Jean-Jacques Wondo Omanyundu
DROIT & JUSTICE | 28-06-2017 12:00
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Pouvoir partagé et Justice ignorée en RD Congo – Bandeja Yamba

Auteur : Jean-Jacques Wondo Omanyundu

Pouvoir partagé et justice ignorée en RD Congo[1]

Par Bandeja Yamba

Les Congolais n’ayant pas réussi à empêcher le président Joseph Kabila de se maintenir au pouvoir au terme de son dernier mandat le 19 décembre 2016, les poursuites judiciaires contre des agents de l’État congolais pour les crimes commis au cours des dernières années ne seront pas faciles à mener. Le gouvernement de cohabitation incluant des membres issus de l’ancienne Majorité présidentielle et ceux des partis de l’opposition rend de telles poursuites irréalisables. Des nombreuses atteintes aux droits de l’homme ne prendront pas fin au Congo aussi longtemps que ceux qui les ont commises ne répondront pas de leurs actes. Heureusement, les victimes ont recours à la justice pénale internationale qui ne reconnaît pas le blanchissement des crimes qui lui est opposé par le droit national. A ce titre, elle suscite l’espoir des Congolais qui continuent à subir des violences indignes du XXIe siècle. Les procès ne doivent pas forcément avoir lieu pendant ou immédiatement après la transition. Ils sont certes plus faciles à instruire lorsque les actes sont récents, ou les preuves et les souvenirs sont également récents, mais chaque transition d’un régime totalitaire vers la démocratie est différente.

Introduction

Le 20 décembre 2016, la République démocratique du Congo (Congo) aurait dû normalement avoir à sa tête un nouveau Président de la République. Joseph Kabila n’a pas quitté ses fonctions. La constitution n’a pu, comme elle aurait dû, jouer un rôle arbitral sans équivoque dans le processus électoral. La population n’a pas utilisé l’article 64 de la constitution qui lui donne le droit de barrer la route à tout individu ou groupe d’individus qui cherchent à prendre ou conserver le pouvoir par la force. L’analyse cherche à montrer qu’à cause du partage des pouvoirs entre la mouvance présidentielle et les opposants, les victimes de violences gouvernementales ne pourraient pas obtenir justice au Congo. Leur espoir ne pourrait venir que de la justice internationale.

De la fin de mandat au mandat sans fin

Beaucoup d’analyses de grande qualité existent sur la crise constitutionnelle congolaise en cours. Mais, pour comprendre comment et pourquoi le Congo n’a pas actuellement un nouveau Président de la République, il est nécessaire de rappeler que Joseph Kabila est arrivé à la tête du Congo en janvier 2001 après l’assassinat de son père, Laurent Kabila, aux côtés duquel il avait combattu pour renverser le Maréchal Mobutu qui dirigeait le Congo entre novembre 1965 et mai 1997. Élu en 2006, Joseph Kabila a été reconduit, en 2011 lors d’une seconde élection présidentielle entachée, selon les observateurs nationaux et internationaux, des fraudes et des irrégularités massives.

A partir de cette dernière élection, Joseph Kabila et son entourage n’ont pas cachés leur désir de demeurer au pouvoir le plus longtemps possible. En conservant les apparences de la légalité, ils ont utilisé diverses stratégiques, notamment : la tentative de faire adopter par le Parlement une révision constitutionnelle en septembre 2014 et en janvier 2015 pour mettre fin à la limitation du nombre de mandats du Président de la République; le forcing à l’assemblée nationale avec une loi électorale modifiée disposant que la liste des électeurs congolais doit être actualisée en tenant compte de l’évolution des données démographiques, or dans un pays grand comme quatre fois la France, ces opérations auraient pu, en pratique, prendre plusieurs années; le découpage territorial faisant passer le nombre de provinces de 11 à 26 et la nomination des gouverneurs « provisoires » pour diriger ces nouvelles provinces; faire acter par un arrêt de la Cour constitutionnelle qu’en cas de non-élection, Kabila reste à la barre au-delà de son mandat; enfin la convocation des deux « dialogues » avec les partis de l’opposition et la société civile dont les finalités dissimulaient mal les velléités d’un report négocié des élections[2].

