Jean-Jacques Wondo Omanyundu
POLITIQUE | 07-09-2020 09:15
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Le coup d’Etat démocratique ou la nouvelle légitimation de l’interventionnisme militaire dans la politique africaine ? – JJ Wondo

Auteur : Jean-Jacques Wondo Omanyundu

Avec une capacité souvent supérieure d’imposer la force, l’armée peut en même temps défendre et contester l’autorité politique d’un gouvernement. L’histoire postcoloniale a montré que les forces armées africaines ont souvent essayé de ne pas tenir compte de l’autorité politique chaque fois qu’il a joué contre leurs intérêts économiques, politiques ou stratégiques. Par conséquent, la militarisation potentielle de la politique est restée un facteur possible d'(in)stabilité, avec de vastes implications sur la façon dont le pouvoir politique est réglementé et restreint à travers l’Afrique.

En commençant par l’Égypte en 1952, l’Afrique a vu près de 200 tentatives de coups au cours des six dernières décennies, 70 d’entre eux ont été couronnés de succès. 85% des pays africains ont donc expérimenté au moins une tentative de coup d’Etat dans l’histoire récente. Mais il y a des exceptions. Des pays comme le Sénégal ou le Botswana n’en ont jamais connu un ; d’autres, comme l’Afrique du Sud ou la Namibie, ont connu des tentatives mais n’ont jamais vu un régime militaire prendre le pouvoir.

Bien qu’une sorte de consolidation démocratique puisse être observée depuis les années 1990, les ingérences militaires (principalement sous la forme de coups) dans la sphère politique africaine ont continué à refaire surface. Des renversements militaires en Mauritanie (2008), Niger (2010) et Mali (2012), aux  relativement récents au Burkina Faso (2015) et Burundi (2015), Zimbabwe (2018), Algérie (2019), Soudan (2019) et aujourd’hui Mali (2020), les forces armées à travers le continent africain continuent d’agir en tant qu’agents de (dé-)stabilisation – quoique à des degrés divers[1].

On assiste actuellement à la quatrième vague de démocratisation à travers l’Afrique, avec des débats sur le rôle constitutionnel approprié de l’armée dans des sociétés post-autoritaires ou conflictuels comme l’Égypte, la Tunisie, l’Algérie, le Burkina Faso, le Soudan ou le Mali.

La présente analyse avance un postulat théorique sur le rôle démocratique de l’armée au sein des Etats instables. L’article avance que certaines armées sont capables de jouer un rôle constitutionnel démocratique dans une société post-autoritaire parce que leurs intérêts personnels correspondent souvent aux conditions que James Madison et d’autres ont identifiées comme favorables à la genèse d’une démocratie constitutionnelle : la stabilité institutionnelle, le pluralisme politique et l’unité nationale. C’est le cas du rôle constitutionnel que jouaient les militaires en Turquie et au Portugal à la suite des coups d’État militaires respectifs de 1960 et 1974 qui ont renversé les régimes autoritaires au profit de l’instauration des régimes démocratiques[2].

Le rôle de l’armée en tant qu’acteur constitutionnel dans les nouvelles démocraties est très ignoré dans la littérature scientifique. Un pionnier du domaine des relations civilo-militaires, Alfred Stepan, a observé que l’armée continue de rester « le moins étudié des facteurs impliqués dans les nouveaux mouvements démocratiques ». Dans son ouvrage, Narcís Serra a reconnu que les chercheurs continuent de négliger l’importance de l’armée dans le processus de transition démocratique et ne parviennent pas à placer l’armée au centre de leurs analyses[3].

