Jean-Jacques Wondo Omanyundu
| 17-08-2015 11:43
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RDC – La CENI : Indépendante, mais sous contrôle? – Alain-Joseph Lomandja

Auteur : Jean-Jacques Wondo Omanyundu

La CENI : Indépendante, mais sous contrôle?

Réflexions praxéologiques sur l’indépendance de la

Commission Electorale Nationale Indépendante

Alain-Joseph Lomandja

1. Contexte de la réflexion

Le samedi 11 Juillet 2015, le Vice-premier ministre et ministre de l’Intérieur annonce, à la surprise générale, le calendrier de l’élection des gouverneurs de nouvelles provinces prévue entre le 27 et le 31 juillet 2015[1]. A la surprise générale, étant donné que cette prérogative est une prérogative exclusive de la Commission Electorale Nationale Internationale (CENI en sigle). Douze jours plus tard, par Décision n° 013/CENI/BUR/15 du 23 Juillet 2015, la CENI publiait son calendrier pour l’élection de nouveaux gouverneurs fixés au 31 août 2015[2], avant de la reporter au 06 octobre 2015 (Décision n° 014/CENI/BUR/15 du 28 Juillet 2015)[3]. Le 05 août dernier, c’était autour de la Dynamique pour l’unité d’action de l’opposition de lancer un ultimatum à la CENI, lui enjoignant de reprendre à zéro les opérations d’identification et d’enrôlement des électeurs au plus tard le 15 octobre 2015.

Ces faits nous ont interpellé et poussé à réfléchir sur l’indépendance de la Commission Electorale Nationale Indépendante en RD Congo. Selon que l’on pose la question de l’indépendance de la CENI sur le plan théorique, politique et juridique ou sur le plan pratique, on arrive à des réponses contrastées. Théoriquement, tous les acteurs politiques défendent cette autonomie, car tous peuvent la clamer ; mais souvent, trop souvent, pour l’opposer aux adversaires politiques. En pratique, on a l’impression que chacun rêve d’une CENI sous sa coupe comme garantie des victoires électorales. En réalité, depuis 2003, les acteurs politiques placent continuellement l’administration électorale sous leur contrôle par le mode de désignation de ses membres.

Mais que signifie cette indépendance de la CENI ? Est-elle suffisamment garantie dans le cadre juridique électoral comme dans le mode de désignation de ses membres? Quels avantages offre un organe de gestion des élections totalement indépendante ? Existe-t-il un lien entre l’indépendance ou non de l’organe de gestion des élections, la perception de crédibilité des élections et la violence électorale ? Comment garantir davantage l’indépendance et le professionnalisme de la CENI en RD Congo ? Telles sont certaines de questions qui structurent ces réflexions voulues praxéologiques, non politiques.

Au-delà des dispositions légales et/ou formelles, en soi nécessaires mais non suffisantes, garantissant son indépendance, nous examinerons les autres facteurs qui limitent cette indépendance et l’impartialité d’un organe de gestion des élections, en l’occurrence de la CENI. Ainsi, l’indépendance structurelle (le fait de l’existence d’une commission dite indépendante) pourra s’accompagner d’une véritable indépendance d’action[4].

2. Les organes indépendants de gestion des élections, une conquête et un acquis des processus de démocratisation

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L’institution des Commissions Electorales Indépendantes en Afrique, partiellement ou totalement séparées des administrations publiques ou des ministères de tutelle, est étroitement liée aux processus de démocratisation enclenchés autour des années 1990. Dans un contexte de lutte contre les pouvoirs dictatoriaux ou de sortie de conflits armés, les acteurs politiques et les organisations de la société civile avaient besoin des administrations électorales offrant des garanties suffisantes d’indépendance et de neutralité. Ces organes indépendants de gestion des élections représentaient une garantie de progrès démocratique et d’alternances pacifiques dans la gestion des Etats.

