régionales de l’East African Community sont notamment des exemples incontestables. De ce fait, il est important pour la République démocratique du Congo de procéder à une réforme sérieuse de l’armée, la police et les services de sécurité afin de doter le pays d’un système de défense capable d’assurer la protection des civils, de neutraliser les groupes armés locaux et étrangers ainsi que de faire face aux velléités d’agression de certains États voisins. La tendance à l’externalisation de la sécurité de la population congolaise et de son territoire reste une stratégie dangereuse, que ce soit dans le contexte ADF ou encore dans d’autres crises comme celles autour du M23 et de la CODECO ou sur les Hauts Plateaux du Sud-KivuHaut du formulaire.
Stewart Muhindo Kalyamughuma
Militant de la LUCHA et chercheur au Centre de Recherche sur l’environnement,
la Démocratie et les droits de l’homme (CREDDHO)
Références
[1] Hans Romkema, « Opportunités et contraintes relatives au désarmement et au rapatriement des groupes armés étrangers en République démocratique du Congo : Cas des FDLR. FNL et ADF/NALU. » Washington, DC : La Banque mondiale, 2007, p. 65.
[2] https://www.rfi.fr/fr/afrique/20181226-rd-congo-report-elections-mois-mars-beni-butembo-yumbi.
[3] https://afrique.lalibre.be/31447/document-le-discours-dinvestiture-de-felix-tshisekedi/.
[4] Rapport final du groupe d’experts des nations unis sur la République Démocratique du Congo publié 6 juin 2019.
[5] https://www.radiookapi.net/2019/10/10/actualite/politique/rdc-felix-tshisekedi-annonce-une-derniere-offensive-contre-les-adf.
[6] https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/CD/ADF_FR.pdf.
[7] https://insidetheadf.org/leadership-adf-bios/.
[8] https://blog.kivusecurity.org/after-the-death-of-at-least-77-civilians-the-congolese-armys-strategy-against-the-adf-is-called-into-question/.
[9] https://actualite.cd/2020/06/28/rdc-beni-au-moins-63-civils-tues-par-adf-dans-le-secteur-de-ruwenzori-depuis-fevrier.
[10] RDC-ADF : Un officier FARDC disparait avec la solde des militaires engagés sur l’axe Mbau-Kamango à Beni, le 29 octobre 2020 https://actualite.cd/2020/10/29/rdc-adf-un-officier-fardc-disparait-avec-la-solde-des-militaires-engages-sur-laxe-mbau.
[11] Evasion à la prison de Beni : les enquêteurs retracent les faits pour mieux comprendre, le 27 octobre 2020 https://www.radiookapi.net/2020/10/27/actualite/justice/evasion-la-prison-de-beni-les-enqueteurs-retracent-les-faits-pour-mieux.
[12] Article 5 de l’ordonnance N°21/016 du 03 Mai 2021 portant mesures d’application de l’état de siège sur une partie de la République Démocratique du Congo.
[13] Article 4 de l’ordonnance N°21/016 du 03 Mai 2021 portant mesures d’application de l’état de siège sur une partie de la République Démocratique du Congo.
[14] Ordonnance N°22/024 du 18 Mars 2022 modifiant et complétant l’ordonnance N°21/016 du 03 Mai 2021 portant mesures d’application de l’état de siège sur une partie du territoire de la République Démocratique du Congo.
[15] ]https://blog.kivusecurity.org/fr/letat-de-siege-a-t-il-ameliore-la-securite-dans-lest-de-la-rdc/.
[16] https://www.7sur7.cd/2021/08/19/etat-de-siege-un-autre-bastion-adf-conquis-par-larmee-beni.
[17] https://www.rfi.fr/fr/afrique/20220112-rdc-l-un-des-fondateurs-du-groupe-rebelle-adf-arr%C3%AAt%C3%A9-dans-le-sud-kivu.
[18] https://information.tv5monde.com/afrique/rdc-apres-une-nouvelle-attaque-beni-les-soupcons-se-portent-sur-les-rebelles-adf-13853.
[19] Rapport de la mission d’évaluation de l’état de siège au Nord Kivu et en Ituri par une délégation mixte gouvernement-parlement du 20 décembre 2021.
[20] Commission défense et sécurité de l’Assemblée nationale, Rapport Synthèse des auditions sur l’évaluation de l’état de siège, Aout 2021, Page 29.
[21] Commission défense et sécurité de l’Assemblée nationale, Rapport Synthèse des auditions sur l’évaluation de l’état de siège, Aout 2021, Page 24.
[22] Ministry of Defense and Veterans Affairs, UPDF Troops Start Offensive Operation Against ADF Terrorists, 03 Décembre 2021http://www.defence.go.ug/home/newsandevents/47.0.
One Comment “Sous Tshisekedi, les ADF toujours dispersés, jamais éradiqués”
INNOCENT METYA
says:Mon pays toujours en guerre, je me permets de vous demander si possible de ce levé un pour demander une paix durable un jour.