Le premier dialogue (« Dialogue I ») politique, dont le but officiel est de régir la période de transition avant les élections, commence le 17 septembre 2016. Il réunit la majorité présidentielle et une frange de l’opposition. Ces deux groupes en arrivent à un accord le 18 octobre 2016 dit de la Cité de l’Union africaine (UA), lequel accord formalise le report de l’élection présidentielle jusqu’en 2018. L’Union africaine et les pays de la sous-région entérinent cet accord le 27 octobre.

Cependant, le Rassemblement des forces politiques et sociales acquises au changement (Rassemblement), principale plateforme de l’opposition réunie autour du leader historique feu Étienne Tshisekedi et du dernier gouverneur de l’ex-province du Katanga, Moïse Katumbi, a continué de contester l’accord et plaider pour le départ de Kabila. En plus du Rassemblement, la plupart des représentants du Mouvement de libération du Congo (MLC) de Jean-Pierre Bemba, un des principaux partis d’opposition au parlement, se sont également abstenus de participer à ces négociations.

Au Congo, le caractère contesté du politique se manifeste largement par la multiplication et la diversité des négociations. Ce qui explique que, même après l’accord du 18 octobre 2016, Joseph Kabila sollicite les évêques de la Conférence épiscopale nationale congolaise (Cenco) pour œuvrer à un « rapprochement », dans le cadre d’un deuxième Dialogue (« Dialogue II ») entre sa majorité présidentielle, la principale plateforme de l’opposition et la société civile.

Mais, sans attendre la conclusion de ce deuxième dialogue  Joseph Kabila nomme, le 17 novembre 2016, Samy Badibanga, un ancien cadre de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), au poste de Premier ministre. Celui-ci formera, un mois plus tard, le 19 décembre 2016, un gouvernement composé de 67 membres.

Toutefois, les pourparlers directs entre la Majorité présidentielle et le Rassemblement, sous l’égide de la CENCO, ont aussi débouché à la signature d’un autre « accord politique » le 31 décembre 2016, rendant caduc celui du 18 octobre 2016. Aux termes de cet accord dit de la Saint-Sylvestre ou de la Cenco, le président Kabila reste en fonction jusqu’à l’installation de son successeur. En revanche, l’accord prévoit qu’il ne briguera pas un troisième mandat. En plus, aucune modification ni changement de constitution ne devrait intervenir pendant la période transitoire conduisant à l’élection en décembre 2017[3].

Si Kabila a réussi toutes ces tactiques de contournement de la constitution, plusieurs croient que c’est parce que le pouvoir judiciaire, l’armée, la police et les services de sécurité ont été mis à contribution pour procéder à des répressions, des exécutions sommaires, des arrestations arbitraires et détentions illégales des opposants et activistes des droits de l’homme ainsi que par la tenue des procès sommaires, dans le seul but d’imposer un silence total et un seul son de cloche[4].

Crimes contre l’humanité commis au Congo

Il serait difficile d’établir de manière exhaustive l’ampleur des violations des droits humains commises par les agents du gouvernement congolais au cours du deuxième mandat de Joseph Kabila. Mais ce sont principalement les partisans de divers partis politiques de l’opposition, des activistes de la société civile, des journalistes, les anciens alliés politiques du régime devenus dissidents et la population en général qui sont les principales victimes des violences gouvernementales. La lecture de nombreux rapports des ONG sur les violations des droits humains au Congo montre que la vie humaine n’a jamais été traitée avec autant de mépris.

Que dit par exemple le rapport de Human Rights Watch (HRW) sur les violences commises à Kinshasa et dans les provinces? Sur la voie de renseignements obtenus auprès des victimes, le document de HRW décrit le martyr subi par la population civile congolaise. Avec des accents de fin du monde, le document relate, en particulier, les nombreux méfaits commis par les forces de sécurité de l’État congolais. Les premiers faits remontent à janvier 2015. Des policiers, des militaires et des agents de services de sécurité ont tué par balles réelles au moins 40 personnes à Kinshasa et cinq à Goma, dans l’est du Congo, alors que des milliers de citoyens s’étaient soulevés spontanément contre un projet de loi du gouvernement liant l’organisation des élections présidentielles et législatives à un recensement de la population. En plus de ces morts, le rapport de HRW signale qu’à Kinshasa, des dizaines de personnes sont blessées, et de milliers détenus sans inculpation pendant des semaines[5]. Dans le reste du pays, des membres du gouvernement et des membres des forces de sécurité interdisent des manifestations de l’opposition, empêchent des dirigeants de l’opposition de se déplacer librement.

