Initialement publié dans lepoint.fr
ENTRETIEN. Pour Papa Demba Thiam, au-delà de sa dimension de crise sanitaire et économique, le Covid-19 pourrait ouvrir de nouvelles perspectives à l’Afrique.
Propos recueillis par Malick Diawara
La crise sanitaire à fort impact économique qu’a entraînée le nouveau coronavirus Covid-19 va-t-elle contribuer à rebattre les cartes de notre monde ? Au regard des chocs internes et externes qu’elle a engendrés dans les pays, le doute n’est plus permis. Le monde a découvert avec effarement combien, pour le meilleur comme pour le pire, il dépend de la Chine. Parti de l’empire du Milieu, le Covid-19 a révélé la fragilité de nombre de pays qui ont perdu la maîtrise de l’accès à des produits dont on n’avait pas assez mesuré la dimension stratégique dans l’euphorie de la globalisation. Pour Papa Demba Thiam, consultant et entrepreneur international pour le développement des chaînes de valeurs, ancien cadre de la Banque mondiale qui a travaillé, entre autres, sur d’importants projets en liaison avec la Commission européenne et l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (Onudi), malgré sa fragilité sanitaire, économique et même politique à certains égards, l’Afrique peut se remettre à l’endroit si elle tire les meilleures leçons de ce cataclysme planétaire qu’est la pandémie du Covid-19. Avec Le Point Afrique, il a fait le tour de la question en bousculant bien des raisonnements tenus dans le mainstream de la pensée économique sur l’Afrique.
Le Point Afrique : En quoi la crise sanitaire du Covid-19 tombe-t-elle vraiment mal pour les économies africaines ?
Les dirigeants africains ont donné les raisons pour lesquelles des changements de politique économique s’imposent. C’était en décembre 2019 avec le « Consensus de Dakar » et lors du Sommet des chefs d’État et gouvernement Afrique-Caraïbes-Pacifique de Nairobi.
Ils ont suscité l’espoir en affirmant que leurs économies doivent être bâties sur leurs forces. On pouvait s’attendre à ce que les pays africains s’engagent conséquemment à développer rapidement des capacités internes pour générer et mettre en œuvre des solutions de croissance inclusive de manière à changer de paradigme. D’autant plus que les chefs d’État africains ont demandé à leurs partenaires au développement de se concentrer sur le financement des solutions « africaines », non sans avoir remis en cause les instruments de conception, d’analyse et d’intervention des institutions bureaucratiques multilatérales qu’ils jugent inadaptés. Avec la crise sanitaire du Covid-19 et ses probables effets destructeurs sur les tissus économiques et sociaux des pays africains, le financement des secours d’urgence va mettre les institutions multilatérales en première ligne alors qu’elles étaient en quête de légitimité ces dernières années. Les gouvernements africains, qui sont mal préparés, vont encore accuser leur « diktat » si les recettes proposées ne sont pas à hauteur des attentes de leurs populations.
Quelles sont les conséquences économiques que vous entrevoyez pour l’Afrique ?
Les conséquences de la crise du Covid-19 n’ont pas de raison d’être les mêmes pour toutes les économies africaines. Parce qu’elles ne sont pas toujours structurées de la même manière. Des décisions prises par les gouvernements dépendront les effets de contamination économique de la pandémie. Il y a cependant des constantes analytiques qui permettent d’identifier des profils de conséquences économiques.
Au départ, la contamination sanitaire a utilisé des chaînes logistiques sur des chaînes de valeurs globales comme vecteurs. C’est pourquoi s’étaient successivement établis des épicentres de la pandémie qui sont tous des pôles de croissance liés à « la nouvelle route de la soie », structurée par la Chine pour mieux s’intégrer à l’économie mondiale. Cela explique pourquoi l’Afrique n’abrite pas encore des épicentres de la pandémie, étant faiblement interconnectée aux chaînes logistiques globales.
Les contaminations ont d’abord été repérées et combattues dans ce qui lie le plus l’Afrique à l’économie mondiale : les industries de transport aérien et du tourisme au sens large. Elles seront les premières qui risquent d’être décimées en Afrique. Certains pays africains ont dû réagir pour bloquer le fonctionnement des chaînes de transmission dans ces secteurs en fermant aéroports, hôtels, restaurants, etc.
