DROIT & JUSTICE | 28-12-2018 19:45
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Les Congolais doivent capitaliser le phénomène Mukwege – Bandeja Yamba

Auteur : Bandeja Yamba

Le phénomène Mukwege ne doit pas disparaître

Par Bandeja Yamba

Le docteur Denis Mukwege dans son discours d’acceptation du prix Nobel de la paix le 10 décembre 2018, mentionne le rapport du Projet Mapping[1] de l’ONU sur les crimes commis au Congo par les armées étrangères et congolaise entre 1993 à 2003. Il demande les raisons pour lesquelles les auteurs de ces violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire ne sont pas traduits devant la justice.

Ce rapport, publié le 1er octobre 2010, exige une réponse sérieuse de la part de l’ONU et de ses États membres, notamment du gouvernement congolais et d’autres gouvernements africains dont les forces ont participé aux violations des droits de l’homme au Congo. Jusqu’à maintenant, la réponse est insatisfaisante.

« Qu’attend le monde pour que ce rapport soit pris en compte? » demande le médecin congolais et prix Nobel de la paix, car il n’y a pas de paix sans justice et sans réconciliation.

Introduction

Dans le rapport du Projet Mapping publié le 1er octobre 2010 sur les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire au Congo entre mars 1993 et juin 2003, le Bureau des Nations unies du Haut-commissariat aux droits de l’homme propose l’établissement d’un tribunal spécial, de chambres spécialisées et d’un tribunal international parmi les mécanismes judiciaires à mettre en place pour condamner les auteurs de ces crimes.

Le docteur Mukwege interpelle la communauté internationale, pour n’avoir pas donné suite au rapport du Projet Mapping qui « dort dans le tiroir à New York ». Pourtant, un des objectifs du rapport est de fournir aux autorités congolaises et à la communauté internationale des éléments pour les aider à décider de la meilleure approche à adopter pour rendre justice aux nombreuses victimes et combattre l’impunité.  Jusqu’à maintenant, aucun mécanisme n’a été mis en œuvre.

Des contraintes politiques pèsent sur le système de justice apparemment forcé à des compromis; l’arrivée au pouvoir d’un éventuel nouveau gouvernement pourrait constituer un contexte idéal pour mettre en place des institutions judiciaires pour  en finir avec  l’impunité. Aucune réconciliation n’est possible au Congo sans qu’on tire les leçons du passé.

De multiples raisons de l’absence de mécanismes judiciaires tant au Congo que dans des pays tiers peuvent être évoquées mais les principales sont la réticence de la communauté internationale, la dérobade du gouvernement congolais et l’influence des pays voisins.

La réticence de la communauté internationale

Depuis la publication du rapport du Projet Mapping, la communauté internationale a été réticente à instituer un tribunal pénal ad hoc pour le Congo à l’image du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) ou du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). La communauté internationale considère ces tribunaux trop dispendieux, lourds et inefficaces pour mettre fin à l’impunité, ne pouvant poursuivre en justice qu’un nombre limité d’affaires. La création de ce genre de tribunaux temporaires et purement internationaux ne semble plus à l’ordre du jour de la communauté internationale.

Pourtant, nombre des plus graves incidents examinés dans le rapport, 617 survenus dans tout le Congo, et le fait que certains crimes pourraient constituer des actes de génocide, auraient dû amener la communauté internationale à créer un Tribunal pénal international pour le Congo. La charte de l’ONU stipule que le Conseil de sécurité intervient en cas d’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression. Tous les belligérants ont  commis des violations du droit international humanitaire. Le rapport du Projet Mapping souligne que : « Rares ont été les civils, congolais et étrangers, vivant sur le territoire du Congo qui ont pu échapper à ces violences, qu’ils aient été victimes de meurtres, d’atteintes à leur intégrité physique, de viols, de déplacements forcés, de pillages, de destructions de biens ou de violations de leurs biens économiques et sociaux »[2].