Dans cette analyse, nous voulons attirer l’attention sur le phénomène largement négligé d’un « coup d’État démocratique ». La littérature académique, à ce jour, a analysé tous les coups d’état militaires dans un cadre antidémocratique et les a considérés comme un affront à la stabilité et à la démocratie. Mais à y regarder de près, on constate que tous les coups ne sont pas antidémocratiques. Comme nous allons le démontrer, dans leurs finalités, certains coups d’état sont nettement plus démocratiques que d’autres parce qu’ils répondent à un soulèvement populaire contre un régime autocratique ou totalitaire et renversent ce régime dans le but limité de tenir des élections libres et justes des dirigeants civils en vue d’instaurer un processus démocratique normal. C’est l’objet principal de la présente réflexion tirée de notre ouvrage : L’essentiel de la sociologie politique militaire africaine : des indépendances à nos jours, disponible sur Amazon : https://www.amazon.fr/Lessentiel-sociologie-politique-militaire-africaine/dp/1080881778.

C’est quoi un coup d’état et quelles sont les causes de l’intervention militaire dans le champ politique ?

Un coup d’État est une action soudaine (d’une durée de quelques heures à au moins une semaine) qui consiste souvent au renversement violent d’un gouvernement par un petit groupe de militaires, de police ou des forces de sécurité. Il en résulte le remplacement illégal du gouvernement existant, des autorités politiques et du cadre constitutionnel. Si l’action du petit groupe pour se débarrasser du gouvernement établi échoue (qui ne prend généralement pas plus d’une semaine), cela est considéré comme une tentative d’intervention ou « tentative de coup d’Etat ».

Par ailleurs, l’action militaire extra-légale ou paramilitaire visant l’ingérence dans les affaires politiques est appelée un « complot ». Dans un tel cas, la population ne le découvre que plus tard lorsque les autorités au pouvoir annoncent qu’une intrigue a été découverte et évitée.

Même si la self-promotion a incité de nombreux putschistes, l’intervention militaire a été souvent facilitée par l’instabilité politique générée par l’échec des régimes civils eux-mêmes[4]. L’intervention de l’armée dans la sphère politique de nombreux Etats africains est, pour l’essentiel, la conséquence des difficultés constatées précédemment dans le processus de construction nationale et de consolidation étatique. En effet, des facteurs tels que les faiblesses politiques et les contreperformances économiques, la corruption et le manque de structures démocratiques institutionnalisées constituent des arguments avancés par les militaires pour justifier leurs coups d’état[5].

Selon Samuel Huntington dans son étude sur « les sources du prétorianisme », les causes les plus déterminantes de l’intervention de l’armée dans la politique, sont d’ordre politique. Ce sont davantage un problème politique qu’un problème militaire, et ce constat reste particulièrement valable pour la plupart des pays africains[6]. Les interventions de l’armée dans les pays dits du Sud ne sont que la manifestation spécifique d’un phénomène plus vaste, à savoir l’absence d’institutions politiques capables de réguler et d’arbitrer les conflits[7]. On peut se demander à cet égard si l’instabilité politique et la crise de l’État, débouchant sur l’ingérence permanente des militaires dans la vie politique, ne sont pas dues à l’accélération du changement social et aux obstacles rencontrés.

En l’absence de règles fermement établies et d’institutions fortes qui régissent l’Etat et réglementent les processus politiques, les syndicats de travailleurs, les étudiants, le clergé, les groupes de pression et les militaires entrent tous en compétition pour contrôler le pouvoir de l’État. C’est là une caractéristique de l’environnement politique de la période postindépendance dans de nombreux pays africains. Vu leurs dimensions et leur influence intrinsèque, les forces armées africaines sont ainsi devenues des acteurs de premier plan sur la scène politique et ont conservé ce privilège[8].

Par ailleurs, on retrouve dans les coups d’État post-transition des années 1990 des justifications déjà évoquées lors des premiers coups des années 1960 : l’armée symbole et modèle de cohésion de la société ; l’armée arbitre s’autorisant à intervenir si le régime ne satisfait plus la population et pour sanctionner ses erreurs. De ce fait, les militaires peuvent se considérer donc comme garants des institutions et gardiens de la démocratie constitutionnelle[9].