Dans un autre rapport, HRW fait état de 425 corps enterrés dans une fosse au cimetière de Fula-Fula dans la municipalité de Maluku, en périphérie de Kinshasa, en mars 2015. Certains corps seraient ceux des personnes tuées par des membres des forces de sécurité au cours de manifestations politiques de janvier 2015, et dont les familles n’ont jamais pu organiser les funérailles[6].

Les violences contre les populations civiles ne sont pas le fait de seuls agents de l’État. Comme l’écrit Achille Mbembe, dans un contexte plus large, là où les régimes établis se sont sentis les plus menacés, ils ont poussé jusqu’au bout la logique de la radicalisation en suscitant ou en appuyant l’émergence de gangs ou de milices contrôlées, soit par des affidés opérant dans l’ombre, soit par des responsables militaires ou politiques détenant des positions au sein des structures formelles[7]. Au Congo, les chercheurs de HRW soulignent le fait que des hauts responsables de sécurité et du parti présidentiel, le Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie (PPRD), recrutent des jeunes désœuvrés payés 65 dollars chacun. En septembre 2015, armés des gourdins et bâtons en bois, ces jeunes attaquent des manifestants pacifiques, rependent la peur et le chaos partout à Kinshasa.

D’autres répressions sanglantes sont perpétrées, entre les 19 et 21 septembre 2016, contre des citoyens qui manifestaient pacifiquement pour rappeler à Joseph Kabila que son mandat allait expirer le 19 décembre. Bilan : 53 morts, dont sept femmes et deux enfants.

La fin de mandat constitutionnel de Joseph Kabila a été particulièrement violente. Les 19 et 20 décembre 2016, HRW a pu documenter 34 personnes tuées, dont 19 à Kinshasa, cinq à Lubumbashi (Katanga), six Boma et quatre à Matadi dans le Bas-Congo, et l’arrestation de plusieurs centaines d’autres, lorsque des manifestants sont de nouveau descendus dans la rue face au refus de Joseph Kabila de quitter le pouvoir. A ces morts, le Bureau Conjoint des Nations Unies aux Droits de l’Homme (BCNUDH), qui assure une surveillance étroite de la situation des droits de l’homme à travers le territoire congolais, a pu de son côté documenter, pour la période entre le 15 et le 31 décembre 2016,147 personnes blessées et au moins 917 personnes, compris 30 femmes et 95 enfants d’âge mineur arrêtées[8] à travers tout le pays.

Ces références, bien qu’incomplètes indiquent tout de même que des agents de l’État congolais sont responsables d’assassinats, de torture, de détention, d’enlèvements et d’humiliations des membres de l’opposition politique, de la société civile, des médias et des citoyens à travers le pays. Le BCNUDH a pu établir que les principaux auteurs présumés de ces violations étaient des agents de la Police nationale congolaise, des militaires des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC), des agents de l’Agence nationale de renseignements (ANR) et de la Garde républicaine. Selon les témoignages recueillis par cette organisation des Nations-unies, les militaires des FARDC auraient adopté une attitude délibérée de « tirer pour tuer »[9], particulièrement dans la municipalité de Kalamu, où plusieurs témoins auraient entendu des militaires les menacer et crier « nous avons été envoyés pour tuer ».[10] Plusieurs sont donc portés à croire que c’est la principale raison pour laquelle les auteurs de ces crimes ne sont pas traduits en justice.

Mais ces certains auteurs présumés des violations des droits humains ont quand même été sanctionnés par les États-Unis et l’Union européenne (UE) à la fin de 2016 et au début 2017. Ils ont gelé les avoirs et interdit de voyage (visas) à l’étranger de neuf individus occupant des positions de responsabilité dans la chaine de commandement des forces de sécurité congolaises pour avoir fait un usage disproportionné de la force. Les sanctions visent Kalev Mutondo, directeur de l’ANR, Évariste Boshab, ancien vice-ministre et ministre de l’intérieur, Gabriel Amisi Kuumba, commandant de l’armée congolaise dans la région occidentale du pays, John Numbi, ancien inspecteur de la police nationale, Ilunga Kampete, commandant de la Garde républicaine, Ferdinand Ilunga Luyolo, commandant de la Légion nationale d’intervention (LENI) de la Police nationale congolaise, une unité anti-émeutes; Célestin Kanyama, commissaire de la Police nationale congolaise (PNC) à Kinshasa; Roger Kibelisa, chef du département de la sécurité intérieure de l’ANR ; et Delphin Kahimbi, chef du service du renseignement militaire[11].

