Jean-Jacques Wondo Omanyundu
SOCIÉTÉ | 14-09-2020 09:15
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Le nationalisme ethnique et les paradigmes des sciences sociales – Anthony Richmond

Auteur : Jean-Jacques Wondo Omanyundu

Cet article est extrait de l’article complet publié par l’auteur en 1987[1], adapté dans certains aspects au cas de la RDC.

Le concept de « nation » est difficile à définir. Elle n’est pas réductible à une culture commune, si par « culture » on entend une superposition complexe de significations et d’expériences partagées. Une société comprend généralement de nombreuses sous-cultures déterminées par la région, la place dans la société, l’ethnicité et d’autres facteurs comme la catégorie sociale et le sexe. La référence territoriale est nécessairement incluse dans la notion de « nation », mais elle ne coïncide pas nécessairement avec les frontières politiques. Les paramètres géographiques d’une nation donnée ne sont pas toujours aussi clairement définis que ceux d’un Etat.

Il arrive même qu’avec les vicissitudes de la guerre et les conséquences des migrations, les frontières « nationales » soient floues et chevauchent avec celles d’un autre groupe national effectivement reconnu comme tel ou qui aspire à l’être.

Néanmoins, l’association historique avec un lieu précis est une condition sine qua none de la nation. L’existence d’institutions communes, économiques, sociales et politiques, en est une autre. Le sentiment d’appartenance à une nation procède d’une participation historique concrète à des institutions communes. La nation suppose aussi un certain degré d’autonomie politique (passée ou présente) qui, toutefois, ne va pas nécessairement jusqu’à l’indépendance. Le nationalisme implique que l’on défende ou que l’on s’efforce d’accroitre cette autonomie. Le nationalisme ethnique n’est qu’une forme particulière du nationalisme (Connor, 1978 ; Smith, 1971).

En revanche, la base territoriale n’est pas préalable indispensable à l’existence de groupes ethniques Les membres d’un groupe ethnique peuvent rester liés au sein de divers réseaux et associations même en l’absence de territoire commun. C’est notamment le cas des minorités d’immigrés et de certains groupes religieux. Toutefois, tel ou tel groupe ethnique pourra se définir par un lien territorial antérieur. Ndlr : C’est le cas par exemple des minorités ethniques tutsies installées dans l’est et le sud-est de la RDC, communément appelées Banyarwanda, car ils s’identifient plutôt à leur origine rwandaise. Certaines minorités d’immigrés de la première et de la deuxième générations peuvent donner dans un nationalisme en quelque sorte « extraterritorial » ou « expatrial » lorsqu’ils aspirent à retrouver leur pays ou à le « libérer » politiquement de ses dirigeants du moment.

Il faut clairement distinguer l’Etat de la nation. L’Etat est par définition un système de gouvernement qui exerce l’autorité suprême, possède le monopole de l’utilisation légitime de la force militaire et d’autres moyens de coercition sur un territoire clairement délimité, et dont la souveraineté est reconnue par les autres Etats. Il est vrai, cependant, que dans un système où le pouvoir économique et politique se situe à l’échelle planétaire, certains Etats ont volontairement partagé leurs souveraineté dans certains domaines (la défense ou les échanges internationaux) avec d’autres Etats, ou sont devenus tributaires de l’une des superpuissances.

Un Etat peut comprendre plus d’une nation. De même, une nation peut se composer de plusieurs ethnies. Les distinctions que fait la sociologie entre « groupe ethnique », « nation » et « Etat » sont défendables, précisément parce que, bien souvent, elles se confondent partiellement dans la réalité historique, mais elles restent valides pour l’analyse. Qui dit nationalisme ne dit pas toujours aspiration à l’indépendance totale ou au statut d’Etat, et de même lorsque cette aspiration fait partie de l’idéologie ou d’un plan utopique, les considérations pragmatiques peuvent amener à accepter une autonomie moins poussée. Il n’en demeure pas moins que, vu l’élément territorial qui entre dans la définition de la « nation », l’autonomie implique nécessairement une délégation d’autorité, de pouvoir financier et de responsabilité administrative à une population qui réside dans un certain lieu. L’exercice du « pouvoir ethnique » n’est pas toujours nationaliste même s’il utilise la rhétorique nationaliste.

En avant-plan, Sulutani Makenga, l’ancien chef rebelle du M23 à Goma, le 20 novembre 2012.

La mobilisation politique d’un groupe ethnique peut répondre à des objectifs variables : droit de suffrage, utilisation de vote ethnique pour faire pencher la balance dans les circonscriptions marginales, statut spécial pour telle ou telle langue ou religion (surtout dans le domaine de l’éducation, suppression des injustices et application effective des codes de droit de l’homme, programmes de discrimination positive, indemnisation des préjudices passés, restitutions des biens, admission des prétentions à un traitement spécial (exemption de service militaire par exemple) et ainsi de suite. Les mouvements « nationalistes » forment aussi parfois ce genre de revendications, mais ils peuvent aller loin, en cherchant à s’assurer l’autonomie dans une zone géographique donnée. C’est le cas des Banyarwanda installés dans les plateaux de Mulenge, dans le Sud-Kivu, communément appelés « Banyamulenge ».