Dans ce contexte, les premiers efforts ont consisté à séparer autant que faire se pouvait l’organisation des élections, confiée à une commission indépendante, du pouvoir en place. Indépendance s’entendait d’abord vis-à-vis du pouvoir en place et d’autres institutions de la République.

En RD Congo[5], la Commission Electorale Indépendante a été instituée par l’accord global et inclusif de Pretoria et la Constitution de transition comme une des « institutions d’appui à la démocratie ». La mission de cette institution de la Transition était de « garantir la neutralité et l’impartialité dans l’organisation d’élections libres démocratiques et transparentes » (Cf. Art. 154 et 155 de la Constitution de transition). L’expression « institution d’appui à la démocratie » traduit en elle-même l’idée que les participants au dialogue avaient de la CEI. La Constitution du 18 février 2006 comme toutes les lois organiques portant organisation et fonctionnement de la Commission Electorale Nationale Indépendante, ont consacré celle-ci comme une institution permanente. Nous y reviendrons.

Ce processus qui a abouti à la mise en place des administrations électorales indépendantes comporte des avantages énormes. En effet, cette indépendance a un impact considérable sur la qualité des élections, partant sur la participation des populations à la gestion de leurs pays. Point n’est besoin de rappeler que la perception d’indépendance et de neutralité de l’administration électorale augmente la perception de crédibilité du processus électoral. L’indépendance et la neutralité de l’administration électorale permet et favorise la jouissance des droits électoraux de tous les citoyens et toutes les citoyennes au sein de la République. Si, à l’inverse, et comme il en fut le cas en 2011, la perception des citoyens et citoyennes reste marquée par l’idée que les résultats des élections ne reflètent pas fidèlement la volonté ni le choix du Peuple, alors l’indépendance et la neutralité de l’administration électorale sont (re-)mises en doute dans l’imaginaire collectif. Par voie de conséquence, la participation citoyenne aux processus électoraux en prend un coup sérieux. D’ailleurs, il est assez instructif que les opinions publiques africaines ont tendance à ne saluer que les élections qui ouvrent à des alternances politiques, alors qu’une élection démocratique peut aussi être remportée par le pouvoir en place. Cela est dû au fait que les élections ont été perçues dès le départ comme des moyens de démocratisation et d’alternances politiques.

En outre, l’indépendance et la neutralité de l’administration électorale contribuent à garantir les droits électoraux suivants : le droit aux élections intègres qui reflètent la libre expression de la volonté du peuple (transparence, absence de discrimination et de corruption) ; la primauté de la loi et l’obligation pour l’Etat de prendre des mesures visant à rendre effective la jouissance de tous ces droits ; le droit à la prévention de la corruption par l’Etat ; le droit à un recours effectif ; le droit à un procès juste et impartial ; le droit de participer aux affaires publiques de son pays ; le droit de vote ; le droit d’avoir des élections périodiques, conformément à la loi ; le droit à l’égalité devant la loi ;  le droit d’accès à l’information ; la liberté de mouvement et de réunion; le droit à la sécurité de la personne ; le droit à l’égalité entre hommes et femmes[6], etc.

Dans cette perspective, le progrès démocratique et l’innovation résident dans les commissions électorales vraiment indépendantes et neutres. Sans cela, on n’est pas plus avancé qu’à l’époque des partis et/ou candidats uniques. L’intégration de cette indépendance dans le cadre juridique électoral représente un acquis majeur, quoique non suffisant, pour garantir cette indépendance.