Ces premières sanctions internationales sont considérées, par certains, comme ayant quelque peu démoralisées certains responsables dans leur zèle de la répression. Pour d’autres, par contre, les sanctions ont eu pour conséquence l’intensification des violences dans de nombreuses régions, notamment dans les provinces du Kasaï.

C’est en raison de cette intensification des violences dans le centre du pays qu’une deuxième série de sanctions est appliquée contre neuf autres proches de Joseph Kabila. Le 29 mai 2017, l’UE a sanctionné le ministre de l’intérieur, le gouverneur du Kasaï Central, l’ancien gouverneur du Haut-Katanga, deux officiers supérieurs, un chef de milice et à nouveau le directeur du service national de renseignement, pour avoir contribué aux violations graves des droits de l’homme, en les planifiant, en les dirigeant ou en les commettant. Le ministre de la communication et des médias et porte-parole du gouvernement, Lambert Mende, est également considéré comme responsable de la politique répressive des médias appliquée au Congo. Le 1e juin 2017, les «Etats-Unis ont aussi sanctionné deux personnes, dont le chef de la « Maison militaire » et un conseiller de Joseph Kabila.

En fait, ces sanctions internationales reflètent l’absence de confiance des victimes et des ONG dans le système de justice congolais à poursuivre les auteurs de crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Or un État qui ne poursuit pas les auteurs des violations de droits de l’homme suggère qu’il n’est pas fondé sur la règle de droit, mais sur l’arbitraire.

La période de transition politique en cours risque de ne pas voir la poursuite des criminels présumés devant la justice.

L’Accord politique et les obstacles pour poursuivre des criminels devant la justice

L’incapacité des Congolais à empêcher Joseph Kabila de se maintenir au pouvoir au terme de son dernier mandat a eu pour conséquence de forcer les partis de l’opposition et la société civile à faire des négociations avec le régime sortant. Ces négociations ont abouti à un compromis politique dit l’Accord de la Cenco qui permet à Joseph Kabila à rester au pouvoir jusqu’en décembre 2017. L’accord prévoit également un remaniement du gouvernement central et des gouvernements provinciaux pour intégrer les représentants du Rassemblement, du Mouvement de libération du Congo (MLC) et de la société civile. Après plusieurs manœuvres politiques, Joseph a nommé Bruno Tshibala, un ancien membre de l’UDPS, au poste de Premier ministre. Cette nomination est jugée contraire à l’esprit de l’accord du 31 décembre 2016 par l’Union européenne et par le Rassemblement. Bruno Tshibala a formé son gouvernement, mais dont la majorité des postes régaliens sont entre les mains des membres de l’ancienne majorité présidentielle.

Avec ce gouvernement de cohabitation se dressent de nombreux obstacles pouvant entraver les éventuelles poursuites en justice des individus qui ont violé des droits de l’homme au Congo. Les trois principaux sont la conflictualité inhérente à toutes les transitions politiques, la présence des auteurs présumés dans le gouvernement de cohabitation, et l’impunité des crimes antérieurs.

Le premier obstacle vient du fait que les transitions politiques sont, historiquement, des périodes fondamentalement conflictuelles bien loin de l’unité nationale et de sursaut patriotique que réclament les circonstances dramatiques et que célèbrent les discours officiels. Même quand elle est possible, la réunion des ennemis d’hier dans un même gouvernement est un arrangement circonstanciel auxquels ces derniers souscrivent par intérêt et qui ne met pas fin à la compétition violente. Faire partie du gouvernement n’excluent pas les doubles jeux, voire même les encourage. Pis encore, la part disproportionnée allouée au régime dans le gouvernement de transition hypothèque l’harmonie,  la collégialité et la gouvernance transitoire. Les institutions de la justice en période de transition restent inefficaces.

