Dans son propos du 21 avril 2021, le président Félix Tshisekedi a annoncé l’envoi des troupes kenyanes dans l’est du Congo pour lutter contre les groupes armés. « Les troupes kenyanes vont arriver en RDC dans les semaines qui viennent pour appuyer nos forces armées afin d’attaquer de la manière la plus efficace qui soit ce problème de terrorisme et de violence à l’Est de notre pays »[1]. La déclaration a été faite à l’occasion de la visite de son homologue kenyan, Uhuru Kenyatta, à Kinshasa, et au cours de la conférence conjointe des deux présidents. Elle a suscité un brin d’espoir dans les cœurs des Congolais affectés par les images effroyables des massacres en cours dans le territoire de Beni, et des violences dans plusieurs territoires des provinces de l’est du Congo.
Pour autant, l’annonce n’a pas tardé à susciter des interrogations sur plusieurs plans, aussi bien juridiques[2], historiques que techniques. La question du bien fondé et des préalables à un tel déploiement s’est ainsi posée.
Les préalables
Sur le plan technique, le déploiement de l’armée kenyane, Kenya defence Forces (KDF), sur le sol congolais nécessite les avis techniques préalables de l’Etat-major général des FARDC sur l’opportunité et la pertinence de cette opération, mais aussi pour harmoniser les relations entre soldats congolais et soldats kenyans sur le terrain opérationnel. Car il s’agit d’une « combined joint task force » qui, en jargon militaire selon l’expert militaire Jean-Jacques Wondo, est une opération qui rassemble différentes forces distinctes interarmées intégrées dans le dispositif opérationnel pour réaliser un objectif précis limité dans le temps[3].
Il nous revient que le président Félix Tshisekedi n’avait pas consulté l’État-major général des FARDC avant de faire cette annonce à la conférence conjointe avec son homologue kenyan. L’arrivée des troupes kenyanes dans de telles conditions, pourrait être facteur de tensions et de crises dans un environnement où le commandement peine déjà à maîtriser la situation de façon cohérente[4]. Il est évident qu’une armée étrangère, qui ne connaît pas le terrain, mettra du temps avant de se familiariser avec l’environnement et être en capacité de mener des opérations avec suffisamment de potentiel de réussite.
Mais avant même d’envisager la performance de l’armée kenyane sur terrain, au Congo, se pose la question de sa capacité opérationnelle, de son expérience, de son passé et des questions géopolitiques dans cette Afrique au cœur d’enjeux régionaux, voire mondiaux qui dépassent la capacité des chefs militaires, même les plus aguerris. De quelle expérience dispose le Kenya en matière de lutte contre le terrorisme ?
Sur le plan purement militaire, selon Wondo, les effectifs de l’armée kenyane sont estimés à environ 29.000 hommes, soit 1/6ème des effectifs des FARDC estimés à 176.000 hommes. Le budget de l’armée kenyane est de 1,1 milliards de dollars en 2020 contre moins de 500 millions de dollars en 2020 pour les FARDC.
Le Kenya et le terrorisme
L’histoire du Kenya est aussi celle d’un pays marqué par des attaques terroristes particulièrement meurtrières, dont le caractère spectaculaire a révélé à la face du monde les failles du dispositif sécuritaire d’un Etat en matière de prévention, d’anticipation et de gestion du risque d’attaques terroristes. Dans son ouvrage de 2019 sur la sociologie militaire africaine, l’expert militaire Jean-Jacques Wondo s’interroge sur l’efficacité des forces de sécurité et de défense du Kenya au vu de plusieurs attaques terroristes menées dans le pays, dont « l’attaque du 21 septembre 2013 d’un grand centre commercial dans un quartier résidentiel de Nairobi par les assaillants identifiés comme étant des miliciens somaliens al-Shabaab, liés à l’organisation terroriste islamiste al-Qaïda. Les assaillants s’étaient « bonnement volatilisés dans la nature au point qu’à ce jour, aucune identité précise de ces assaillants n’est connue des services de sécurité kenyans »[5]. L’attaque fit 68 morts, selon la Croix-Rouge kényane, et plus de 200 blessés. Deux ans plus tard, les al-Shabaab frappaient à nouveau le Kenya, le 2 avril 2015, à l’université de Garissa située à 150 kilomètres de la frontière avec la Somalie, tuant 147 personnes. Dix-sept ans avant l’attaque de Garissa, des terroristes islamistes avaient fait exploser des bombes dans les immeubles des ambassades américaines de Nairobi et de Mombasa, le 07 août 1998, tuant 213 personnes dont douze Américains.
Il est, raisonnablement à craindre, que les forces kenyanes exportent au Congo, non seulement leurs failles de sécurité, mais aussi leurs ennemis habitués à exploiter ces failles structurelles de sécurité.