En effet, il y a une réalité politique africaine qui veut qu’il est peu probable d’aboutir à une alternance au pouvoir de manière démocratique. La confiscation et la concentration des pouvoirs (Exécutif, parlementaire, judiciaire) et des organes d’appui à la démocratie et à l’Etat de droit (CENI, presse, armée…) entre les mains d’une seule personne ou d’une poignée de personnes verrouillent toute possibilité d’accession au pouvoir par la voie des élections libres et transparentes. Cela a pour corollaire de cristalliser la tension et les mécontentements populaires contre ces régimes en multipliant les possibilités d’une prise de pouvoir par la force par le renversement ou l’élimination du président qui personnifie à lui seul, tout le régime qui se repose quasi entièrement sur sa seule tête. Il s’en suit logiquement une alternance violente à la tête du pays qui est souvent facilitée par la faiblesse de Etat et des institutions sécuritaires (ne reposant que sur la garde prétorienne qui fuie généralement chaque fois que le président est renversé), le déficit de légitimité des animateurs politiques, la quasi absence de cohésion nationale du fait d’une gouvernance ethnorégionaliste, klepocratique, discriminatoire, patrimonialiste et clientéliste à outrance[10].

Nouveau paradigme militaire politique en Afrique

Ces dernières années, contrairement à l’Afrique centrale, des militaires de quelques pays de l’Afrique du nord et de l’Afrique de l’ouest semblent progressivement prendre conscience du caractère républicain de leur métier. Ces pays expérimentent une nouvelle conjoncture politique où les militaires s’inscrivent de plus en plus dans une perspective de gouvernance sécuritaire démocratique[11].

Après Jerry Rawlings[12] au Ghana et Amani Toumani Touré[13] au Mali, on a vu le Général Kouyaté en Guinée, Salou Djibo[14] au Niger, Rachid Ammar[15], chef d’état-major de l’armée de terre tunisienne, Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée nationale populaire algérienne, Ibn Auf, vice-président et ministre de la Défense soudanais, et aujourd’hui le colonel Assimi Goita, officier supérieur de l’armée malienne, sous réserve de l’issue définitive des événements en cours au Mali, jouer un rôle majeur dans la dynamique démocratique de leurs pays respectifs. La position prise par l’armée lors de la révolte populaire d’octobre 2014 au Burkina Faso s’inscrirait également dans cette dynamique sociopolitique qui fait désormais jurisprudence dans cette partie de l’Afrique.

 

AnnéePaysAuteurCible
2001RDCArméeLaurent-Désiré Kabila
2003RCAFrançois BozizéAnge-Félix Patassé
2003Guinée-BissauVerissimo Correia SeabraKumba yala
2005MauritanieElly Ould Mohamed VallMaaouiya Ould Taya
2005TogoFaure GnassigbéFambaré Ouattara Natchaba
2008MauritanieMohamed Ould Abdel AzizSidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi
2008GuinéeMoussa Dadis CamaraGouvernement
2009MadagascarAndry RajoelinaMarc Ravalomanana
2010NigerSalou DjiboMamadou Tandja
2012Guinée BissauArméeRaimundo Pereira,
2012MaliAmadou Haya SanogoAmadou Amani Touré
2013RCAMichel DjotodiaFrançois Bozizé
2013EgypteArmée (Al Sissi)Mohamed Morsi
2015Burkina FasoArmée / Insurrection populaireBlaise Compaoré
2018ZimbabweArmée/ Emmerson MnangagwaRobert Mugabe
2019SoudanIbn AufOmar el-Béchir
2020MaliColonel Assimi Goita / Mouvements populairesIbrahim Boubacar Keïta

 

L’échec des régimes civils offre donc non seulement un motif, mais aussi l’opportunité d’ingérence militaire

L’argument très souvent avancé est que l’échec des régimes civils offre le motif et l’occasion d’une ingérence des militaires, un point de vue adopté par d’éminents écrivains sur les relations civilo-militaires, comme Finer, Nordlinger et Crouch. Selon Crouch, il est souvent avancé que l’ingérence de l’armée en politique ne se produit que lorsque les gouvernements civils se révèlent incapables de gouverner de manière efficace. Rares, voire introuvables, sont les cas où l’armée prend le pouvoir simplement pour répondre à ses propres ambitions.