Le deuxième obstacle est le fait que parmi les personnes nommées au gouvernement de transition en vertu de l’Accord du 31 décembre 2016, plusieurs sont soupçonnées par l’Union européenne et les États-Unis d’avoir planifié, incité et exécuté des crimes contre les civils. C’est le cas de Lambert Mende, ministre de la communication et des médias et de Ramazani Shadary, ministre de l’intérieur, etc. Elles jouissent de l’impunité que leur réserve le régime des immunités instituées en leur faveur.

Le troisième obstacle est l’impunité des crimes antérieurs. En août 2010, le Rapport du projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire avait répertorié 617 cas de crimes commis entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire congolais. Le but ultime du rapport Mapping consistait à fournir aux autorités congolaises des éléments pour les aider à décider de la meilleure approche à adopter pour rendre justice aux nombreuses victimes et combattre l’Impunité qui sévissait à cet égard[12]. Depuis la parution de ce rapport, les ONG et les Nations-Unies ont produit plusieurs autres rapports qui démontrent que le Gouvernement congolais ne remplit pas ses obligations légales pour protéger ses citoyens. Les exemples d’impunité sont nombreux. Selon HRW, les militaires congolais soupçonnés d’avoir commis des crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité ne peuvent être jugés que par des pairs ayant un grade égal ou supérieur au leur. Vu l’absence quasi-totale de généraux parmi les procureurs et juges militaires, ce principe engendre, de fait, une impunité pour les gradés les plus hauts placés. En outre, les magistrats militaires sont soumis aux interférences directes du pouvoir exécutif et du commandement militaire.

Les interférences et immixtions des autorités politiques et militaires dans les affaires judiciaires sont courantes et reconnues au Congo. Les membres de l’équipe du rapport de Projet Mapping avaient pu rencontrer plusieurs acteurs judiciaires congolais qui se plaignaient de ces « coups de fil » incessants qu’ils recevaient. Selon les acteurs judiciaires congolais, les autorités politiques exacerbaient ce manque d’indépendance par des injonctions et des interférences dans l’administration et la distribution de la justice.

Un cas qui illustre l’ingérence politique dans le système judiciaire congolais concerne l’affaire Gédéon Kyungu. Cette affaire trouve son origine dans plusieurs rapports de la Mission des Nations unies au Congo (Monuc) et des ONG qui ont documenté les exactions commises contre les populations, entre les années 2003 et 2006, dans l’ex-province du Katanga, dans le triangle Mitwaba-Pweto-Manono, par le groupe armé mayi-mayi commandé par Gédéon Kyungu Mutanda[13]. Malgré ses crimes, Kyungu était en liberté. C’est seulement lorsqu’il s’est présenté à la Monuc le 12 mai 2006 pour déposer les armes avec son groupe de plus de 150 combattants constitué en grande partie d’enfants soldats, que Kyungu fut mis en résidence surveillée. Son procès débuta en août 2007. Il avait été condamné à mort en mars 2009 pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité, mouvement insurrectionnel et terrorisme.

Gédéon Kyungu avait été incarcéré dans une prison de haute sécurité dont il s’était évadé en septembre 2011. En octobre 2016, Gédéon Kyungu s’est rendu aux autorités. Mais au lieu de l’arrêter, les responsables politiques provinciaux lui ont réservé, sur instruction du pouvoir central ou avec son approbation, un accueil festif. Ce qui consterne les victimes et les activistes des droits de l’homme.

Dans ses discours officiels, le gouvernement  de Kinshasa en tant que signataire de nombreux traités internationaux relatifs aux droits de l’homme, s’est prononcé en faveur des poursuites judiciaires à plusieurs reprises et il s’est engagé à mettre fin à l’impunité, mais peu de gestes concrets sont posés. Pour plusieurs, au Congo, l’accès à la justice pour les victimes des violations des droits de l’homme relève d’un défi – particulièrement pour les victimes qui vivent dans les provinces et les petites localités où les structures judiciaires sont géographiquement et économiquement éloignées de la population. Une enquête réalisée par le Centre d’études pour l’action sociale auprès de la population de Kinshasa a démontré que 19,8% seulement des personnes interrogées avaient recours aux tribunaux, alors que 48% d’entre elles préféraient chercher de l’aide dans la prière.