3. Une conquête passée dans la législation congolaise

La RD Congo n’est pas restée en marge de cette évolution historique : en 2002, le pays lève l’option de la mise en place d’une institution indépendante de gestion des élections. L’Accord Global et Inclusif du 17 décembre 2002 et la Constitution de la Transition du 04 avril 2003 ont institué la Commission Electorale Indépendante comme institution d’appui à la démocratie dotée de « la personnalité juridique » et « jouissant de l’indépendance d’action par rapport aux autres institutions de la République » (Cf. Art. 156 de la Constitution de la Transition). Cette indépendance est encore renforcée théoriquement par le fait que seuls les délégués de la composante  « Forces Vives » peuvent présider les institutions d’appui à la démocratie (Art. 157). La Constitution du 18 Février 2006 institue la Commission Electorale Nationale Indépendante, la dote de la personnalité juridique et lui reconnaît les mêmes attributions déjà contenues dans la Constitution de Transition : « Il est institué une Commission électorale nationale indépendante dotée de la personnalité juridique. La Commission électorale nationale indépendante est chargée de l’organisation du processus électoral, notamment de l’enrôlement des électeurs, de la tenue du fichier électoral, des opérations de vote, de dépouillement et de tout référendum. Elle assure la régularité du processus électoral et référendaire » (Art. 211). L’art. 5 de la Constitution exprime in nuce le rôle de la CENI qui est de permettre l’expression de la souveraineté du peuple congolais : « La souveraineté nationale appartient au peuple. Tout pouvoir émane du peuple qui l’exerce directement par voie de référendum ou d’élections et indirectement par ses représentants. Aucune fraction du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. La loi fixe les conditions d’organisation des élections et du référendum. Le suffrage est universel, égal et secret. Il est direct ou indirect. Sans préjudice des dispositions des articles 72, 102 et 106 de la présente Constitution, sont électeurs et éligibles, dans les conditions déterminées par la loi, tous les Congolais de deux sexes, âgés de dix-huit ans révolus et jouissant de leurs droits civils et politiques ».

La loi organique n° 10/013 du 28 juillet 2010 portant organisation et fonctionnement de la CENI souligne dans ses articles 2, 6 et 7 l’indépendance de cette institution en ces termes : « La Commission électorale nationale indépendante (…) est une institution d’appui à la démocratie.  Elle est un organisme de droit public, permanent et neutre doté de la personnalité juridique. La CENI jouit de l’autonomie administrative et financière. Elle dispose d’un budget propre sous forme de dotation. Celle-ci peut être complétée par des apports extérieurs.  Dans l’exercice de sa mission, la CENI jouit de l’indépendance d’action par rapport aux autres institutions. Elle bénéficie néanmoins de leur collaboration ». La loi organique n° 13/012 du 19 avril 2013 modifiant et complétant la loi organique n° 10/013 du 28 juillet 2010 portant organisation et fonctionnement de la CENI, n’a pas touché à ce socle de dispositions légales garantissant l’indépendance et la neutralité de la CENI.

D’un point de vue strictement juridique, on pourrait donc affirmer que l’indépendance structurelle (aspect formel) et l’indépendance d’action (aspect normatif)[7] de la CENI sont garanties en RD Congo. Et pourtant il existe d’autres dispositions légales et tout un faisceau d’éléments contextuels qui limitent assez largement la portée de cette indépendance de la CENI

4. « Quand le politique tient le juridique au pas »[8]

En même temps que les dispositions consacrant théoriquement l’indépendance de l’Organe de gestion des élections en RD Congo, les lois en ajoutent d’autres qui limitent pour ainsi dire la portée pratique de cette indépendance. Ces dispositions légales trahissent la volonté et la détermination des acteurs politiques en général et du législateur en particulier de garder un contrôle sur l’administration électorale. Il s’agit principalement des dispositions relatives à la composition de la CENI et au mode de désignation de ses membres. De la CEI jusqu’aux deux formes de CENI, la jeune histoire électorale de la RD Congo reste dominée par ce que je pourrais appeler un ‘consensus de surreprésentation de la classe politique dans l’administration électorale’. Cette tendance à la domestication de l’administration électorale relève probablement du tropisme mobutiste de la classe politique congolaise actuelle.