Si la communauté internationale n’a pas jugé urgent de créer un Tribunal pénal international pour le Congo, c’est parce que la création d’un tel tribunal est toujours une question politique et diplomatique. A cause de la faiblesse de son leadership sur la scène internationale, le Congo est depuis une vingtaine d’années réduit à l’impuissance; il n’a pas d’alliés parmi les pays les plus industrialisés dominant la diplomatie internationale. Ces pays industrialisés et membres du Conseil de sécurité des Nations unies pourraient influer en faveur de la création d’un Tribunal pénal international pour le Congo.

En Syrie, plusieurs pays industrialisés ont soutenu  la création d’une commission d’enquête indépendante. En 2016,  l’Assemblée générale de l’ONU a adopté une résolution créant  : « Le Mécanisme international, impartial et indépendant chargé de faciliter les enquêtes sur les violations les plus graves du droit international commises en République arabe syrienne depuis mars 2011 et d’aider à juger ceux qui en sont responsables »[3]. Plusieurs se demandent si  le  «Mécanisme » ne sera pas converti en un Tribunal international! La même question se pose sur les suites à donner au rapport du Projet Mapping.

La dérobade du gouvernement congolais

La réticence de la communauté internationale n’est pas l’unique raison de l’absence de la création d’un TPI pour le Congo. L’attitude du gouvernement congolais, qui ne souhaite pas voir se mettre en place un tribunal sur lequel il n’aura pas droit de regard, est aussi une embûche majeure.

Le gouvernement congolais soutient qu’ayant ratifié le Statut de Rome, la répression des crimes lui revient sur la base du principe de complémentarité. Pour le gouvernement congolais, une telle option mettrait en jeu la souveraineté nationale.

Le Congo n’est pas le seul pays à se méfier de la justice internationale. Depuis ses débuts, la justice pénale internationale s’est confrontée à la réticence des états à renoncer à une part de leur souveraineté nationale en faveur de pouvoirs supranationaux de poursuites. La justice pénale internationale suppose une nouvelle dimension du concept de souveraineté, le relâchement du principe de non-ingérence.

Le principe de complémentarité et la sauvegarde de la souveraineté nationale ne constitue pas les véritables raisons de ne pas instituer des mécanismes pour poursuivre en justice les auteurs de crimes. Sinon, pourquoi alors ce même gouvernement « souverain » accepterait de livrer quatre citoyens congolais[4] à la Cour pénale internationale (CPI).

Selon certains, le problème est que, parmi les personnes qui dirigent le Congo, plusieurs sont soupçonnées de crimes au cours de la période couverte par le rapport et dans les années postérieures. D’après le rapport, le processus de « brassage » favorisant l’intégration des groupes rebelles au sein des FARDC s’est souvent accompagné de l’attribution de grades supérieurs à leurs chefs soupçonnés d’être responsables de violations massives des droits de l’homme et du droit international humanitaire et donne l’impression à la société civile que le Gouvernement « gratifie » les auteurs des crimes au nom de la paix et de l’unité nationale[5]. On réserve  à ces criminels un traitement plus favorable que celui réservé aux preneurs d’otages avec qui la police refuse souvent de négocier. Cette situation est attribuable au fait que les conflits congolais n’ont pas fait de vainqueurs qui peuvent imposer leurs propres mesures judiciaires [6]comme lors du conflit rwandais.

Depuis la parution du rapport  du Projet Mapping, les ONG et les Nations unies ont produit plusieurs autres rapports qui démontrent que le Gouvernement congolais ne remplit pas ses obligations légales pour protéger ses citoyens.

L’influence des pays voisins

Les auteurs présumés de crimes perpétrés au Congo sont autant des citoyens congolais que des citoyens d’autres pays africains, dont le Rwanda, l’Angola, l’Ouganda et le Zimbabwe. Certains pays, dont le Rwanda et l’Angola, interdisent l’extradition de leurs citoyens vers un pays tiers. Le rapport  du Projet Mapping affirme que la plupart des soldats qui ont commis les atrocités de 1996-1997 étaient sous commandement effectif de l’armée rwandaise et que leur commandant en chef était le colonel James Kabarebe[7]. Il a ensuite été chef d’état-major de l’armée rwandaise et est aujourd’hui ministre de la Défense du Rwanda.  