Si l’arrivée des forces kenyanes, affectées par des échecs récurrents face au terrorisme islamiste, pose problème, les officiers de l’armée kenyane posent également problème. Dans un article du 12 novembre 2015, la chaîne américaine VOA[6], citant un rapport du collectif Journalists for Justice, affirme que l’armée kényane est activement impliquée dans des trafics avec des miliciens en Somalie. En participant à des trafics, dit le rapport cité, l’armée kenyane finance les al-Shabaab du chef de guerre somalien Ahmed Madobe. Il s’agit des trafics de charbon et de sucre, se chiffrant en centaines de millions de dollars, qui financent les islamistes que la même armée kenyane est censée combattre sur le sol somalien.
On peut raisonnablement se poser au moins une question au sujet de l’armée kenyane et de ses officiers : si les officiers d’une armée déployée dans un pays si pauvre en ressources comme la Somalie, peuvent se compromettre à ce point dans des trafics, comment pourraient-ils se comporter dans un pays riche en ressources comme le Congo où les pillages des ressources naturelles sont notoirement connues pour alimenter la spirale des violences depuis les révélations du rapport Kassem du groupe d’experts de l’ONU d’octobre 2003[7] ?
Sur le plan historique, le Kenya traîne un lourd précédent au sujet des ADF. Le chef historique des ADF originels, Jamil Mukulu, a longtemps vécu au Kenya, dans le quartier Lavington de Nairobi, près de Yaya Center, sans jamais avoir été inquiété par les autorités kenyanes, malgré les activités criminelles que menait son organisation en territoire de Beni. Après ses brouilles à Kinshasa avec Joseph Kabila, à la fin de la Deuxième Guerre du Congo, en 2003, Jamil Mukulu s’était installé au Kenya ou il a continué à avoir des liens avec les hommes de main de Joseph Kabila, dont le général Mundos. Mundos, plus tard, sera nommé commandant de l’Opération Sukola 1, en septembre 2014 et accusé par l’ONU d’implication dans les massacres de Beni sous couvert des ADF de Seka Baluku, et inscrit sur la liste du Comité des sanctions de l’ONU[8].
Circonscrire les crises[9] et responsabiliser l’Etat
Les crises sécuritaires dans les provinces de l’est du Congo sont avant tout la conséquence de l’effondrement d’une armée et d’un pouvoir étatique dans la compromission criminelle avec les milices et les groupes armés. Selon le chercheur belge Georges Berghezan, les forces armées de la RDC alimenteraient en armes à 80 % les groupes armées tandis que, au niveau des munitions, le pourcentage serait encore plus élevé[10]. Dans le point de presse de la MONUSCO du 21 avril 2021, le général de division Thierry Lion, Commandant de la Force de la MONUSCO, a affirmé que « les ADF bénéficient de soutien, d’agents de renseignement »[11] de la RDC. La crise en Ituri, avec le phénomène CODECO, est aussi alimentée par la dérive criminelle des officiers de l’armée qui fournissent armes, uniformes, munitions et renseignements opérationnels aux miliciens responsables de tueries sauvages et de pillage. Dans le Sud-Kivu, les groupes armés nationaux et étrangers sont, eux aussi, alimentés par des ravitaillements puisés dans les stocks des forces armées de la RDC.
La stratégie de pacification des territoires de l’est du Congo, affectés par les activités meurtrières des groupes armés, doit ainsi reposer sur l’impératif d’une profonde réforme des services de sécurité en commençant par un nettoyage au préalable des services de renseignement et de la chaîne de commandement des forces armées[12] pollués par les politiques irresponsables de brassage et de mixage, en plus d’une gouvernance structurelle calamiteuse. La sécurité d’un pays relève de la responsabilité de ses autorités. C’est à ce titre que la jeunesse de Beni poursuit des manifestations contre l’inefficacité de la MONUSCO et réclame la présence physique du président Tshisekedi sur terrain pour prendre à bras-le-corps la lutte contre les commanditaires des massacres. Le travail d’identification et de neutralisation de l’ennemi, de même que de colmatage des failles structurelles des services de défense et de sécurité, doit s’opérer de l’intérieur-même des institutions.
Conclusion
Les deux décennies de la présence militaire onusienne au Congo avec des effectifs en uniforme de plus de 16.000 personnes[13] issues des contingents en provenance d’une cinquantaine de pays membres de l’ONU, sont la preuve que le recours aux forces armées étrangères n’est qu’un vain palliatif tant que prévaudront l’incurie du pouvoir étatique et la cacophonie à l’intérieur des forces armées.
Boniface Musavuli
Analyste politique / Coordonnateur de DESC
Références
[1] https://twitter.com/tinasalama2/status/1384896364765663234.
[2] Sur le plan du droit, l’envoi des troupes kenyanes au Congo, n’est possible qu’en application d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, dans la continuité de la résolution 2098(2013) créant la brigade d’intervention de la MONUSCO. En dehors du préalable de la résolution de l’ONU, un tel déploiement doit s’opérer dans le cadre de la coopération bilatérale en matière de défense. La RDC n’a pas d’accord de défense avec le Kenya, ce qui, sur le plan des préalables juridiques, devrait nécessiter un vote d’approbation au parlement.