Sous la pression constante des organisations internationales et des ONG locales et internationales, au moins 167 militaires des FARDC et 59 agents de la Police nationale congolaise avaient été condamnés en 2016 à travers le pays[14]. Mais dans tous ces cas, les poursuites se sont concentrées sur des accusés de rang intermédiaire ou inférieur; rares ont été les actions intentées contre les hauts responsables de l’armée, de service de sécurité et du gouvernement qui jouissent des privilèges dans le système judiciaire congolais. Ainsi, se renforce l’idée selon laquelle les crimes de puissants sont rarement jugés.

Les auteurs et les complices des crimes contre l’humanité ont donc intérêt à ne pas quitter leurs fonctions politiques et militaires pour ne pas perdre leur immunité. Mais ceci ne les protégerait pas contre la justice internationale.

Des poursuites pénales devant la justice pénale internationale

L’espoir des victimes des violences perpétrées par les agents du Gouvernement congolais provient de la Communauté internationale qui tolère de moins de moins l’impunité dont jouissent certains individus, particulièrement des dirigeants qui ont ordonné la perpétration d’atrocités à l’endroit d’innocents. A cet égard, la Communauté internationale s’est dotée d’une panoplie de mécanismes pour amener les éventuels auteurs de crimes graves à réfléchir davantage aux risques des sanctions internationales. Un de ces mécanismes est la Cour pénale internationale (CPI). L’abondance des travaux sur la CPI et l’avenir du droit international empêche que l’on puisse s’attarder sur l’histoire de celle-ci. Rappelons que la CPI est une première institution permanente créée par un traité pour promouvoir le droit et juger des crimes les plus graves ayant une portée internationale, à savoir le crime de génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre, les crimes d’agression, tous les crimes imprescriptibles.

La CPI est compétente à l’égard des personnes physiques quelles qu’elles soient, sur la base du principe de la responsabilité pénale individuelle. Les personnes poursuivies ne peuvent invoquer aucune excuse exonératoire de responsabilité en lien avec l’exécution d’un ordre ou avec leur qualité officielle. Les immunités ou règles de procédure spéciales qui peuvent s’attacher à la qualité officielle d’une personne en vertu du droit interne ou du droit international n’empêchent pas la Cour d’exercer sa compétence à l’égard de cette personne.

Le Statut créant la CPI a été adopté à Rome le 17 juillet 1998 par cent-vingt pays participants à la Conférence diplomatique des plénipotentiaires des Nations unies sur l’établissement d’une Cour pénale internationale. Le Congo qui participe à cette conférence, ratifie ce statut le 11 avril 2002.

Dans sa lettre de ratification du Statut de la CPI, le gouvernement congolais relève le fait «qu’il est honteux que des atrocités soient commises sur son territoire et il demande l’assistance de la CPI pour punir ceux qui en sont responsables ».

Ainsi, en juin 2004, le procureur de la CPI, Luis-Moreno Ocampo, annonce l’ouverture de la première enquête sur les crimes graves commis au Congo. A ce jour, quatre cas ont été référés devant la CPI, notamment, Thomas Lubanga Dyilo (condamné par la Chambre I le 14 mars 2012); Germain Katanga (condamné par la Chambre II le 7 mars 2015); Mathieu Ngudjolo Chui (acquitté par la Chambre II le 18 décembre 2012); et le rwandais Bosco Ntaganda dont le procès est en cours.

Plusieurs déplorent le fait que seuls des chefs de milices ont été poursuivis. La CPI a cantonnée les conflits de l’Est congolais à leur dimension ethnique, épargnant de facto les pays de la région, notamment, le Rwanda et l’Ouganda. Mais l’impact de la CPI va au-delà de quelques affaires qu’elle a traitées et traite. Elle demeure une épée de Damoclès de dissuasion sur tout responsable politique ou militaire sur le point de commettre, d’ordonner ou de couvrir l’irréparable. Comme l’écrit la Française Stéphanie Maupas dans un contexte plus large : «La Haye est aux chefs d’État ce que le loup est aux enfants remuants : une menace cauchemardesque. Rendez-vous à la Haye », c’est la promesse d’ados palestiniens aux soldats de Tsaal, celle des manifestants de Maïdan ou fugitif Yanoukovitch, des opposants à leurs élus et des élus à leurs ennemis[15].

