L’intervention de l’armée ougandaise en RDC fait couler beaucoup d’encre et donne lieu à des interprétations diverses, souvent superficielles et émotionnelles. La question qui est posée dans cette analyse est de savoir si l’armée ougandaise est en guerre en RDC contre les ADF ou poursuit-elle également d’autres objectifs géostratégiques ?
Une majorité des Congolais se montrent circonspects face aux opérations militaires ougandaises en RDC. Par contre, les ressortissants et notables de Beni-Lubero seraient plutôt majoritairement favorables à ce déploiement des UPDF, sans doute lassés par les massacres à répétition que les FARDC peinent à éradiquer et les tracasseries militaires qui paralysent gravement l’activité économique locale. Pour ces derniers, il n’y a rien à espérer des FARDC dans leur situation actuelle. Par ailleurs, une grande majorité des ressortissants de l’Ituri, autre province où les ADF seraient actifs selon les autorités congolaises, se montrent quant à eux résolument hostiles à la présence militaire ougandaise en RDC, craignant une domination Hima dans leur province.
Dans un article publié en 2003, le professeur Alphonse Maindo n’avait pas hésité de qualifier la partie Nord-Est de la RDC comme étant un Far West ougandais qui attire trafiquants et aventuriers en quête de fortune. Cette partie du territoire allant du Grand Nord du Nord-Kivu jusqu’en Ituri serait considéré comme une province ougandaise francophone[1]. Pour ce faire, des milices locales et des rebellions congolaises (MLC et MLC-K/ML) ont été soutenues par des officiers ougandais, dont le général James Kazini et Salim Saleh, pour faire main basse sur les richesses de cette région en se lançant dans une vaste entreprise hégémonique Hima-Tutsi dont la « conquête » du Rwanda par les Tutsi entre 1990 et 1994 n’a été que la première étape[2].
L’UPDF vient faire la guerre aux ADF et non pour sécuriser l’est de la RDC
Il faut comprendre que l’intervention militaire ougandaise vise à s’attaquer aux ADF qui constituent une menace pour la sécurité intérieure de l’Ouganda. Cela ne signifie pas forcément que l’intervention militaire ougandaise en RDC vise à ramener la paix en Ituri et à Beni. En effet, l’UPDF se bat en RDC contre un ennemi (ADF) qu’elle perçoit comme étant une menace pour la sécurité et l’intégrité territoriale de l’Ouganda, selon l’analyse de la menace faite par les autorités de ce pays. Or tous les groupes armés qui pullulent en Ituri et au Nord-Kivu ne représentent pas nécessairement une menace pour l’Ouganda.
Il faut aussi comprendre qu’en déclarant le 3 décembre 2021 que les troupes ougandaises déployées en RDC y resteraient aussi longtemps que nécessaire pour vaincre les rebelles islamistes, la porte-parole de l’UPDF a clairement circonscrit la cible de leurs opérations. Mais elle avait aussi précisé que les progrès des opérations seront évalués après deux mois. Elle n’a nulle part affirmé que cette évaluation se ferait conjointement avec leurs homologues congolais. En langage clair, il s’agira d’une évaluation interne ougandaise par rapport à la menace pour la sécurité de l’Ouganda et non des deux provinces congolaises qui font également face à d’autres menaces propres.
Des motivations géoéconomiques derrière le déploiement militaire ougandais en RDC ?
Cependant, derrière cette déclaration assez ambiguë, au-delà des objectifs sécuritaires, on ne peut pas éluder les objectifs d’ordre géoéconomique qui pourraient sous-tendre ces opérations de guerre. C’est en lisant attentivement le stratégiste militaire prussien Carl Gottlieb von Clausewitz que l’on peut comprendre les finalités d’une guerre. Pour Clausewitz, la guerre n’est pas une fin en soi, mais bien « une simple continuation de la politique (diplomatie) par d’autres moyens. La guerre n’est pas seulement un acte politique, mais un véritable instrument politique, une poursuite des relations (ou transactions) politiques (diplomatiques), une réalisation de celles-ci par d’autres moyens ». C’est-à-dire un moyen de faire la politique (nationale et internationale) autrement.