L’endettement et les problèmes de trésorerie des entreprises risquent de produire du chômage de masse et d’accroître la pauvreté. Pour combattre la contamination intracommunautaire, des dirigeants ont interdit les rassemblements de personnes et limité l’accès aux transports publics. Des décisions certes courageuses, mais qui vont ralentir les activités du secteur informel qui constituent en moyenne 90 % des économies réelles en Afrique, créer du chômage et de la pauvreté. C’est déjà le cas du commerce informel qui dépend des importations avec des pénuries sur les marchés de gros.
Même faiblement intégrées à l’économie mondiale, les activités formelles vont connaître les effets de l’arrêt de la production à l’échelle mondiale. Aussi, les recettes en devises des États vont être sévèrement amoindries par la réduction de la demande de matières premières presque partout dans le monde. Le choc sera particulièrement difficile pour les pays exportateurs de pétrole qui souffraient déjà de la baisse des cours, avant que le prix moyen du baril ne tombe sous la barre des 25 dollars américains avec le Covid-19. Il faut même craindre que l’exploitation du pétrole et du gaz ne connaisse des problèmes de rentabilité qui fassent douter les investisseurs.
Enfin, les États africains déjà endettés vont connaître de sérieux problèmes budgétaires. Sans compter l’urgence du remboursement des dettes de ces mêmes États africains à l’endroit de leurs entreprises privées qui sont déjà étouffées par des problèmes de trésorerie. C’est dans ce contexte qu’il faut aussi trouver des ressources pour lutter contre le Covid-19 sur le plan sanitaire.
De hauts responsables africains, à travers notamment la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique, ont fait une demande urgente de soutien à la Banque mondiale, au Fonds monétaire international et à la Banque centrale européenne. Ont-ils raison d’attendre quelque chose de ces institutions sursollicitées actuellement ?
Et pourquoi pas à la Banque africaine de développement aussi ? La situation de détresse suscitée par la pandémie réveille les vieux réflexes de déclarations et d’appels de toutes sortes, sans penser à aider les partenaires à orienter leurs concours. La Banque mondiale, le Fonds monétaire international et la Banque africaine de développement n’ont pas attendu cet appel pour se positionner en mode urgence sur cette affaire. Par exemple, la Banque mondiale avait rapidement annoncé 12 milliards de dollars US pour aider les pays qui sont atteints à combattre les effets de la pandémie, avant de porter cette somme à 14 milliards. La Société financière internationale, bras armé pour le développement du secteur privé de cette institution, a défini les domaines dans lesquels elle veut dépenser 8 de ces 14 milliards pour aider les entreprises privées en détresse à cause du Covid-19.
Mais comment générer rapidement des demandes d’intervention dûment étudiées pour absorber les ressources que l’institution met à disposition ? Il serait donc plus approprié de savoir si la Commission économique pour l’Afrique dispose des compétences techniques et de l’expertise nécessaires pour aider les pays africains à identifier rapidement des interventions à faire financer par les institutions auprès desquelles on lui demande d’intercéder. Cela repose la question de la rationalisation du travail des institutions de développement en Afrique. Cet exercice ne pourra pas se passer de faire faire à ces institutions leurs bilans de compétences face aux défis que le continent doit relever.
Quel mécanisme les pays africains pourraient-ils mettre en place pour se donner les moyens de financer eux-mêmes à la fois les grands projets qui leur font défaut et aussi la lutte contre les crises, sanitaire et économique, comme c’est le cas actuellement ?
C’est cela, la grande question d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Il convient tout d’abord de clairement définir les modèles de développement vers lesquels on voudrait ou devrait aller. Il s’agit ensuite de se doter de meilleures capacités d’analyse pour mettre en place des stratégies pertinentes, les traduire en programmes, en projets intégrés et enfin en interventions concrètes. Le problème aujourd’hui, c’est que cette capacité a peu à peu disparu de l’Afrique depuis l’avènement des programmes de stabilisation d’ajustement structurel. Cette capacité d’analyse n’est plus à chercher dans les institutions multilatérales, presque toutes structurées autour des dix commandements du Consensus de Washington. Cela se traduit même au niveau de leurs projets dits de développement du secteur privé, lesquels n’arrivent pas à créer des opportunités pour mieux faire participer les investisseurs privés aux activités productives. Pire, on y a fait du « privé » un secteur, alors que les acteurs privés opèrent dans tous les secteurs de l’activité économique. C’est là une illustration de plus des errements bureaucratiques de certaines institutions multilatérales.