Au Congo, la CPI pourrait enquêter et poursuivre plusieurs groupes d’individus de l’ère Kabila. Des membres des gouvernements central et provinciaux, chefs de partis politiques, médecins, infirmiers, journalistes, leaders religieux, industriels, gens d’affaires, membres de services de sécurité, tels l’Agence nationale de renseignement (ANR), la police, l’armée, la Garde républicaine et les juges de tribunaux qui se livrent à des massacres, à des arrestations arbitraires, à des condamnations et à des détentions illégales.

Il peut être difficile de poursuivre en justice des personnes qui commettent des crimes contre l’humanité pour défendre un système politique, mais cela ne devrait pas empêcher les ONG nationales et internationales de constituer des dossiers judiciaires. Il n’est ni humainement ni moralement acceptable de laisser impunis des auteurs de crimes qui ont froidement assassiné des civils innocents, qui ont systématiquement violé et massacré de femmes, des petites filles et des enfants.

Les sanctions financières et diplomatiques ciblées que les Etats-Unis et l’UE ont infligées jusqu’à présent aux dix-sept membres de l’entourage de Joseph Kabila, en plus d’envoyer le message que la communauté internationale reste engagée à protéger les droits humains ; elles indiquent que tous les oppresseurs feront face à la justice soit, en tant que responsables hiérarchiques, soit en tant que responsables individuels de leurs crimes.

Les subalternes politiques et militaires qui obtempèrent inconditionnellement aux ordres illégaux de leurs supérieurs hiérarchiques ne peuvent éviter des poursuites devant la justice internationale.[16] Le subalterne qui commet un crime sous les ordres de son supérieur agit matériellement et la consommation d’un acte est malheureusement, dans la plupart des cas, le point de départ de l’engagement des poursuites judiciaires contre son auteur. La position de subalterne l’expose à la responsabilité des actes commis souvent sans savoir pourquoi il est obligé de les accomplir. Par exemple, les Rwandais qui étaient sous l’autorité du bourgmestre ont commis le génocide ou d’autres actes contre l’humanité parce que le décideur de la commune de leur origine ou de l’établissement en avait décidé ainsi.

En plus de poursuites judiciaires de la CPI contre les présumés auteurs des crimes contre l’humanité et crimes de guerre, plusieurs pays occidentaux qui se sont dotés de cellules «Crimes contre l’humanité et crimes de guerre », et au titre de lois dites de compétence universelle, pourraient poursuivre les auteurs de crimes les plus graves en territoire étranger[17]. Aucun État, aujourd’hui, n’a envie d’héberger un ex dirigeant d’un régime à problème dans son territoire. Sous la surveillance du public et des médias, les dirigeants qui ont du sang sur leurs mains sont susceptibles de se retrouver derrière les barreaux lorsqu’ils sont chassés de leurs fonctions. Désormais, les criminels peuvent courir, mais ne peuvent pas se cacher[18].

Conclusion

Par ses diverses tactiques de refus de quitter le pouvoir à l’expiration de son deuxième et dernier mandat tel qu’inscrit dans la Constitution, Joseph Kabila a forcé les partis de l’opposition congolais ainsi que la société civile à accepter le glissement par la formation d’un gouvernement de transition, incluant auteurs et complices des crimes commis sur le territoire congolais pour défendre le régime.

Les auteurs de ces crimes étant membres du gouvernement et des services de sécurité, les enquêtes et les poursuites à leur endroit sont difficiles à mener.

Heureusement, cela dépend de point de vue, la justice internationale est l’espoir des Congolais. Peu importe le temps écoulé entre la commission de certains crimes et la tenue des enquêtes, les criminels doivent être jugés. Il est certes plus facile d’instruire un procès lorsque le crime commis est récent, mais chaque transition d’un régime dictatorial vers l’alternance politique est différente, et les procès ne doivent pas forcément avoir lieu pendant ou immédiatement après la dictature.

Le statut de la CPI n’inclut pas le rôle de réconciliation pour la Cour. La pensée dominante n’est pas la promotion d’un tel mandat. Mais la justice internationale est un élément important qui contribue à briser le cercle vicieux de l’impunité qui alimente nombre de tragédies contemporaines. En cela, elle contribue à l’instauration d’une paix et d’une stabilité durables au Congo et dans la Région des Grands Lacs.