En effet, en science militaire, les stratégistes se focalisent moins sur l’éclat des batailles que sur leurs suites et impacts politiques, diplomatiques, sociaux, économiques… à long terme. D’autant qu’en stratégie, l’option militaire, quoique déterminante, ne suffit pas à elle seule pour déterminer la réalisation finale des objectifs poursuivis dans une guerre ; celle de prolonger la politique par d’autres moyens en contraignant l’adversaire à la soumission[3]. L’épreuve de vérité n’est pas une bataille gagnée, aussi brillante soit-elle, mais la mise hors combat durable de l’ennemi, soit par la destruction de ses forces, soit par la maîtrise d’un espace de sécurité politiquement, économiquement et militairement suffisant ; ou encore par les dividendes diplomatiques et économiques de la victoire militaire engendrés à la suite d’une bataille militaire. C’est ainsi qu’au-delà de la victoire militaire opérationnelle sur le champ des batailles, l’on considère généralement les finalités stratégiques ultimes d’une guerre[4].
Dans son livre intitulé : La Santé de l’Etat, c’est la Guerre, le politologue américain Randolph Bourne avance que la guerre (classique) est une fonction – sinon la fonction principale – des Etats et non des nations. Elle ne peut survenir que dans le cadre des Etats concurrents, entretenant entre eux des relations par le biais de leurs diplomaties. En effet, Bourne soutient que l’Etat en tant qu’idéal diplomatique-militaire, est éternellement en guerre. Et c’est dans la politique extérieure que l’Etat est le plus pleinement lui-même d’autant que le dernier bastion du pouvoir de l’Etat est la politique extérieure[5]. De ce fait, les Etats les uns par rapport aux autres peuvent être considérés comme étant dans un perpétuel état de guerre latente. C’est effectivement dans cette situation géopolitique de guerre latente que l’on pourrait décrire les relations entre les pays des Grands-Lacs africains.
Aujourd’hui, lorsqu’on analyse la cartographie économique du Grand Nord (Nord-Kivu) et de l’Ituri, on constate que cette partie du territoire congolaise se trouve de fait sous l’influence économique de l’Ouganda. Ce pays, grâce à ses infrastructures routières, inonde le marché interne de cette région congolaise de toutes sortes de produits de première nécessité. L’économie ougandaise tire un grand bénéfice de cette situation de fait due à la faillite de l’Etat congolais sur cette partie de la RDC.
Ainsi, la meilleure façon pour les autorités ougandaises de mieux garantir et sécuriser leur commerce dans cette zone sinistrée, investie notamment par les ADF et des milices internes ituriennes (FRPI[6]/Chini ya kilima, CODECO[7], FPIC[8], Groupe Zaïre[9],…), c’est d’y déployer leurs forces armées. Et lorsque l’armée ougandaise déclare qu’elle restera en RDC aussi longtemps que la menace ADF ne sera pas neutralisée, nous ne sommes pas loin d’un processus d’occupation militaire congolaise par une armée étrangère. En ce sens que, l’Ouganda pourrait instrumentaliser l’insécurité dans cette partie qu’il lorgne depuis 1996, pour pérenniser la présence de ses troupes. C’est d’ailleurs ce que fait le Rwanda depuis très longtemps, non seulement en instrumentalisant les FDLR/RUD[10] mais en facilitant la création et la mutation de beaucoup de mouvements rebelles.
Vers la réoccupation de l’espace perdu en RDC ?
Aujourd’hui, les autorités ougandaises n’ont pas apporté des preuves formelles qui démontrent que le double attentat du 16 novembre 2021 provient de la RDC. Quel sera l’impact réel de ces opérations à moyen termes si l’armée congolaise, dont AFRIDESK exige de profondes réformes depuis une décennie, est incapable de prendre la relève de l’intervention ougandaise en cas de retour de leurs troupes en Ouganda ?