Cela dit, il appartient à l’Afrique de mutualiser ses ressources intellectuelles, techniques et financières pour développer les projets structurants que sont censés soutenir ces fonds des institutions internationales. Cela permettra d’identifier des projets et de les soumettre aux financements publics et privés. Les opportunités d’investissements pourraient ainsi être structurées avec des niveaux de risques acceptables pour les investisseurs de tous ordres. Ce qui rendrait les investissements publics et privés solidaires et viables dans la réalisation des projets. Convaincu de cette nécessité, feu Babacar Ndiaye, alors président de la Banque africaine de développement, avait ainsi pensé monter un dispositif à cet effet au sein de son institution. Il m’avait commis pour lui préparer une note conceptuelle. Bien qu’il ait été ravi de l’avoir à disposition, il n’a malheureusement pas eu le temps de mettre en œuvre ce projet avant de quitter la BAD en 1995. C’est dire que, quelque part, le continent a perdu 25 ans puisqu’une structure de la sorte n’existe pas à ce jour. Et l’Afrique connaît toujours une crise d’opportunités, malgré ses avantages comparatifs. Beaucoup de projets qui y ont été financés l’ont été en pure perte en raison du défaut d’études de factibilité qui tiennent compte de la nature désorganisée des structures économiques qui crée un environnement des affaires hostile en Afrique. En lien avec la note conceptuelle, bien sûr actualisée, que j’ai eu à remettre à feu Babacar Ndiaye, il y a lieu d’innover avec une approche visant à corriger les structures économiques pour leur permettre d’assurer la réussite des projets.
La question de l’indépendance économique, financière et logistique de l’Afrique est clairement posée quant à la capacité de l’Afrique de faire front à des crises comme celle du Covid-19. Quelles réformes structurelles l’Afrique serait-elle bien inspirée de réaliser pour mieux maîtriser son destin ?
L’Afrique est improprement intégrée aux chaînes de valeur globales. Elle est surtout exportatrice de matières premières et importatrice de produits intermédiaires et finis. Par exemple, ses forêts sont pillées et lui reviennent sous la forme de papier et de meubles importés. Même les textiles qui sortent d’Afrique sont traités comme de la simple matière première alors qu’ils sont manufacturés. Et sur ce point, les institutions multilatérales ont une grande responsabilité en ce qu’elles ont dévoyé la notion de chaîne de valeur en poussant les pays africains à ne participer qu’aux chaînes de valeur globales. La conséquence en est que l’Afrique exporte des emplois et fabrique de la pauvreté du fait de certaines institutions internationales. Pour s’en sortir, elle doit opérer une forme de « déconnexion » à l’économie mondiale globalisée en favorisant le développement de chaînes de valeur régionales en Afrique. Celles-ci doivent s’appuyer sur des chaînes logistiques intégrées liant des pôles de croissance à travers tout le continent. En d’autres termes, il s’agit de faire du développement autocentré, c’est-à-dire de faire en sorte que la densité des flux économiques internes au continent soit supérieure à celle des flux économiques qui lui sont externes. Il s’agit là de créer de la résilience aux chocs extérieurs, comme le Covid-19, tout en permettant de comprendre ce qui se passe sur tous les maillons des chaînes de valeur. L’avantage réside dans le fait que ce scénario permet d’intervenir au plus tôt pour limiter les conséquences négatives des crises, qu’elles soient économiques ou sanitaires. En cas de pandémie, ce dispositif permettrait même de tracer les sources et modes de propagation des virus, et donc, en freiner l’expansion.
Plus que jamais, dans un monde qui tourne le dos à la globalisation et bat en brèche l’ultralibéralisme à tous crins, la capacité locale de création de valeur va être un atout important. Comment l’émergence contrariée de l’Afrique va-t-elle pouvoir y trouver son chemin ?