[3] Jean-Jacques Wondo Omanyundu, Les Forces armées de la RD Congo : une armée irréformable ? 2015, p.78 disponible sur Amazon : https://www.amazon.fr/Forces-arm%C3%A9es-Congo-irr%C3%A9formable-Prospective-ebook/dp/B07W14G1QL.
[4] JJ Wondo décrit le fonctionnement des FARDC au Nord-Kivu en ces termes : «… le commandement des troupes reste défaillant. Sur terrain, on constate aussi une juxtaposition des structures de commandement parallèles. Les unités qui opèrent dans le secteur dépendent sur le plan opératique du commandant du secteur opérationnel et sur le plan administratif du commandant de la 34ème Région militaire, voire du commandant de la 3ème zone de défense. Chaque structure dispose de ses propres responsables des renseignements (S2) qui traitent les informations de manière cloisonnée. Sur le terrain, on assiste souvent à des conflits de compétence entre les différents responsables des structures militaires susmentionnées. La plupart se disputent les moyens alloués aux opérations. Ce qui impacte négativement la conduite des opérations ». Cf. https://afridesk.org/lattaque-mortelle-du-convoi-de-lambassadeur-italien-en-rdc-a-qui-profite-le-crime-j-ziambi-jj-wondo/.
[5] Jean-Jacques WONDO OMANYUNDU, L’essentiel de la sociologie politique militaire africaine : Cas des différents régimes prétoriens au Congo-Kinshasa depuis 1960, p. 279, https://www.amazon.fr/Lessentiel-sociologie-politique-militaire-africaine-ebook/dp/B07VXHQBGC.
[6] https://www.voaafrique.com/a/trafics-rapport-accuse-armee-kenyane-financer-indirectement-shebab/3054629.html.
[7] https://undocs.org/S/2003/1027.
[8] https://www.un.org/press/fr/2018/sc13194.doc.htm.
[9] Contrairement à l’impression générale résultant du flot des images macabres, les crises sécuritaires dans l’est du Congo s’opèrent avec intensité essentiellement dans trois des 145 territoires que compte la RDC. Le territoire de Beni (ADF) au Nord-Kivu, le territoire de Djugu (CODECO) en Ituri, et le territoire de Fizi (Minembwe) au Sud-Kivu. Elles affectent trois territoires supplémentaires de proximité : le territoire d’Irumu en Ituri, le territoire de Lubero au Nord-Kivu et le territoire d’Uvira au Sud-Kivu.
[10] https://www.rfi.fr/fr/afrique/20200409-sahel-do%C3%B9-viennent-les-armes-et-les-munitions.
[11] https://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/compte-rendu_de_lactualite_des_nations_unies_en_rdc_a_la_date_du_21_avril_2021_final.pdf.
[12] A ce titre, c’est à point nommé que l’ L’Assemblée nationale a décidé de créer une commission d’enquête sur la situation d’insécurité dans la partie est et nord-est de la République Démocratique du Congo. Selon le projet de résolution déposé le 13 avril 2021 au bureau de l’Assemblée nationale, cette commission, composée des députés non originaires des provinces concernées du Nord-Kivu, Ituri, Sud-Kivu, Maniema et Haut-Uélé, Bas-Uélé et Tshopo, aura, entre autres, pour mission, de recueillir les informations les plus complètes sur l’insécurité persistante dans les zones de leurs investigations ; d’identifier les groupes armés, leurs commanditaires et leurs sources de ravitaillement ; de collecter les éléments des faits susceptibles de constituer des crimes de génocide et contre l’humanité, ainsi que leurs auteurs ; de mener des investigations sur la traçabilité des fonds alloués à l’effort de guerre. La commission devra disposer des pouvoirs les plus larges pour entendre toute personne dont elle juge l’audition utile. La personne invitée aura l’obligation de déférer à l’invitation qui lui sera adressée sous peine des poursuites judiciaires prévues par le code de procédure pénale.
[13] https://monusco.unmissions.org/rdc-le-mandat-de-la-monusco-prorog%C3%A9-d%E2%80%99un.
One Comment “RD CONGO-SÉCURITÉ : Des troupes du Kenya au Congo, pour quoi faire ? – B. Musavuli”
GHOST
says:SOUS L´OMBRE DE LA GRANDE BRETAGNE
Le Kenya ex colonie britanique continue d´avoir des solides relations militaires avec la Grande Bretagne qui entraine ses troupes dans la réserve nationale de Samburu depuis plus de 60 ans. Une expédition militaire du Kenya au Congo ne peut se faire sans une contribution de la British Army. Le Kenya peut compter sur la Grande Bretagne avec ses ressources logistiques crédibles capable d´assurer la projection de ses forces au Kivu.
Qui dit Grande Bretagne, dit USA… on ne peut qu´imaginer l´influence du tout puissant ambassadeur Hammer dans cette histoire.