Les inquiétudes non résolues et les pièges à éviter sur le fichier électoral consolidé en RDC
Par Alain-Joseph Lomandja
Par sa Décision n° 007/CENI/BUR/18 du 06 avril 2018[1], la Commission Electorale Nationale Indépendante (CENI) a procédé à la publication des statistiques des électeurs par entités électorales. Cette publication est consécutive à la fin du traitement des données brutes du fichier électoral. La centralisation des données et les opérations de dédoublonnage et de radiation des mineurs ont permis de passer de 46 542 289 à 40 287 387 électeurs potentiels. Il a été relevé un nombre relativement élevé de 5 381 763 doublons et 902 290 mineurs radiés des listes électorales.
Nous voulons montrer ici succinctement les inquiétudes que suscite la publication des listes électorales et les pièges qu’il faut absolument éviter pour ne pas polluer le processus électoral des polémiques inutiles. Nous commencerons d’ailleurs par ces derniers.
1. Les pièges à éviter sur le fichier électoral
Il existe deux pièges à éviter, si l’on ne veut pas surchauffer inutilement les esprits au sujet du fichier électoral consolidé. Ces deux pièges sont l’intoxication politicienne et l’autosatisfaction excessive de la CENI.
a) Le piège de l’intoxication politicienne : la loi enjoint les partis politiques à déployer des témoins pour observer le processus d’enrôlement des électeurs dans toutes ses phases. Faute de moyens, de personnel qualifié, d’organisation interne ou d’intérêt, aucun parti politique ne déploie des témoins dans les centres d’inscription. Pour l’essentiel, les acteurs politiques se contentent des rapports partiels ou parcellaires des organisations de la société civile et politisent à outrance cette question technique. Même si le fichier électoral est un élément clé et sensible du fichier électoral qui peut impacter les résultats des élections, il convient d’en parler de manière dépassionnée et sans généralisations abusives susceptibles de brouiller la perception de tout le processus électoral.
b) Le piège de l’autosatisfaction de la CENI : depuis la publication des statistiques des électeurs, la CENI tient des discours laudatifs sur son travail. Elle oublie qu’un fichier électoral dans un pays sans registre d’état civil ni carte d’identité, ne peut être qu’imparfait. Les reproches adressés au fichier électoral de 2011 par le Président de la CENI sont les mêmes qu’on retrouve dans l’actuel fichier. D’où la nécessité d’une certaine humilité qui ouvre la possibilité de corriger les erreurs et de rassurer face à certaines inquiétudes.
2. Les inquiétudes relatives au fichier électoral actuel
La publication des listes électorales par la CENI a réveillé des inquiétudes persistantes, dont certaines ont été soulignées autrefois lors de notre analyse des pesanteurs politiques du calendrier électoral du 05 novembre 2017[2]. Ces inquiétudes anciennes et nouvelles peuvent être résumées en quatre points d’importance inégale.
a) Unicité, intégrité et inclusivité du fichier électoral: le nombre relativement élevé des doublons et des mineurs radiés soulève la question de l’intégrité du fichier électoral en cours de constitution. En effet, l’unicité et l’inclusivité sont deux caractéristiques importantes d’un fichier électoral. Le traitement de ce dernier (déduplication, dédoublonnage, détection et radiation des mineurs, etc.) ne se fait pas seulement en fonction de la répartition des sièges et donc des seules législatives, mais aussi en fonction de tous les scrutins. Or, comme nous l’avons souligné ailleurs[3], le calendrier électoral ne prévoit aucune activité de nettoyage du fichier électoral après l’enrôlement des congolais vivant à l’étranger. La CENI va-t-elle déverser des données brutes dans la partie du fichier déjà consolidée ? Cette question est d’autant plus préoccupante que la présidentielle se joue à un seul tour et à la majorité simple. Même si c’est le nombre de votants et les suffrages valablement exprimés qui comptent, le taux de participation, lui, se calcule en fonction du nombre d’électeurs attendus. Ce dernier nombre est également important en cas de prévention, de contestation ou de dénonciation des bourrages d’urnes. Il revient donc à la CENI de dire à l’opinion nationale pourquoi les données de l’enrôlement des congolais vivant à l’étranger ne seront pas nettoyées.
b) Transparence dans la sélection du prestataire des services: comme pour les machines à voter, le prestataire de service pour les opérations de nettoyage du fichier électoral a été sélectionné de gré à gré, sans appel d’offre. Quand on se rappelle que M. Corneille Nangaa, Président de la CENI, a fait annuler la procédure d’obtention des kits d’enregistrement des électeurs qu’il a trouvée sur la table parce qu’étant lancée de gré à gré, on peut se demander pourquoi lui-même viole la loi en recourant systématiquement au « gré à gré » dans des marchés de plusieurs dizaines de millions de dollars. Bien plus, ce genre de marchés n’offre aucune garantie de transparence.
c) Publication du rapport des opérations de traitement du fichier: Comment a-t-on détecté les doublons et les mineurs ? Qui a fait quoi ? Quelle a été la méthodologie de travail ? Comment fonctionnent les technologies AFIS (Automatic finger identification system) et ABIS (Automatic biometric identification system) ? Telles sont les questions qu’on entend dans le débat actuel. La transparence étant avant tout une affaire de perception, la CENI gagnerait à publier le rapport des opérations de nettoyage du fichier électoral et couper court aux spéculations sur ce dernier. Cela permettrait en outre l’analyse et l’exploitation indépendante de ce travail.
d) Utilité de l’audit du fichier électoral: À quoi sert l’audit du fichier électoral, quand on sait que c’est une activité purement constatative et non curative[4] (il ne permet pas du tout de corriger les éventuelles anomalies dudit fichier) ? La preuve est que la loi sur la répartition des sièges sera probablement votée avant ledit audit. S’il était important sur le plan technique et opérationnel, la CENI aurait attendu les résultats de l’audit en question avant le dépôt des données du fichier à l’Assemblée Nationale.
Conclusion
Le recensement électoral est une solution provisoire et imparfaite qui n’apportera pas de réponse définitive aux processus électoraux. Sans un recensement général de la population ni la tenue régulière des registres d’état civil, on devra se contenter de cette solution provisoire et imparfaite, sans toutefois renoncer à l’améliorer constamment.
Alain-joseph Lomandja
Analyste électoral, ancien senior expert électoral auprès de Carter Center.
Références
[1] Cf. https://www.ceni.cd/articles/decision-n007-ceni-bur-18-du-06-avril-2018-portant-publication-des-statistiques-des-electeurs-par-entites-electorales .
[2] Cf. http://afridesk.org/fr/decryptage-pesanteurs-politiques-dun-calendrier-electoral-technique-aj-lomandja/ .
[3] Ibid.
[4] Ibid.