 Le contexte politique rend difficile de mener des enquêtes judiciaires en Ouganda, au Zimbabwe, au Burundi et au Rwanda. Pensons ici au refus du Rwanda, à ce jour, d’extrader Laurent Nkundabatware, accusé de crimes graves par les autorités judiciaires congolaises.

Face au Rwanda, aucune organisation internationale n’ose aujourd’hui exiger sa coopération. La culpabilité pour ne pas être intervenu afin de stopper le génocide en 1994 a conduit de nombreux gouvernement à fermer les yeux sur les crimes effroyables commis par les forces rwandaises au Congo et, par extension, sur les crimes commis par d’autres forces armées sur le territoire congolais. Les populations civiles payent le prix fort pour cette politique désastreuse.

En Afrique, être en position de faiblesse est une situation inhabituelle pour les occidentaux. Au cours des vingt dernières années, l’instrumentalisation du génocide par les autorités rwandaises pour faire valoir leurs intérêts sur la scène internationale est un modèle d’efficacité politique[8]

Quelle autre ancienne colonie d’Afrique est parvenue à susciter des commissions d’enquêtes en Belgique, en France, aux Nations unies et au sein de l’Union africaine? Quel autre pays africain a fait valoir sa date d’anniversaire de l’horreur, le 7 avril, comme jour de commémoration mondiale des génocides? L’énormité du crime commis en 1994 au Rwanda n’explique pas tout, l’époque non plus.[9]

La France a même soutenu la candidature de la ministre des Affaires étrangères du Rwanda, Louise Mushikwabo, au poste de Secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF). Pourtant, elle représente un pays où l’anglais est la langue de l’enseignement et de l’administration, la seule langue officielle.  En outre, la violence de la réaction des autorités rwandaises suscitée par la qualification juridique des crimes commis au Congo par l’Armée patriotique rwandaise devait être prise en considération au moment de faire le choix de cette personne. Selon le sociologue André Guichaoua, en août 2010, soit deux mois avant la parution dudit rapport, la ministre rwandaise des Affaires étrangères avait envoyé un message au Secrétaire général des Nations unies lui rappelant la menace formulée par le président Kagame lors du Sommet des Objectifs du millénaire du 16 juillet 2010 à Madrid de retirer toutes les troupes rwandaise engagées dans les opérations de maintien de la paix de l’ONU.

Dans ce contexte, il apparaît improbable que les États tiers acceptent d’extrader leurs citoyens au Congo pour y être jugés. De plus, aucun des pays des Grands Lacs n’a jusqu’à maintenant engagé de poursuites contre les nationaux impliqués dans la commission de crimes, malgré l’existence d’indices quant à la responsabilité de leurs armées dans les crimes au Congo.

Raisons d’espérer

Le docteur Mukwege demande aux Congolais d’avoir le courage de prendre leur destin en main. Il leur rappelle : « Construisons la paix, construisons l’avenir de notre pays ensemble, construisons un meilleur avenir pour l’Afrique. Personne ne le fera à notre place »[10].

La justice vaincra si les criminels sont inculpés et condamnés. Cela nécessite un État de droit. Les mécanismes judiciaires en réponse au rapport  du Projet Mapping pourraient être mis en place par l’un des deux principaux candidats, à savoir Félix Tshisekedi ou Martin Fayulu, au lendemain de l’élection présidentielle attendue dans les prochains jours.

Le nouveau gouvernement veillera à réhabiliter le système judiciaire, à continuer la réforme du droit congolais et à instaurer de nouvelles institutions favorisant le respect des obligations internationales du Congo en matière de justice et lutte contre l’impunité, afin de restaurer les victimes dans leurs droits et leur dignité, à consolider la démocratie et une paix durable.

Ce nouveau gouvernement pourra mettre en œuvre un TPI mixte intégré dans le système judiciaire congolais avec des juges et autres personnels congolais et étrangers pour rendre justice aux victimes.