Lorsqu’on analyse les actions de l’armée ougandaise en RDC entre 1998 et 2002, qu’est ce qui ne nous dit pas que son retour vise à réinvestir durablement cette zone tant convoitée pour ses ressources naturelles et pour l’extension de son économie ?
Si en apparence, les opérations militaires ougandaises ne constituent pas un état de guerre contre la RDC dans l’absolu, on ne doit pas exclure a priori l’hypothèse que l’Ouganda profite indirectement de cet état de guerre contre l’ADF pour se maintenir militairement dans cette partie de la RDC. Ainsi, applaudir cette intervention militaire aux contours flous ne serait-il pas une façon de cautionner naïvement à terme le processus d’occupation militaire ougandaise de cette partie du territoire congolais ?
Enfin, nous déplorons la manière dont les autorités congolaises agissent par rapport à cette situation. Nous sommes étonnés qu’elles aient permis à l’Ouganda de faire intervenir son armée en RDC sans avoir signé au préalable un accord de coopération militaire bilatérale. Celui-ci n’est intervenu que 10 jours après les offensives militaires ougandaises au Nord-Kivu[11]. Rien ne nous renseigne que cela a fait l’objet d’une délibération en Conseil des ministres et que l’Assemblée nationale et le Sénat en sont informés, conformément à l’article 213 de la Constitution[12]. Aussi, dans cet accord, rien n’est spécifié sur le nombre des effectifs militaires ougandais en activité en RDC, la délimitation précise de leur rayon d’action, la durée de leurs interventions.
Conclusion : que recevra l’Ouganda en contrepartie de son action militaire en RDC ?
La stratégie appliquée par l’Ouganda pour neutraliser les ADF est celle dite de « Forward Defense » (défense de l’avant). Cette notion, conceptualisée par l’américain Joseph Nye, signifie la capacité pour un pays d’aller intercepter les menaces le plus en amont possible de leur réalisation, au-delà de ses frontières[13]. Or cette action militaire ougandaise va aussi profiter, en partie, à la RDC, vu l’incapacité militaire congolaise d’éradiquer la menace ADF. D’autre part, on dit généralement que l’argent est le nerf de la guerre. Et surtout que la guerre entraine des dépenses énormes en termes d’effort financier – effort de guerre – dont la facture devrait en toute logique être payée par les deux Etats.
En conséquence, que donnera la RDC à l’Ouganda en contrepartie de son activisme militaire en RDC ? Sachant que les deux pays sont actuellement en contentieux judiciaire à la Cour internationale de justice à New-York suite aux activités militaires de l’Ouganda sur le territoire de la RDC. A l’époque, les autorités congolaises avait argumenté que les forces armées ougandaises avaient mené une invasion surprise, perpétré des attaques armées et occupé le territoire congolais. Dans son arrêt rendu le 19 décembre 2005, la Cour avait conclu que « l’Ouganda a violé la souveraineté ainsi que l’intégrité territoriale de la RDC »[14].
En droit militaire et en droit international, l’invasion armée débouche le plus souvent sur une occupation militaire et quelque fois sur une annexion militaire[15].
Or, depuis l’accession au pouvoir du Président Tshisekedi, l’opinion a été surprise de voir la CIJ reporter sine die l’audience du 18 novembre 2019 qui devrait confirmer l’arrêt relatif à la condamnation de l’Ouganda au paiement des dommages-intérêts de 10 milliard dollars à la RDC. La Cour a reçu une lettre de la RDC sollicitant ce report. Cette demande de report, auprès de la Cour internationale de justice (CIJ), est intervenue le 9 novembre 2019 le jour de la visite de Felix Tshisekedi en Ouganda. Les deux chefs d’État préfèrent régler cette question en négociant[16], selon une demande conjointe des deux parties. D’où la pertinente question de savoir quelle serait l’attitude du gouvernement et du Président congolais si, au cours de sa présence en territoire congolais, l’armée ougandaise y commettait des actes de pillage et/ou des crimes contres l’humanité envers les populations civiles ? C’est pourquoi le Parlement congolais devrait exiger la transparence en ce qui concerne l’accord signé ou à signer entre les deux armées.
