Le président congolais, Félix Tshisekedi, a décrété, le 30 avril 2021 dans la soirée, « l’état de siège » dans les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri, conformément à l’article 85 de la Constitution. Une ordonnance doit encore détailler les modalités d’application de cet état de siège. Le présent article tente de définir les contours de la notion de l’état de siège et se pose la question de son opportunité dans la situation actuelle dans les deux provinces précitées.
Une entrée en force de l’armée dans la vie administrative
La notion « état de siège » renvoie à une situation qui correspond à un fait réel, de nature militaire, qui peut être déclaré par une autorité suprême d’un État dans un espace géopolitique déterminé de cet État, menacé par les forces militaires ennemies.
En temps de guerre, un état de siège (réel) est la situation dans laquelle se trouve une place forte assiégée ou menacée par une armée ennemie et après que tous les pouvoirs ont été remis aux autorités militaires.
En temps de paix, l’état de siège (fictif ou politique) est un régime exceptionnel et temporaire proclamé par un gouvernement pour faire face à un péril national imminent (insurrection armée, rébellion ou invasion étrangère), en vue du maintien de l’ordre public. Des prérogatives exceptionnelles sont octroyées au gouvernement avec, notamment, un transfert des compétences des autorités civiles aux autorités militaires, une suspension de l’effet des lois ordinaires et une restriction des libertés individuelles.
L’état de siège est donc un régime exceptionnel et temporaire mettant en place une réglementation qui confie à une autorité militaire la responsabilité du maintien de l’ordre public et de l’administration d’un pays ou d’une partie de son territoire confrontée à une menace sécuritaire très grave.
Dans ce cas, nous serons face à un transfert de compétences car les pouvoirs de sécurité et d’administration du territoire, normalement exercés par les autorités civiles, sont transférés aux autorités militaires, sans que ce transfert soit absolu et automatique, puisqu’il faut que l’autorité militaire le juge nécessaire.
Principales mesures pouvant être prises sur le territoire concerné par un état de siège :
- remplacement de la police par l’armée pour assurer la sécurité publique ;
- remplacement des gouverneurs/administrateurs provinciaux/territoriaux civils par les militaires ;
- restriction de certaines libertés (circulation, manifestation, expression) ;
- contrôle des médias ;
- instauration des couvre-feux ;
- droit de réquisition octroyé aux autorités militaires ;
- remplacement des tribunaux civils par des tribunaux militaires ;
- surveillance accrue de la population, etc.
En RDC, l’article 85 de la Constitution précise que les modalités d’application de l’état de siège sont déterminées par la loi. Tandis que l’article 145 de la Constitution qui dit qu’en cas d’état de siège, le Président de la République prend, par ordonnances délibérées en Conseil des ministres, les mesures nécessaires pour faire face à la situation. Ces ordonnances sont, dès leur signature, soumises à la Cour constitutionnelle qui, toutes affaires cessantes, déclare si elles dérogent, ou non à la présente Constitution. Mais ces articles ne détaillent pas les mesures concrètes à prendre par le Président.
Sous la Deuxième République, lorsque l’AFDL s’approchait à grands pas vers Kinshasa, Mobutu avait nommé des gouverneurs militaires dans des provinces non encore tombées entre les mains de la rébellion soutenue par le Rwanda et l’Ouganda. Il en avait déjà fait de même dans l’ancienne province du Shaba, devenue plus tard le Katanga, lorsque cette région avait été attaquée par des rebelles du Front de libération du Congo dirigé par Nathanaël Mbumba en mars 1997 puis en mai 1978. Était-ce légal vu l’imbroglio politico juridique de l’époque et surtout du contexte du parti unique qui faisait du Président Fondateur du MPR, Président de la République et presque qu’unique centre de décisions ?
L’article 2 de la loi organique n° 11-012 portant organisation et fonctionnement des Forces armées du 11 août 2011 donne la définition suivante :
– Point 14 : état de siège : régime restrictif des libertés publiques décrété par l’ordonnance du président de la République sur tout ou partie du territoire lorsque des circonstances graves menacent, d’une manière immédiate, l’indépendance ou l’intégrité du territoire national ou qu’elles provoquent l’interruption du fonctionnement régulier des institutions.
La spécificité de l’état de siège est que les autorités militaires font une entrée en force dans la vie administrative.