Le TPI mixte, un des modèles suggérés par le rapport du Projet Mapping et par les ONG, est conforme au principe de complémentarité de la CPI selon lequel il revient aux États-parties de réprimer les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les actes de génocides perpétrés sur leur territoire.

Le prochain chef de l’État congolais n’aura pas d’obstacles politiques à mettre en place cette juridiction pour deux raisons principales. D’abord, les deux principaux candidats n’ont pas personnellement utilisé les armes dans le passé pour conquérir le pouvoir au Congo. Ils ne s’inquiètent pas que leur nom se retrouve sur la liste confidentielle des criminels présumés de certains crimes répertoriés dans le rapport du Projet Mapping. Ils ne craignent donc pas d’éventuelles poursuites judiciaires par des juridictions qu’ils auront mises en place.

Ensuite, la mise en œuvre de la juridiction mixte aura pour effet de calmer les ardeurs de hauts responsables qui occupent des postes dans les institutions congolaises qui tenteraient de bloquer le bon fonctionnement du nouveau gouvernement.

Certes, le TPI mixte ne pourra constituer l’unique solution au problème de lutte contre l’impunité, en raison du grand nombre de crimes commis sur le territoire congolais. Il peut toutefois agir comme moteur permettant de faire des enquêtes sur des individus qui demeurent jusqu’aujourd’hui intouchables.  

Les conflits au Congo ont impliqué au moins neuf pays africains et les populations continuent d’être victimes de violences indescriptibles. À l’exemple du Sénégal qui avait mis en place les Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises, lesquelles ont condamné à perpétuité pour les crimes de guerre, crimes contre l’humanité et actes de torture, en 2016, l’ancien président tchadien Hussein Habré[11], l’Union africaine (UA) pourrait faciliter la coopération judiciaire entre d’autres pays africains et le TPI congolais. L’UA pourrait mandater certains pays africains pour juger au nom de l’Afrique des hauts responsables de l’ancien régime qui se seraient refugiés sur leur territoire. L’un des principes fondateurs de l’UA est le rejet de l’impunité pour les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les crimes de génocide.

D’autres auteurs présumés de crimes graves commis au Congo peuvent aussi être jugés sur la base de la compétence universelle par des États tiers. La lutte contre l’impunité au Congo exige donc la collaboration de la communauté internationale.

Le docteur Mukwege le rappelle clairement quand il dit : « Avec ce prix Nobel de la paix, j’appelle le monde à être témoin et je vous exhorte à vous joindre à nous pour mettre fin à cette souffrance qui fait honte à notre humanité commune ».


Bandeja Yamba / Exclusivité DESC

Bandeja Yamba est expert et analyste en droits humains.

Références

[1] Rapport du projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République démocratique du Congo, Août 2010.

[2]  Rapport du projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République démocratique du Congo, Août 2010,  p. 9, para 15.

[3] Nations unies, Assemblée générale,  « Mécanisme international, impartial et indépendant chargé de faciliter les enquêtes sur les violations les plus graves du droit international commises en République syrienne depuis mars 2011 et d’aider à juger ceux qui en sont responsables »19,  décembre 2016, http://www.un.org/ga/search/view_doc.asp?symbol=A/71/L.48&Lang=F.

[4] Il s’agit de T. Lubanga, G. Katanga, M. Ngudolojo, J.P. Bemba.

[5] Rapport du projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République démocratique du Congo, Août 2010, P. 463, para. 1009.

[6] Bandeja Yamba, « Conflits sans vainqueurs et justice internationale », La Revue Nouvelle, 2007.

[7] Rapport du projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République démocratique du Congo, Août 2010.

[8] André Guichaoua, L’instrumentalisation politique de la justice internationale en Afrique centrale », Revue Tiers Monde, 2011/I (n205), pp 65-83.

[9] Bandeja Yamba, « Congo : après les faits, la justice » La Revue Nouvelle, 2011, p. 94.

[10] https://www.nobelprize.org/prizes/peace/2018/mukwege/55723-denis-mukwege-nobel-lecture-3/.

[11]Chambre Africaine extraordinaire d’Assise, Ministère public c. Hussein Habré, jugement, 30 mai 2016.

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