Pour conclure, le fait de l’intervention en cours de l’armée ougandaise en RDC ne risque-t-il pas d’impacter l’issue du contentieux entre la RDC et l’Ouganda ? Seul l’avenir nous le dira.
Jean-Jacques Wondo Omanyundu
Diplômé de l’Ecole royale militaire (Belgique) et breveté des Hautes études de sécurité et de défense de l’Institut royal supérieur de défense (Belgique) – Criminologue de profession
Références
[1] Alphonse Maindo Monga Ngonga, La républiquette de l’Ituri » en République démocratique du Congo : un Far West ougandais, Politique africaine 2003/1 (N° 89), pages 181 à 192. In https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2003-1-page-181.htm.
[2] Gerard Prunier, L’Ouganda et les guerres congolaises, in Politique africaine 1999/3 (N° 75), pages 43 à 59.
[3] Jean-Jacques Wondo Omanyundu, Les Forces armées de la RD Congo : Une armée irréformable ? Bilan – Autopsie de la défaite du M23 – Prospective, Amazon, 2014. Disponible en vente sur Amazon : https://www.amazon.fr/Forces-Arm%C3%A9es-Congo-irr%C3%A9formable-Prospective/dp/9090287744.
[4] Coutau-Begarie, Hervé, Traité de Stratégie, Economica, 6ème édition, Paris, 2008.
[5] Randolph Bourne, La Santé de l’Etat, c’est la Guerre, Ed. Le passager clandestin, Paris, 2012, p.62.
[6] FRPI : Force de résistance patriotique de l’Ituri est un groupe armé créé en novembre 2002 par la communauté Ngiti du groupe ethnique Lendu.
[7] CODECO : Coopérative pour le développement au Congo est une milice composée principalement de ressortissants de l’ethnie Lendu. Ses remontent à plusieurs décennies et à un collectif agricole et religieux dirigé par Bernard Kakado, homme fort de la communauté Lendu et ancien partisan de la FRPI.
[8] FPIC (Chini ya kilima) : Front Patriotique et Intégrationniste du Congo est une milice de la communauté Bira. L’activité des FPIC est localisée au sud de la ville de Bunia et dans le territoire d’Irumu.
[9] Groupe Zaïre une milice des combattants de l’ethnie Hema.
[10] Au Nord-Kivu, on distingue deux groupes rebelles rwandais des FDLR : les FDLR/FOCA et les FDLR/RUD. Les premiers, les Forces combattantes Aba Cunguzi (FOCA), sont issus de génocidaires Interhamwe. Les seconds (RUD) sont un groupe dissident des FDLR, mais qui accueillait des Tutsis qui quittaient le Rwanda et surtout l’Ouganda, pour s’installer en RDC. Les FDLR/RUD, une fois retournés au Rwanda, reçoivent une formation de l’armée rwandaise (RDF). Ils sont ensuite renvoyés en RDC pour y mener des activités de déstabilisation. https://afridesk.org/lattaque-mortelle-du-convoi-de-lambassadeur-italien-en-rdc-a-qui-profite-le-crime-j-ziambi-jj-wondo/.
[11] https://actualite.cd/2021/12/09/la-rdc-signe-un-accord-de-cooperation-militaire-avec-louganda.
[12] Article 213 de la Constitution de la RDC :
Le président de la République négocie et ratifie les traités et accords internationaux.
Le Gouvernement conclut les accords internationaux non soumis à ratification après délibération en Conseil des ministres. Il en informe l’Assemblée nationale et le Sénat.
[13] Annuaire Stratégique 2003, p.282.
[14] Maurice Kamto, L’agression en droit international, Editions A. Pedone, Paris, 2010, p.28.
[15] Maurice Kamto, ibid., p.28.
[16] https://www.rfi.fr/fr/afrique/20191202-rdc-ouganda-report-audiences-cour-internationale-justice-oppose.