Une armée en lambeaux et responsable de l’insécurité
En Ituri, les FARDC mènent depuis 2019 deux opérations. L’armée congolaise a lancé l’opération Zaruba ya Ituri (« Tempête de l’Ituri », en swahili) en juin 2019, visant à mettre les milices « hors d’état de nuire ». Une autre opération de sécurisation de la RN27[1] débutée en avril 2020, est menée conjointement entre les FARDC et la PNC sous la responsabilité du commandant adjoint du Secteur Opérationnel Ituri et de celle du commissaire de la PNC locale. Cette opération vise à assurer l’organisation et la sécurisation des convois de véhicules entre Bunia et Mahagi.
Au Nord-Kivu, les forces armées de la République Démocratique du Congo (FARDC) mènent des offensives militaires d’envergure au Nord-Kivu depuis le 31 octobre 2019 pour « combattre tous les groupes armés qui écument l’est du pays et déstabilisent la région des Grands Lacs », avait déclaré le général Léon-Richard Kasonga, porte-parole de l’armée. Ces opérations sont dans les prolongements de l’opération Sokola 1 menée depuis janvier 2014 dans la région de Beni au Nord Kivu contre les rebelles ADF et de l’opération Sokola 2 dans la partie sud du Nord-Kivu contre les FDLR.
Si les débuts de ces opérations se sont matérialisés par quelques succès substantiels, la situation s’est vite enlisée au point que l’armée et les forces de sécurité ont vite perdu le contrôle de la situation. Les opérations militaires d’envergure annoncées par le Président et menées depuis novembre 2019 restent infructueuses. La situation est pire que durant les 24 derniers mois de son prédécesseur, Joseph Kabila (1.553 civils tués)[2]. Beni et Ituri restent l’épicentre de l’insécurité et des massacres odieux commis sur les populations civiles face à l’impuissance militaire des FARDC. En même temps, plusieurs armées et groupes rebelles, en nombre toujours croissant, des pays voisins de la RDC sont signalés sur ces deux provinces. Il s’agit notamment du Rwanda, du Soudan du Sud, de l’Ouganda et de l’Angola[3].
Au Nord-Kivu et en Ituri, plusieurs analyses de DESC et rapport d’experts internationaux ont démontré, preuve à l’appui, que ce sont des éléments des Forces de défense et de sécurité qui causent plus de problèmes d’insécurité qu’ils n’en soient capables d’apporter des solutions opérationnelles efficaces. C’est paradoxalement aux responsables de cette armée que le président Tshisekedi décide de confier l’administration de ces deux provinces, quasiment une carte blanche leur accordée de faire pire sous couverture légale.
La défaillance des opérations de rétablissement de la paix et de la sécurité au Nord-Kivu et en Ituri est causée entre autres par :
- les faiblesses et les dysfonctionnements structurels et opérationnels de l’armée et de son commandement, qui impactent négativement la conduite des opérations »[4];
- les complicités internes au sein de l’armée et la passivité des troupes au combat ;
- la collusion entre certains officiers/commandants de l’armée et des services de sécurité avec les milices de leurs communautés d’origine ;
- l’instrumentalisation des jeunes désœuvrés par les acteurs politiques, des chefs traditionnels et des opérateurs économiques de la province ;
- la mauvaise mise en œuvre des processus DDRC (Désarmement – Démobilisation – réinsertion Communautaire) et DDRRR (désarmement, démobilisation, rapatriement, réintégration et réinstallation des groupes armés étrangers dans leurs pays d’origine) et mauvaise prise en charge des démobilisés.
Interrogations autour de l’opportunité de cette mesure
Si la décision présidentielle de décréter l’état de siège reste légale et se justifie politiquement au regard de la persistance de l’insécurité dans cette région de la République, plusieurs analystes et l’opinion publique se posent la question sur son opportunité et sa pertinence.
Ainsi, on est en droit de se poser les questions suivantes :
- Administration militaire : qu’est-ce à dire ? Provinciale, territoriale ou les Entités territoriales décentralisées et entités territoriales déconcentrées (ETD) ?;
- En Ituri par exemple, selon les informations à notre disposition, ce sont les notables de la province et les Chefs des ETD qui hébergent les miliciens de la CODECO et ce sont des politiques qui veulent garder leurs électorats qui manipulent ces personnes qui sont dans la précarité(.) ;
- Alors que la Brigade d’intervention de la MONUSCO va être renforcée de 1.600 casques bleus kenyans et d’un nouveau contingent népalais, comment seront organisées les opérations militaires dans ces zones, conjointement avec les FARDC ? ;
- Quelles seront précisément les modalités détaillées de gestion politico-administrative en termes de recettes locales, de la procédure de rétrocession, de chaîne de la dépense et des recettes, de gestion des régies financières, de décisions administratives et de gestion des portefeuilles ministériels ? ;
- Quid si d’ici à 2023 aucune amélioration significative n’est constatée sur le terrain ? Doit-on annuler les élections dans ces provinces qui ont massivement voté contre Tshisekedi et Shadari en 2018 ?