  • La CEI fut composée de 21 membres en raison de 3 membres par composante et 2 par entité ayant participé au dialogue intercongolais. Ce savant dosage révèle le fragile équilibre de force entre les belligérants. D’ailleurs les 7 commissions de la CEI ont été chacune présidées par les représentants des composantes et entités. A en croire les Professeurs P. Ngoma-Binda et J. Otemikongo, cette répartition offrait la garantie de la mainmise politique de chaque partie prenante au dialogue intercongolais sur la CEI[9]. Le politique a eu le dessus, même si cette réalité peut se comprendre dans un contexte de sortie de guerre, comme l’a été aussi le fameux « 1 + 4 » en tant que structure de gouvernance transitoire et transitionnelle.
  • Au moment de mettre en place la CENI, la loi organique n° 10/013 du 28 juillet 2010 portant organisation et fonctionnement de la CENI pose en son article 12 ce principe : « Les membres de la CENI sont choisis parmi les personnalités indépendantes reconnues pour leur compétence, intégrité morale, probité et honnêteté intellectuelle». Entretemps, l’art. 10 de la même loi stipule que « la CENI est composée de sept membres dont quatre désignés par la Majorité et trois par l’Opposition à l’Assemblée nationale ». Théoriquement donc, les personnalités indépendantes dont parle l’art. 12 sont désignées par la Majorité et par l’Opposition. L’actuel président de la CENI nous a même fait croire lors d’une réunion des Commissions Justice et Paix que tous les 7 membres de la CENI proviendraient de la société civile, mais qu’ils seraient seulement désignés par les forces politiques présentes à l’Assemblée Nationale. Dans les faits, au lieu des personnalités indépendantes, Majorité et Opposition ont plutôt désigné leurs propres membres ou des personnes politiquement proches. Ainsi est-on passé des membres de la CENI « désignés par » aux membres désignés « au sein de » la Majorité et de l’Opposition. La majorité qui contestait certaines candidatures de l’opposition jugées trop politiques et non indépendantes, les avalisera dans une démarche politicienne le jour même où elle faisait passer sa révision constitutionnelle ramenant l’élection présidentielle à un seul tour en RD Congo ! Le politique a tenu le juridique en état et le technique au pas.

Dans une étude intéressante « Démocratie et participation à la vie politique : une évaluation des premiers pas dans la IIIe République », les Professeurs P. Ngoma-Binda et J. Otemikongo ont décrit cette politisation de la CEI et de la CENI en des termes si appropriés que je me permets de les citer longuement. Parlant de la composition de la CEI, ils écrivent : « Il apparaît ainsi clairement de cette composition que la CEI n’était pas à proprement parler indépendante, c’est-à-dire émancipée de toute représentation partisane. Elle était placée sous contrôle politique, même si ce contrôle était censé être équilibré, ses membres ayant été désignés dans un souci de représentativité des différentes tendances politiques signataires de l’Accord Global et Inclusif. En vue d’assurer que le contrôle politique de la CEI était effectif et se reflétait dans les opérations, chaque membre du Bureau, à l’exception du président de la CEI qui assurait une coordination générale, présidait une des sept commissions spéciales de la CEI. La loi sur la CENI aggrave cette politisation de l’organisme de gestion des élections. Cette nouvelle institution qui succédera à la CEI sera désormais gérée par un organe unique, le Bureau, composé de sept membres, dont quatre seront désignés par la Majorité et trois par l’Opposition à l’Assemblée nationale. Cette politisation et la marginalisation conséquente de la Société civile rompt radicalement avec le compromis de l’Accord Global et Inclusif qui confiait à celle-ci la présidence de la CEI comme par ailleurs celle de toutes les autres institutions d’appui à la démocratie créées pendant la période de transition »[10].

