Jean-Jacques Wondo Omanyundu
DÉFENSE & SÉCURITÉ GLOBALE | 04-03-2020 09:00
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L’optimisme de l’armée congolaise contredit par de nouveaux massacres des ADF – KST

Auteur : Jean-Jacques Wondo Omanyundu
Cet article a été initialement publié dans le blog du Kivu Security Tracker : blog.kivusecurity.org

 

C’était le 10 janvier dernier. Après deux mois et demi d’opérations et de massacres contre les civils, l’armée congolaise (FARDC) annonçait avoir conquis « Madina », le quartier général des Forces démocratiques alliées (ADF), un groupe islamiste d’origine ougandaise qui martyrise la population de Beni depuis plus de six ans. Mieux : selon les FARDC, cinq des six chefs des ADF avaient été tués. S’en est suivi une période de calme relatif et l’espoir, parmi les habitants du territoire de Beni, que les égorgeurs avaient enfin perdu la guerre.

Mais depuis, les massacres ont repris à un rythme effrayant. Trente-huit civils ont même été tués à l’arme blanche le 28 janvier dans les villages de Manzingi et Mebundi, ce qui en fait la journée la plus meurtrière de la récente vague de massacre débutée en novembre 2019. Dans le territoire de Beni, d’autres massacres d’ampleur ont ensuite été commis les 29, 30 et 31 janvier, les 11 et 17 février, et 38 personnes supplémentaires ont été tuées dans la province de l’Ituri, qui était jusque-là épargné.

Au total, plus de 393 civils ont été tués depuis novembre dans des attaques attribuées aux ADF dans le Nord-Kivu et l’Ituri, selon les chiffres du Baromètre sécuritaire du Kivu (KST). Ces récents événements ont contredit l’optimisme affiché par l’armée congolaise, semé le trouble au sein de la population de Beni, et porté un coup à la crédibilité du gouvernement de Kinshasa. Le président Félix Tshisekedi, avait en effet annoncé son intention “d’exterminer définitivement” les ADF en octobre dernier.

Pourtant, ce scénario était malheureusement prévisible. Des doutes avaient déjà été exprimés sur ce blog, anticipant notamment que, même si Madina était prise, cela ne marquerait sans doute pas la fin du conflit. Un indicateur, notamment, en témoignait : le nombre relativement faible de combattants et de chefs des ADF tués ou arrêtés.

Depuis, ce nombre a peu augmenté. L’armée congolaise communique rarement les bilans des opérations, et lorsqu’elle le fait, comme le 11 janvier dernier (elle avait annoncé la mort de 40 combattants  des ADF et 30 soldats congolais lors de son offensive sur “l’axe nord” vers Madina), ses chiffres sont contestés par la quasi-totalité des sources diplomatiques et onusiennes interrogées par le KST. D’après elles, le bilan serait en réalité moindre pour les ADF et bien plus lourd pour l’armée congolaise. « Les véritables chiffres qui m’ont été communiqués sont d’une quarantaine d’ADF tués, une douzaine d’armes récupérées et près de 300 morts du côté de nos soldats depuis le début des opérations », assure ainsi, un notable de la région de Beni proche de l’Etat-major.

Dans tous les cas, les effectifs des ADF, estimés à entre 790 et 1060 combattants en 2019, restent probablement assez élevés pour continuer de constituer une menace durable.

Par ailleurs, le KST n’a pu vérifier la mort des cinq “généraux” que les FARDC affirment avoir tués. Contrairement à ce qui est habituellement observé lors de la mort de chefs de groupes armés dans l’Est de la RDC, très peu de photos de corps de leaders ADF ont circulé sur les applications de messagerie et sur les réseaux sociaux. Les photos d’une seule dépouille, présentée par l’armée congolaise comme celle de “Mzee wa Kazi”, semblait correspondre à un chef ADF connu : Nasser Abdu Hamid Diiru, le commandant adjoint de l’un de leurs camps. Pourtant, ce décès n’est pas non plus confirmé par des sources indépendantes de l’armée congolaise.