La politisation de l’ethnicité ne doit pas être confondue avec le nationalisme ethnique, encore qu’elle puisse y trouver son aboutissement lorsque la légitimité de la revendication historique d’un territoire donnée peut être établie. Aussi bien, les mouvements nationalistes n’aspirent pas tous à l’indépendance, ni au statut d’Etat. La notion d’association de souverainetés a été utilisée par les nationalistes québécois au Canada, mais elle peut s’appliquer ailleurs. Elle suppose un partage de responsabilité pour certaines fonctions gouvernementales avec un ou plusieurs Etats.

Les traités de défense, les unions douanières, les accords d’intégration économique, la reconnaissance de parlements et d’organes judiciaires supra-étatiques sont autant d’éléments qui tendent à éroder les pouvoirs traditionnels des Etats, avec leur accord il est vrai. Dans d’autres circonstances, la conquête militaire ou la dépendance économique peuvent limiter la souveraineté dans la réalité. Bien que l’exercice du « pouvoir coercitif suprême » soit encore le critère distinctif de l’Etat, en pratique, de nombreux Etats ne peuvent aujourd’hui survivre que grâce à d’autres, les superpuissances en particulier. Ils sont devenus des Etats-clients dans un système d’économie politique dominé par les multinationales (Grabt et wellhoffer, 1979). Cet affaiblissement du pouvoir étatique central est pour beaucoup dans l’avènement du nationalisme ethnique.

Ainsi, pour le cas de la RDC, l’évaporation de l’Etat central et de l’autorité de l’Etat conduisant à la faillite de l’Etat, depuis la période de Mobutu, a généré une crise sécuritaire aux revendications identitaires ethniques qui mine l’est de la RDC depuis 1996.

En effet, la thématique de « l’Etat effondré » (collapsed state) ou « échoué » (failed state)[2] désigne en général l’incapacité des Etats à assurer un minimum de fonctions étatiques classiques (et d’abord la sécurité). Il n’y aurait plus de monopole de la violence parce que l’usure du concept d’Etat-nation ferait que les éléments de structuration clanique/tribale prendraient le dessus. Les Etats sont des entités mortelles. Dans l’histoire, le mode le plus classique de disparition est assurément la défaite militaire. Ecrasés, occupés, les vaincus sont phagocytés avec plus ou moins de succès par l’Etat victorieux qui, dans le meilleur des cas, peut progressivement obtenir le soutien des populations qu’il a vaincues. L’assimilation est alors une éventualité politique efficace et se traduit par la fusion de populations différentes sous le monopole de la violence d’Etat et l’agrégation avec le temps de différentes populations en une société dont les différences s’estompent au fur et à mesure qu’une culture commune – une langue, des représentations sociales identiques – surgit[3].

Un Etat failli est caractérisé par un gouvernement central illégitime et si faible ou inefficace qu’il n’exerce qu’un contrôle marginal sur son territoire, particulièrement dans les régions périphériques et frontalières avec ses voisins. En effet, en 1996, le système politique zaïrois, progressivement réduit aux centres urbains et finalement à Kinshasa, n’était plus capable de résoudre ses problèmes périphériques. Parmi ces derniers, la situation au Kivu était, pour le régime, des plus redoutables. De par son caractère transfrontalier, impliquant les populations des pays limitrophes, elle devait nécessairement se transformer en problème géopolitique régional et en enjeu géostratégique international dont il souffre le martyr aujourd’hui[4].

Texte adapté par Jean-Jacques Wondo Omanyundu

Références

[1] Phénomènes ethniques, Nationalismes, classifications, préjugés in Revue internationale des sciences sociales, UNESCO/ERES/Vol XXXIX, N°1/1987.

[2] Ce concept est largement expliqué par J.L MARRET et A. Didier, Etats « échoués » et Mégapoles anarchiques, Paris, PUF, novembre 2001.

[3] Jean-Luc Marret, Crises d’Etat et organisations non étatiques violentes : Etats « effondrés » ou « échoués », in Annuaire Stratégique 2003, Fondation pour la recherche Stratégique, Ed. Odile Jacob, Paris, Juin 2003, p.145.

[4] Jean-Jacques Wondo Omanyundu, Les armées au Congo-Kinshasa. Radioscopie de la Force publique aux FARDC; Monde Nouveau/Afrique Nouvelle, Suisse, 2013, p.201. Le livre est disponible sur Amazon : https://www.amazon.fr/Armées-Congo-Kinshasa-Radioscopie-Force-publique/dp/1086972538.

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