  • La mise en place de la nouvelle CENI en 2013 n’a pas échappé à la règle de la surreprésentation politique dans l’administration électorale. L’art. 10 de la loi organique n° 13/012 du 19 avril 2013 modifiant et complétant la loi organique n° 10/013 du 28 juillet 2010 portant organisation et fonctionnement de la CENI, stipule : «La CENI est composée de treize membres désignés par les forces politiques de l’Assemblée Nationale à raison de six délégués dont deux femmes par la Majorité et de quatre dont une femme par l’Opposition politique. La Société Civile y est représentée par trois délégués issus respectivement de ; 1. confessions religieuses ; 2. organisations féminines de défense des droits de la femme ; 3. organisation d’éducation civique et électorale ». Dans cet article apparaît la notion imprécise de « délégués », la longueur de l’article n’en facilitant pas l’interprétation. Puisque la société civile est représentée à la nouvelle CENI par 3 délégués, on pourrait aussi comprendre que les 10 autres membres sont des délégués respectifs de la Majorité et de l’Opposition. Par conséquent, on n’a plus seulement des membres de la CENI désignés par les forces politiques de l’Assemblée Nationale, mais ces membres sont des délégués de leurs familles politiques ! Du coup, cette loi qui a été présentée comme un progrès par rapport à celle de 2010, au regard de l’intégration de la société civile, n’a pas fait progresser le pays dans le sens de l’indépendance d’action.

Un autre élément non négligeable est la guerre de l’ombre des acteurs politiques dans la récupération des délégués de la société civile au sein de la CENI lors du tumultueux processus de leur désignation. Chaque camp voulait s’assurer du soutien de ces délégués de la société civile dans les rapports intra-institutionnels au sein de la CENI. Pour avoir vécu de près ces tractations et accompagné les acteurs de la société civile à l’époque où je travaillais comme consultant du Centre Carter en RD Congo, je peux attester que la bataille a été rude. Et le politique a encore eu le pas sur tout.

Comme on le voit, bien que le cadre juridique congolais garantisse l’indépendance structurelle et d’action de l’administration électorale, il en limite la portée par le mode de désignation des membres de la CENI et par ce que nous avons appelé la surreprésentation politique de la classe politique. Maintenant, nous voudrions aborder rapidement d’autres facteurs qui limitent l’indépendance d’action de la CENI.

5. Autres facteurs de limitation de l’indépendance de la CENI

Le site The ACE Electoral Knowledge Network donne un aperçu assez large des facteurs qui ont de l’impact sur l’indépendance des organes chargés des élections. C’est le cas des attentes politiques et sociales, de l’environnement culturel, l’engagement politique à permettre l’organe de gestion des élections à travailler en toute liberté et impartialité, la qualification des membres, etc. En effet, ACE affirme que “Electoral Management Body (EMB) behaviour also depends on the electoral framework, political and social expectations, and the cultural environment within which each EMB operates. Influences include the political commitment to allow an EMB to act freely and impartially, the range of powers and functions given to an EMB, the qualifications of members or staff for appointment and their terms of office, the way in which members and/or staff are selected and appointed, the oversight and accountability framework, and whether the EMB has a legal personality and is thus able to sue and be sued”[11].

Pour le cas spécifique de la RD Congo, on pourrait noter rapidement d’autres facteurs typiques qui limitent considérablement l’indépendance et l’autonomie d’action de la CENI. Il s’agit entre autres :