Nasser Abdu Hamid Diiru est le seul responsable des ADF dont la mort est corroborée par des photographies (organigramme extrait du rapport du Groupe d’étude sur le Congo « Les ADF vus de l’intérieur », de novembre 2018)

 

« L’offensive a été très mal préparée », assure de son côté le député d’opposition du Nord-Kivu Muhindo Nzangi. « Les FARDC se sont lancées dans une opération classique, pour reprendre les bases des ADF. Mais ces derniers avaient anticipé : ils n’ont pas livré bataille, sauf à deux reprises, à Lahé et Madina, et ce seulement pour retarder l’avancée des FARDC et laisser à leurs membres le temps de quitter les lieux. De leur côté, les ADF ont tendu à nos soldats des embuscades meurtrières ».

« Le terrain, qui est une dense forêt vallonnée, est idéal pour se déplacer sans être repéré », complète le général français Jean Baillaud, qui fut commandant adjoint de la force de la Mission de l’ONU en RDC (Monusco) de 2013 à 2016. « Face à eux, occuper des positions statiques n’est pas très utile. Si elles sont faibles, elles sont une cible et peuvent être attaquées, auquel cas elles deviennent des réserves d’armes et de munitions pour l’ennemi. Si elles sont fortes, elles peuvent facilement être contournées. »

Faut-il, pour autant, en conclure que les opérations menées jusque-là, et qui ont mobilisé 22 000 hommes et 19 généraux, selon une source onusienne, ont été inutiles ? Pas nécessairement. Plusieurs signes suggèrent notamment que les ADF ont dû adapter leurs méthodes. D’abord, depuis le 26 novembre, ils commettent beaucoup moins de massacres dans les zones urbaines de l’axe Beni-Eringeti et plus dans des régions plus reculées.

Localisation des massacres des ADF du 1er au 27 novembre 2019
Localisation des massacres des ADF du 1er au 27 novembre 2019

 

Localisation des massacres commis par les ADF depuis le 28 novembre
Localisation des massacres commis par les ADF depuis le 28 novembre

Ce sont pourtant ces attaques en ville qui ont le plus grand retentissement. Ceci a notamment été visible le 20 novembre, avec l’attaque du quartier de Boikene, en ville de Beni, qui a abouti à des manifestations contre la Monusco. Les recherches effectuées sur le moteur de recherche Google témoignent également que les massacres de novembre ont suscité beaucoup plus d’intérêt que ceux de janvier, pourtant presque aussi meurtriers.

Le nombre de civils tués dans des massacres attribués aux ADF s’est maintenu à un très haut niveau de novembre à janvier
Le nombre de civils tués dans des massacres attribués aux ADF s’est maintenu à un très haut niveau de novembre à janvier
Mais l’intérêt pour ce sujet a sensiblement baissé (nombre de recherches des termes « Beni Congo » sur Google depuis le 1er octobre – source : Google trends)
Mais l’intérêt pour ce sujet a sensiblement baissé (nombre de recherches des termes « Beni Congo » sur Google depuis le 1er octobre – source : Google trends)

Ensuite, des pillages de nourriture ont eu lieu lors de plusieurs massacres récents. De la part des ADF, ce mode opératoire est rare. Cela laisse imaginer que ses lignes de ravitaillement ont été perturbées par les opérations des FARDC.

Enfin, les récents massacres se sont produits à l’ouest de la route nationale 4, dans une zone située loin des opérations des FARDC. Cela amène à plusieurs hypothèses, pas forcément exclusives. Soit les ADF ont fait alliance avec d’autres groupes armés présents dans cette zone, à qui ils ont « sous-traité » les massacres. Soit une partie d’entre eux au moins a réussi à contourner l’ennemi jusqu’à se déplacer dans cette zone, moins bien couverte par les forces de sécurité. Les FARDC n’avaient, jusque début février, qu’un peloton dans la ville de Mangina et la Monusco n’y a pas de présence : sa base provisoire la plus proche est située à Biakato, en Ituri.