- Quelles mesures seraient prises pour contrôler l’application de l’état de siège en cas de dérapages des autorités militaires ? Par définition, l’état de siège en soi est une mesure qui justifie la mise à l’écart de la légalité. C’est une mission qui relève de la quadrature du cercle puisque, précisément, l’instauration de l’état de siège a pour objet de permettre ce que l’État de droit interdit : les atteintes au libre exercice des libertés et l’affaiblissement des garanties, notamment juridictionnelles, de leur protection. Les interdictions de manifester, les couvre-feux ne peuvent plus, en effet, être contrôlées au regard de la légalité ordinaire, au regard du droit commun des libertés mais au regard de la « légalité » d’exception qui les autorise. En d’autres termes, les bases du contrôle changent : alors qu’en temps ordinaire elles permettent au juge de sanctionner des atteintes graves à tel ou tel droit fondamental, en temps d’état d’urgence elles lui permettent de les déclarer justifiées par les circonstances exceptionnelles. Maintenu en théorie, le contrôle devient inopérant en pratique[5]. De ce fait quelles seraient les juridictions compétentes pour juger les violations des mesures de l’état de siège : juridictions civiles et militaires ?
Conclusion et recommandations
L’état de siège va à coup sûr chambouler le cours traditionnel de la vie publique dans les deux provinces concernées par son lot de mesures d’exception et l’omniprésence des militaire (s). La situation de l’Est de la RDC nécessite une analyse approfondie qui tienne compte de tous les facteurs étymologiques internes et externes de la crise sécuritaire qui secoue cette partie de la RDC depuis trois décennies. La solution militaire, via l’état de siège, ne nous semble pas être une réponse pragmatique appropriée à l’insécurité qui sévit dans ces deux provinces. Le problème est à la fois politique, géopolitique, sociologique et militaire.
Par ailleurs, l’état de siège nous semble être une mesure prise dans la précipitation et l’émotion sans suffisamment de recul sur ses conséquences sur le terrain. La Lucha considère qu’il s’agit d’une « mesure cosmétique destinée à donner l’impression qu’on agit pour mettre fin aux massacres alors qu’en réalité, on maintient le statu quo »[6].
Notre scepticisme est partagé par le professeur Chober Agenonga qui considère également que « l’état de siège ne constitue pas une réponse adaptée à la situation sécuritaire à l’Est de la RDC ». Selon lui, le Chef de l’État devrait d’abord procéder au diagnostic exact et approfondi des causes profondes de cette insécurité infernale.
Tout comme nous, il pointe le dysfonctionnement structurel et opérationnel de l’armée. Il propose entre autres les mesures suivantes :
- la restructuration de l’armée autour d’une chaîne de commandement ;
- l’allocation des moyens logistiques et financiers conséquents aux militaires ;
- le renforcement de la collaboration et de la confiance entre civils et militaires car aucune guerre ne peut se gagner sans confiance de la population ;
- l’accélération du DDRC volontaire et forcé pour contraindre les groupes armés à la reddition ;
- la reconstruction des zones affectées par les violences et la mise en place des projets durables susceptibles de procurer de l’emploi aux jeunes qui, faute d’encadrement, sont devenus une main-d’œuvre des mouvements subversifs ;
- la restauration et le renforcement de l’autorité de l’Etat pour éviter que de nouveaux groupes armés se forment du fait de la vacuité et de la déshérence du pouvoir ;
- le rétablissement de la cohésion intercommunautaire rompue à cause de l’instrumentalisation des milices à des connotations tribales responsables des massacres des membres d’autres communautés ;
- la mise en place d’une justice transitionnelle chargée de réprimer tous les responsables des crimes durant ces conflits et une diplomatie à la fois agissante et proactive pour contrôler et dissuader les réseaux extérieurs qui soutiennent les groupes armés en RDC[7].