Curieusement, le Covid-19 peut aider les économies africaines à se réinventer. L’Afrique peut être l’un des continents les mieux préparés au nouvel ordre international qui pourrait se mettre en place après cette crise. Le Covid-19 a mis à nu la vulnérabilité des pays développés. C’est ainsi que la France, par exemple, parle de relocaliser ses productions dites stratégiques. À moyen et long termes, les cartes ne manqueront pas d’être redistribuées et des productions nationales, de se développer, comme c’est déjà le cas des États-Unis sous Trump. Cela dit, les économies occidentales vont se heurter à la résistance au changement de structures ossifiées pour des raisons économiques propres aux stratégies des entreprises privées. Cela prendra donc du temps pour que les États reprennent les choses en main. Contrairement aux pays industrialisés, l’Afrique n’a pas ce problème. L’explication réside dans le fait que ses structures de production ne sont pas assez développées et solides. C’est donc non seulement un terrain vierge sur lequel il est possible de semer, mais aussi un espace économique qui peut fonder sa croissance sur toutes sortes de matières premières nécessaires à l’économie mondiale. Le pari qu’elle devra gagner sera celui de développer en son sein des centres de croissance multipolaires dans le cadre de partenariats stratégiques gagnant-gagnant sur les chaînes de valeurs. Une manière de donner une substance nouvelle au multilatéralisme qui doit, de toute façon, être rénové avec la restructuration des institutions multilatérales.
La question de la place de l’État par rapport à l’économie a été reposée du fait de l’impact de la crise sanitaire du Covid-19 sur les appareils de production, de création de richesses, mais aussi de maintien du service public. Où et comment situeriez-vous le rôle et l’action des États africains dans un contexte où le secteur informel est le principal employeur du continent ?
Le Covid-19 a fait le plus de dégâts sanitaires dans les pays où l’État n’a plus beaucoup investi dans les infrastructures, y compris dans celles de la santé. Aussi, les dégâts économiques en cascade sont plus importants dans les pays où l’État a abandonné la planification stratégique des investissements et laissé des parties entières de ses territoires se désindustrialiser. Ceux-ci le regrettent amèrement aujourd’hui. Pour s’en sortir, les États africains doivent bâtir des économies capables de générer une croissance inclusive et résiliente. Cette forme de croissance se réalise dans des chaînes de valeur qui se créent par la transformation des ressources locales, soutenues par une planification stratégique des investissements en infrastructures physiques et institutionnelles tout autant que dans l’éducation et la formation. Ils doivent aussi soutenir la transition du secteur informel dans le cadre d’une économie modernisée et transparente, une manière de bâtir leurs économies sur leurs forces.
Tout cela conduit l’Afrique à devoir se réinventer, à commencer par son système d’éducation. Pouvez-vous nous donner quatre mesures que vous jugez pertinentes pour lancer cette réinvention ?
- Commencer par considérer que la demande d’éducation et de formation doit dériver des besoins de développer des maillons précis de chaînes de valeur potentielles ;
- Faire des cartographies des chaînes de valeur potentielles sur la base de la transformation des ressources africaines ;
- Développer des plateformes numériques qui permettent de démocratiser l’accès aux premiers savoirs et métiers de la transformation des ressources africaines ;
- Enfin, brancher les systèmes d’éducation et de formation existants sur les besoins du système productif et les aider à se réformer pour s’adapter aux exigences du développement endogène.
Papa Demba Thiam en quelques mots:
À la fois professeur, chercheur et investisseur, entrepreneur privé pour le développement des chaînes de valeurs, avant de travailler comme consultant international au service des gouvernements suisse et allemand, le Dr. Papa Demba Thiam a été coordonnateur puis directeur de projets pour le développement du secteur privé et du commerce dans les pays ACP (Afrique Caraïbes Pacifique) en liaison avec l’Union Européenne, consultant international auprès de l’Organisation des Nations unies pour le Développement Industriel (ONUDI) et auprès de la Commission Européenne, fonctionnaire à l’Organisation de Coopération et Développement Économique (OCDE) et économiste principal au Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest. De mai 2003 à octobre 2016, le Dr. Thiam a été fonctionnaire à la Banque mondiale avant de quitter cette dernière institution en retraite anticipée. Il développe actuellement des services de conseils en partenariats stratégiques Public-Privé sur les chaînes de valeurs en développement industriel fondés sur la transformation des ressources locales y compris par le développement d’agglomérations industrielles urbaines liées aux économies nationales, les parcs industriels multifonctions et les parcs agro-industriels.