Quoi qu’il en soit, les FARDC interprètent la relocalisation des massacres dans l’ouest du territoire de Beni et en Ituri comme une tentative de diversion des ADF. « Ils veulent nous obliger à envoyer des forces là-bas afin que nous quittions le triangle de la mort pour leur permettre de reprendre leurs bases », affirme ainsi un officier au KST. Malgré tout, selon une autre source militaire, une compagnie des FARDC a été envoyée en renfort à Mangina début février.

En dépit de l’engagement du président Félix Tshisekedi, l’offensive actuelle des FARDC pourrait, comme les précédentes, échouer à venir à bout de ce groupe. En janvier 2014 déjà, les FARDC avaient lancé une vaste attaque contre les ADF, avec le soutien de la Monusco. Après quatre mois, ils avaient annoncé avoir repris « Madina ». Puis, en octobre, des massacres de civils de grande ampleur avaient été commis : 345 personnes avaient été tuées en l’espace de trois mois.

Les FARDC avaient fini par quitter la forêt, et les ADF avaient pu reprendre, peu ou prou, leurs anciennes positions. « Avec le recul, je constate que nous avions une approche trop binaire du conflit », reconnaît aujourd’hui Jean Baillaud. « Nous pensions que les ADF étaient un ennemi bien identifié que nous pouvions vaincre avec une opération militaire. En réalité, et on le voit clairement aujourd’hui, ce n’est pas seulement un groupe armé, c’est aussi un réseau, qui contrôle tout un pan de l’économie locale et qui jouit de complicités ».

Pour vaincre cet ennemi, sans doute est-il nécessaire de mettre en place une stratégie plus globale faisant intervenir les services de renseignement, la justice et la diplomatie congolaises, et qui viserait non seulement les ADF eux-mêmes, mais aussi leurs réseaux de financement, de recrutement, et les complicités dont ils font l’objet en RDC comme dans la région. Sans cela, les offensives strictement militaires successives paraissent vouées à l’échec.

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2 Comments on “L’optimisme de l’armée congolaise contredit par de nouveaux massacres des ADF – KST”

  • GHOST

    says:

    PLANIFICATION INSUFISANTE
    Dans un pays où la grande majorité des congolais pensent que les mauvaises performances de l´armée ont pour cause l´infiltration par le Rwanda dans le rang des officiers, il est temps de nous dire avec lucidité que le niveau de l´éducation militaire de nos généraux est insufisante. Ceux d´entre eux qui possedent une éducation militaire academique ont pour réferences les théories de la guerre froide qui ne peuvent apporter une quelconque supériorité quand il s´git de planifier une opération militaire.
    Voici un exemple de planification « moderne »:
    « …In order to have a solid foundation from which to work, the South African spent long Days, putting together an armed strategic appreciation, complete with maps*, graphs*, intelligence summaries* levels of threat and a * list of priority counter-measures.. » ( Jim Hooper. Blood Song. First-hand accounts of a modern private army in action. p72)
    DEMIAP? Le renseignement militaire des FARDC ne semble pas être á la hauteur de sa tache car il ya insufisance de « intlligence summaries » et pire de « levels of threat and a list of counter-measures ».
    Contrairement á l´offensive contre le M23 où F Olenga (alors chef d´état-major de la force terrestre) avait fait appel á un officier de SARM.. et ce dernier connaissait son metier car ce général avait pris tout le temps pour mettre au point des informations fiables sur le « levels of threat and list of counter-measures ». Les FARDC savaient avec precision comment lancer l´offensive ayant des informations sur les capacités et les positions du M23.
    BATTLE ASSESSMENT ET PRESSION POLITIQUE
    Même si le chef d´EMG des FARDC et ses généraux ont lancés l´offensive sous la pression politique d´un nouveau président qui est á la recherche d´une victoire rapide sur le terrain, la decision de positioner l´état-major général de l armée au Kivu a pour objectif d´ameliorer le RETEX (retour d´experience) et surtout le concept « battle assessment ».
    Avec des officiers « analystes » de l´état-major général non loin de la zone opérationelle, les congolais ont l´espoir que qu´une réaction rapide visant á modifier la planification des actions est possible.
    Une fois de plus, il est question du niveau de l´éducation militaire de ceux qui devraient assumer cette fonction d´analystes au niveau de l´état-major général.
    LA NOTION DE « CENTRE DE GRAVITE DE L´ENNEMI »
    Selon Michel Goya (La voie de l´épée. De ma terre jusqu´au Sahel. 2 decembre 2019) une bonne stratégie recherche le « centre de gravité de l´ennemi, ce qui fait sa force, et s´efforce ensuite de le détruire ou moins de le réduire au maximun ».
    Or, le centre de gravité des ADF se trouve avant tout au « coeur » des FARDC. Les généraux parrains des milices armées et proprietaires des mines au Kivu constitue le premier centre de gravité des ADF.
    S´il faut se réferer á Executive Outcomes en Angola, la planification de l´offensive avait pour objectif prioritaire les mines de diamants sous contrôle de l´UNITA.
    Comment l´état-major général des FARDC peut lancer une offensive sans neutraliser les généraux si bien identifiés par la DEMIAP alors que nous savons tous la complicité ou l´alliance qui existe entre tous les groupes armés au Kivu ?
    Á suivre..