Bandeja Yamba / Exclusivité DESC

Références

[1] Bandeja Yamba, Analyste en droits humains, Ottawa, Canada.

[2] Sabine Cessou, « Transition à haut risque en République démocratique du Congo », Le Monde Diplomatique, http://www.monde-diplomatique.fr/2016/12/CESSOU/56889.

 

[3] République démocratique du Congo, Dialogue nationale inclusif Mission de bons offices de la Cenco, Accord politique global et inclusif du Centre interdiocésain de Kinshasa, 31 décembre 2016.

[4] Jean-Bosco Kongolo, « La justice, premier chantier à réaliser après le régime de Joseph Kabila », https://afridesk.org/fr/la-justice-premier-chantier-a-realiser-apres-le-regime-de-joseph-kabila-jean-bosco-kongolo /; HRW, La République démocratique du Congo au bord du précipice : Mettre fin à la répression et promouvoir les principes démocratiques, 18 septembre 2016, https://www.hrw.org/fr/news/2016/09/18/la-republique-democratique-du-congo-au-bord-du-precipice-mettre-fin-la-repression-et.

 

[5] Human Rights Watch, La République démocratique du Congo au bord du précipice : Mettre fin à la répression et promouvoir les principes démocratiques, 18 septembre 2016, https://www.hrw.org/fr/news/2016/09/18/la-republique-democratique-du-congo-au-bord-du-precipice-mettre-fin-la-repression-et.

[6] Human Rights Watch, La République démocratique du Congo au bord du précipice : Mettre fin à la répression et promouvoir les principes démocratiques, 18 septembre 2016. https://www.hrw.org/fr/news/2016/09/18/la-republique-democratique-du-congo-au-bord-du-precipice-mettre-fin-la-repression-et.

[7] Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte, 2011, p. 196.

[8] Bureau conjoint des Nations-Unies pour les droits de l’homme, « Sur les tendances principales des violations des droits de l’homme au cours de l’année 2016 », 2017.

 

[9] RDC : l’ONU accable les forces de l’ordre pendant la répression de décembre, http://afrikarabia2.blogs.courrierinternational.com/archive/2017/02/28/rdc-l-onu-accable-les-forces-de-l-ordre-pendant-la-repressio-52019.html.

[10] Amnesty International, « RDC. La dissidence est visée par une répression sévère à un an des élections »,http://www.amnesty.lu/informez-vous/nouvelles/news-archive/news-archive-singleview/detail/rdc-la-dissidence-est-visee-par-une-repression-severe-a-un-an-des-.

[11] Human Rights Watch, RD Congo: Qui sont les 9 individus sanctionnés par l’EU et les États-Unis?, 16 décembre 2016, http://www.hrw.org.

[12] Democratic Republic of the Congo, 1993–2003 Report of the Mapping Exercise documenting the most serious violations of human rights and international humanitarian law committed within the territory of the Democratic Republic of the Congo between March 1993 and June 2003, August 2010.

 

[13] Human Rights Watch, Un chef de guerre en RD Congo dépose les armes mais la justice prévaudrait-elle? https://www.hrw.org/fr/news/2016/10/14/un-chef-de-guerre-en-rd-congo-depose-les-armes-mais-la-justice-prevaudra-t-elle.

[14] ICTJ, The Accountability Landscape in Eastern DRC. Analysis of the National Legislative and Judicial Response to International Crimes (2009-2014), July 2015.

[15] Stéphanie Maupas, Le joker des puissants. Le grand roman de la Cour pénale internationale, Don Quichotte Éditions, 2016.

[16] Nasser Zakar, l’imputabilité des faits et Actes Criminels des Subalternes au Supérieur hiérarchiques devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda, in Revue de Droit international et de Droit Comparé, vol. 1, éditions Bruylant Bruxelles, 2001, p. 70.

[17] Par exemple, aux États-Unis, les informations relatives aux anciens criminels des droits humains peuvent être référées à : U.S Law Enforcement : Human Rights and Special Prosecution Section hrsptips@usdoj.gov ou 1-800-813-5863; Immigration and Customs Enforcement, 1-800-347-2423, en ligne : www.ice.goc/exec/forms/hsi-tips/tips.asp;

[18] Un ancien ministre de l’enseignement congolais dans le gouvernement Matata a trouvé refuge aux États-Unis.

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