  • Le choix constant du modèle politique de CENI au détriment du modèle des experts plus apte à promouvoir une réelle indépendance de l’administration électorale. Parfois, nous avons entendu des menaces des composantes voulant retirer leurs représentants de la CENI ;
  • Le manque de professionnalisme des membres « politiciens » de la CENI qui doit constamment former son personnel sur le tas. Il en va aussi d’une certaine instabilité de l’administration électorale au niveau provincial et local ;
  • L’instabilité du mandat des membres de la CENI : l’art. 13 de la loi organique n° 10/013 du 28 juillet 2010 portant organisation et fonctionnement de la CENI stipule que le mandat des membres de la CENI est de 6 ans non renouvelable. Or, ils sont désignés à l’Assemblée Nationale selon un quota proportionnel au nombre des députés de l’actuelle Majorité comme de l’actuelle opposition. Le mode de désignation des membres de la CENI contredit cette disposition de la loi, dans la mesure où une législature dure 5 ans et chaque nouvelle majorité voudra à son tour être majoritaire à la CENI. Et même si l’actuelle Majorité remportait les élections législatives, les rapports internes de force vont varier selon le poids électoral de chaque parti membre de la Majorité. Cela risque d’entraîner un changement dans la composition de la CENI. Par conséquent, aucune CENI ne pourra durer 6 ans, car les majorités peuvent changer tous les 5 ans à l’Assemblée Nationale. Il aurait été plus logique soit de calquer le mandat des membres de la CENI à la durée de la législature soit d’éviter d’aliéner l’indépendance de la CENI à ce mode politique de désignation. La deuxième option est la plus profitable à la Nation.
  • La dépendance financière de la CENI vis-à-vis du Gouvernement : certes, la CENI jouit de l’autonomie de gestion de son budget, mais celui-ci est largement tributaire du bon vouloir du Gouvernement. Les dotations ne respectent pas toujours les contraintes du chronogramme de la CENI. A ce demander s’il ne s’agit pas d’un calcul politicien… Il faut aussi ajouter ici le coût prohibitif des élections en RD Congo. L’insécurité de financement est une limitation importante de l’indépendance d’action de la CENI ;
  • Le poids de la communauté internationale sur le fonctionnement de la CENI : il existe une grande dépendance de la CENI vis-à-vis de la Communauté internationale. Non seulement elle finance très largement le budget électoral, mais cette communauté internationale colle à la CENI une « expertise électorale » très coûteuse qui, en 2011, gérait les fonds des bailleurs sans en référer au Bureau de la CENI. L’observation électorale internationale jouit aussi d’un grand soutien politique et financier de la Communauté internationale. Déployant en général des équipes réduites d’observateurs presqu’exclusivement dans les grandes villes où la sécurité est jugée satisfaisante, les missions internationales d’observation électorale disposent pourtant d’une voix prépondérante dans l’évaluation des processus électoraux.
  • Le dysfonctionnement d’autres institutions de la République appelées à collaborer avec la CENI qui entraîne des conséquences négatives sur le travail de celle-ci : une mauvaise gestion du contentieux électoral par exemple aura un impact non négligeable sur la perception globale du processus électoral. Par idéalisme, les congolais veulent que la CENI fonctionne parfaitement dans un environnement de grande corruption affectant les autres institutions de l’Etat.
  • Le fonctionnement épisodique des partis politiques et leur faible capacité d’organisation et de viabilité : la plupart des partis ne fonctionnent que lors de la saison électorale et de manière assez autocratique. L’absence de financement public des partis politiques ne facilite pas non plus le travail de la CENI et ne place pas les compétiteurs sur un même pied d’égalité ;
  • Une collaboration tendue avec les parties prenantes au processus électoral ;
  • L’absence de culture démocratique, de fair-play électoral et de consensus politique sur les grandes questions républicaines dans le chef de la classe politique congolaise.
  • L’attitude du Parlement : non seulement il tarde à doter la CENI des lois nécessaires à l’avancement du processus électoral (respect des délais !), mais le Parlement déstabilise celle-ci en modifiant ces lois suivant les intérêts de la majorité parlementaire.

    6. Conclusion : des points d’attention pour l’avenir

Avoir une commission électorale indépendante est un progrès indéniable ; mais cette indépendance structurelle ne signifie pas nécessairement et n’induit pas automatiquement une indépendance d’action sur le terrain. Celle-ci restera à conquérir tant que nos démocraties seront à consolider. Le fait qu’un ministre de l’Intérieur, de surcroît professeur de droit constitutionnel, élabore et publie un calendrier électoral en lieu et place de la CENI est un signe évident que l’indépendance de l’administration électorale n’est pas acquise. Indépendance, neutralité, apolitisme, professionnalisme, impartialité, transparence, intégrité, efficacité et efficience sont autant de valeurs à promouvoir[12] pour rendre les processus électoraux crédibles, dans une perspective de consolidation de la culture démocratique.