  • GHOST

    says:

    DESESPEREMENT BESOIN DE SUPERIORITE ?

    Le premier enseignement de cette offensive contre les ADF est cette recherche de « superiorité » des FARDC.
    Une fois de plus, nous affirmons que ceux des rares généraux congolais qui possedent une éducation militaire academique, doivent imperativement se recycler. Mr JJ Wondo qui avait participé á une session á l´école de guerre en France va reconnaitre ces notions que nous tentons de partager ici. En effet, mr JJ Wondo est des rares congolais á avoir cotoyé les auteurs de l´ouvrage  » La révolution dans les affaires militaires », en plus l´ouvrage figure (sans doute) parmis le plus important dans sa bibliothéque privée.

    L´INFORMATION: UNE ARME DE GUERRE
    Quand les medias au Congo sont entrain de parler du suicide (assassinat) du chef de renseignement militaire (DEMIAP), les performances discutables des FARDC démontrent que notre armée n´a pas (encore) intègrée la notion  » d´information superiority » – la supériorité informationnelle. C´est la DEMIAP qui devait assurer en permanence cette supériorité informationnelle.
    Selon T Balzacq et A De Nève ( La révolution dans les affaires militaires page 107), dans les guerres modernes il est très important d´atteindre la capacité de collecter, traiter et disséminer un flux continu d´informations qui doivent être précises et sûres. Ils affirment qu´á contrario, cette capacité doit être déniée á l´adversaire.

    L´armée au Congo doit depasser impérativement les vielles notions de la guerre où on « massifie les troupes » au lieu de « massifier les éffets ». La promotion de la guerre dite de « connaissance » qui est signifiée par la volonté de collecter l´information, de la contrôler tout en empêchant l´adversaire de faire de même doit être la grande priorité dans la planification des operations militaires.
    A De Nève et T Balzacq (Révolution dans les affaires militaires page 193) démontrent qu´il existe une modification dans la perception du combat. Dans l´offensive des FARDC, il ne peut être question d´une ligne de front, mais un travail simultané sur plusieurs fronts, dont l´objectif est de défaire l´ennemi le plus rapidement possible, en paralysant ses capacités de réactions. Les operations menées dans cette optique sont qualifiées de « non-linéaires ». Nous devons atteindre ce niveau où « la Bataille va se dérouler sous forme de rencontres déconnectées au sein de la zone de combat et au dessus de l´espace télématique de la guerre électronique, la surveillance high-tech et les communications instantanées »
    Pour ceux des lecteurs qui vont trouver qu´il s´agit de la « science fiction », Executive Outcomes a mis en action ces notions dans la guerre contre l´UNITA (Angola) et contre Boko Haram (Nigeria).

    Á suivre
    La supériorité en matière d´information contient un contenu offensif et défensif….

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