On peut aussi ajouter les mesures complémentaires suivantes :
- Sensibiliser les notables des communautés locales(.);
- Mettre en place des structures de formation et d’encadrement professionnels(.);
- Prendre des mesures d’encadrement des jeunes exploitants artisanaux des minerais(.) ;
- Faciliter implication active de la MONUSCO et sa collaboration avec les FARDC, les ONG, la Société Civile et d’autres acteurs sociaux et nationaux aux côtés des autorités provinciales pour la réussite des processus de DDRC et DDRRR(.) ;
- Mettre en application et renforcer les instruments juridiques relatifs à l’exploitation des ressources naturelles et stratégiques(.);
- Réactiver la diplomatie régionale et à renforcer les coopérations militaires et sécuritaires bilatérales entre la RDC et l’Ouganda, le Soudan du sud et le Rwanda, notamment au niveau de leurs frontières respectives(.);
- Réactiver le mécanisme de suivi de l’Accord-cadre d’Addis-Abeba au point mort actuellement(.) ;
- Accélérer la mise en place de la réforme des FARDC et revoir le déploiement des unités et leur articulation sur le terrain et opter pour des actions des forces spéciales qui cibleront les centres névralgiques des groupes armés et leurs leaders qui sont généralement connus(.);
- Encourager la collaboration active via des protocoles clairs entre les éléments de la brigade d’intervention de la MONUSCO et les FARDC(.);
- Procéder à la permutation et mutation des officiers autochtones ayant longtemps presté à l’Est
- Procéder à la relève, au reconditionnement et à la réorganisation rapide des unités engagées dans les opérations depuis plusieurs années(.) ;
- Relever dans la zone les unités ou les militaires issus des anciennes rébellions qui ont sévi dans la zone.
Enfin, le risque que l’état de siège soit instrumentalisé à des fins politiques ou électoralistes à terme est grand si les modalités d’application de cette mesure exceptionnelle ne sont pas parcimonieusement accompagnées de garde-fous juridiques drastiques. Il faudrait rester très vigilant de sorte que les modalités d’application de l’état de siège limite au maximum les aspects liberticides cette mesure exceptionnelle. Il faudrait en outre que les modalités d’application de cette mesure énoncent clairement qu’il s’agit d’un régime d’exception dont n’importe quelle « urgence » ne saurait justifier la mise en œuvre. Ce qui ne semble pas vraiment être le cas. Nous estimons que d’autres alternatives pour contourner cette mesure « démocraticide » et attentatoire aux droits et libertés fondamentaux des citoyens et à la consolidation peuvent encore être exploitées.
L’armée en RDC est plus un problème qu’une solution tant qu’elle ne sera pas préalablement réformée en profondeur. Il faudrait éviter de mettre la charrue avant les bœufs en lui octroyant, dans son état de délabrement structurel/fonctionnel et de défaillance de son commandement actuel, l’administration de ces provinces ravagées par une insécurité systémique et pandémique.
Jean-Jacques Wondo Omanyundu
Analyste des questions politiques et sécuritaires
Texte relu par Jean-Bosco Kongolo
Références
[1] Thierry Vircoulon, L’Ituri ou la guerre au pluriel, Afrique contemporaine 2005/3 (n° 215), pages 129 à 146, in https://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2005-3-page-129.htm.
[2] https://blog.kivusecurity.org/divisions-between-tshisekedists-and-kabilists-paralyze-the-state-in-eastern-drc/.
[3] https://actualite.cd/2020/06/20/rdc-invasion-de-larmee-angolaise-signalee-au-kongo-central.
[4] Cf. https://afridesk.org/lattaque-mortelle-du-convoi-de-lambassadeur-italien-en-rdc-a-qui-profite-le-crime-j-ziambi-jj-wondo/.
[5] https://www.cairn.info/revue-projet-2006-2-page-19.htm.
[6] http://afrikarabia.com/wordpress/etat-de-siege-dans-lest-de-la-rdc-le-pari-securitaire-de-tshisekedi/.
[7] http://lavoixdelituri.net/prof-chober-agenonga-letat-de-siege-ne-constitue-pas-une-reponse-adaptee-a-la-situation-securitaire-a-lest-de-la-rdc/.
One Comment “Quelle armée pour appliquer l’état de siège décrété en Ituri et au Nord-Kivu ? – JJ Wondo”
ELANZA
says:Je crois que la présidence de la république doit se faire le devoir de vous chercher et consulter, même le ministère de la défense.Ce pays épris de Paix a vraiment besoin de Monsieur Wondo.