Dans ce combat démocratique pour l’indépendance de l’administration électorale, il existe certains points qui doivent retenir l’attention dans les réformes futures :

  • Le mode de désignation des membres de la CENI: tant que ce mode restera éminemment politique et la CENI elle-même numériquement et politiquement dominée par les acteurs politiques, il sera difficile de garantir pleinement son indépendance d’action. Clamer l’indépendance de la CENI ne signifie pas nécessairement qu’elle est indépendante en fait. En plus de l’indépendance formelle, structurelle, il importe de lutter constamment pour son indépendance d’action. Conformément à l’actuel mode de désignation, la crédibilité de la CENI sera toujours fonction de la crédibilité du processus électoral qui détermine la majorité à l’Assemblée Nationale, partant à la CENI.
  • La création de la mémoire électorale de la Nation Congolaise: une administration électorale stable est une garantie d’indépendance et de professionnalisme. On ne refait pas la roue à chaque processus électoral, et chaque staff de la CENI ne doit pas se sentir obligé de changer le personnel chèrement formé. Ici, il va falloir que les acteurs concernés repensent le projet électoral comme un projet national qui n’est plus financé par la communauté internationale. Le fonctionnement actuel ressemble davantage à celui des projets à impact rapide, mais non durable. Il est étonnant que le site de la CENI soit si mal tenu et presque jamais à jour. Que dire alors des archives ? Le mode de désignation des membres de la CENI met en danger une certaine continuité nécessaire à l’administration électorale, comme nous l’avons souligné au point 5.3.
  • Le renforcement de la gouvernance électorale interne à la CENI: Il serait plus efficace pour la gouvernance électorale que la Plénière de la CENI fonctionne réellement comme cet « organe de conception, d’orientation, de décision, d’évaluation et de contrôle de la CENI[13] (Bureau et administration à tous les niveaux). Pour ce faire, il est bon que le Président de la CENI ne soit pas simultanément président de la Plénière.
  • Une observation plus rigoureuse de l’administration électorale: le fait que les élections constituent un processus est progressivement intégré dans le travail des organisations d’observation électorale. Mais la précarité de leurs moyens d’action limite assez souvent leur action à l’observation des opérations de vote et de compilation des résultats. Du coup, très peu d’organisations observent réellement les activités administratives et pré-électorales de la CENI.
  • Le lien entre la garantie d’indépendance de l’administration électorale et un processus électoral pacifique: la paix est une valeur sans prix. Garantir l’indépendance, la neutralité et l’impartialité de l’administration électorale, c’est garantir des élections pacifiques, partant consolider la paix dans un pays post-conflit comme la RD Congo.
  • La réforme du système judiciaire: on ne le dit pas assez, mais la CENI ne pourra jamais fonctionner de manière satisfaisante, tant que le système judiciaire demeure déliquescent. Elle n’a pas de pouvoir juridictionnel sur les délinquants électoraux, si nous pouvons ainsi parler. Elle dépend pour cela d’un système qui ne fonctionne pas, ou mieux qui fonctionne, mais à l’opposé de ce qui est attendu de lui. Si donc les forces vives de la société veulent consolider les acquis démocratiques en matière électorale, elles doivent maintenant mener le combat pour une réforme efficace et durable du système judiciaire, qui devrait être en mesure d’examiner de manière impartiale tous les contentieux électoraux.
  • La formation des partis politiques et leur financement : il est nécessaire que les partis politiques s’approprient le processus électoral et contribuent à l’éducation électorale de leurs adhérents. Pour ce faire, il importe que les partis politiques obtiennent un financement public. Je sais que la plupart des compatriotes ne sont pas chauds pour ce financement, mais il s’agit d’une question à la fois éthique (équité entre les compétiteurs), politique (stabilité démocratique et acceptation de l’alternance) et sécuritaire (le financement occulte des partis et l’absence de contrôle de ce financement par l’Etat constituent des questions de sécurité nationale).

L’indépendance de l’administration électorale est une garantie de paix et de sécurité pour tous. Elle est d’ailleurs plus bénéfique aux acteurs politiques qui ont besoin d’être bien élus pour gouverner légalement et légitimement. Elle permet finalement d’éviter les crises politiques récurrentes consécutives à la contestation de légitimité. Il ne sert à rien de passer un mandat à revendiquer une légitimité contestée. Travaillons donc à rendre notre CENI réellement indépendante.

Alain-Joseph LOMANDJA

[1] Cf. http://radiookapi.net/actualite/2015/07/13/rdc-les-elections-des-gouverneurs-de-nouvelles-provinces-prevues-entre-le-27-le-31-juillet/#more-213360.

[2]Cf. http://radiookapi.net/actualite/2015/07/23/rdc-lelection-des-gouverneurs-des-nouvelles-provinces-fixee-au-31-aout/

[3] http://radiookapi.net/actualite/2015/07/28/elections-des-gouverneurs-le-depot-des-candidatures-prolonge-au-28-aout/

[4] Nous empruntons l’expression d’indépendance structurelle à ACE qui parle de « structural independence » et de fearless independence ». Cf. http://aceproject.org/ace-en/topics/em/ema/ema12

[5] Il convient de souligner que le pays n’a pas connu une tradition de véritables élections démocratiques et pluralistes. Certes, il y a eu les élections municipales de 1957, les élections communales de 1959, les élections législatives de mai 1960, le référendum constitutionnel de 1964 et les législatives de 1965 ; mais, globalement, l’histoire électorale de la RD Congo n’est pas celle d’élections pluralistes. Sous la « deuxième République », le pays a connu 5 élections législatives (1975, 1970, 1977, 1982 et 1987) et deux présidentielles (1977 et 1984), toutes sous le régime du Parti Unique et du candidat unique. Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lections_en_R%C3%A9publique_d%C3%A9mocratique_du_Congo

[6] Cf. notre article sur http://afridesk.org/rdc-difficile-reforme-du-processus-electoral-2015-2016-alain-joseph-lomandja/

[7] Cf. http://aceproject.org/ace-en/topics/em/ema/ema12

[8] Ce sous-titre m’a été inspiré par l’article de JB Nkongolo, http://afridesk.org/rdc-ce-qui-arrive-quand-le-politique-ignore-le-juridique-jean-bosco-kongolo-m/

[9] http://www.afrimap.org/english/images/report/Afrimap%20RDC%20low-res-Final.pdf

[10] http://www.afrimap.org/english/images/report/Afrimap%20RDC%20low-res-Final.pdf

[11] http://aceproject.org/ace-en/topics/em/ema/ema12

[12] Cf. http://aceproject.org/ace-en/topics/em/ema/ema12

[13] Cf. Art. 23 ter de la loi organique n° 13/012 du 19 avril 2013 modifiant et complétant la loi organique n° 10/013 du 28 juillet 2010 portant organisation et fonctionnement de la CENI

Alain Lomandja

Autres publications de Alain-Jospeh Lmomandja

RD CONGO : AFFAIRE « FOSSE COMMUNE » DE MALUKU A KINSHASA : Analyse des faits et réflexion éthique sur la dignité humaine « des indigents » du Gouvernement congolais : – http://afridesk.org/rdc-la-fosse-commune-de-maluku-analyse-des-faits-et-reflexion-ethique-alain-joseph-lomandja/
Processus électoral 2015-2016 en RD Congo : Réflexions inachevées sur une difficile réforme électorale : http://afridesk.org/rdc-difficile-reforme-du-processus-electoral-2015-2016-alain-joseph-lomandja/
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