L’instabilité politique et la crise économique sont souvent citées comme causes des coups d’état en Afrique. Le 18 février 2010, Mamadou Tanja, président démocratiquement élu du Niger, a été renversé par un coup d’Etat militaire. Il s’agissait d’une réaction à la décision du Président de proroger de trois ans son deuxième mandat quinquennal[16]. Au mali, la junte a renversé Ibrahim Boubacar Keïta en, créant le Comité national pour le salut du peuple (CNSP) », afin d’ouvrir une « transition politique civile » devant remettre le processus démocratique sur les rails.

Même lorsque l’armée a déjà une orientation politique et que ses officiers ont des ambitions politiques, l’ingérence des militaires suit en général l’échec des gouvernements civils à préserver la stabilité politique et à réaliser une croissance satisfaisante. Cet échec mène à une perte de légitimité, ce qui les expose alors à un changement violent.

À l’inverse, un gouvernement civil fort et efficace, qui réussit à conserver sa légitimité, semble virtuellement à l’abri de toute possibilité de coup d’Etat militaire[17].

Même si la détention des armes permet aux militaires de s’imposer, le fait que les populations, les représentants de la société civile, voire les opposants politiques ne rejettent pas systématiquement leur ingérence dans la vie politique traduit une certaine adhésion ou légitimation du putsch. C’est le cas de la situation en cours au Mali. En effet, de nombreux chefs d’État instrumentalisent la légalité de leur pouvoir (modification de la Constitution, organisation de référendum) pour cacher leur défaut de légitimité (Mali, Guinée, Burkina Faso, etc.).

Dans son livre, Praetorianism : Government without Authority  David Rapoport explique comment les institutions militaires jouent un rôle dominateur sans avoir acquis ni soutien public suffisant ni confiance politique.

D’après van Doorn, des termes tels qu’autorité, consensus, conformité, nature officielle, pourraient être synonymes de légitimité en ce qu’ils indiquent, d’une manière ou d’une autre, une démarche normative vis-à-vis de l’ordre politique et de ceux qui en sont investis ou, plus généralement, vis-à-vis des structures du pouvoir au sein de systèmes sociaux.

Il existe invariablement deux parties : l’une se disant légitime dans le sens du droit d’exercer l’autorité, de demander des sacrifices et d’être reconnue, et l’autre, acceptant ce droit et montrant qu’elle est prête à reconnaître les revendications de légitimité de l’autre. La légitimité inclut donc une orientation normative et évaluative.

Toutefois, la partie exigeant la légitimité doit également en posséder les capacités nécessaires, alors que la partie qui l’accorde doit démontrer, par ses actions ou son soutien, que reconnaître la légitimité relève de bien plus que des mots qui soutiennent l’idée[18].

Dasgupta maintient qu’il existe une norme de référence absolue dans les relations civil-militaires : le principe selon lequel les civils ont le droit d’avoir tort. L’argument régulièrement avancé par les défenseurs d’un gouvernement militaire est que les dirigeants civils n’ont pas rempli leurs fonctions d’assurer la sécurité, le développement économique et, peut-être même, la cohésion sociale. Un tel échec total invite les militaires à prendre le pouvoir pour remédier à des décennies d’incompétence civile[19]. D’après Dasgupta, le concept de statut d’État moderne et de gouvernance procède de deux niveaux consécutifs de mandats. Le premier est accordé par le peuple aux dirigeants élus, probablement par le biais d’élections libres et équitables. C’est une attribution de mandat très large, c’est-à-dire que le peuple accorde aux dirigeants élus le pouvoir de prendre des décisions en son nom. Le deuxième acte de mandat est accordé par les représentants élus aux institutions bureaucratiques spécialisées telles que l’armée. C’est un mandat bien défini appelé « mandat administratif » qui exige que le mandataire suive les consignes du mandant, dans ce cas, les dirigeants civils, bonnes et mauvaises décisions.

Les militaires prennent le pouvoir en arguant qu’ils enfreignent temporairement le deuxième ordre du mandat pour pouvoir protéger le premier. L’argument des officiers militaires repose sur l’allégation selon laquelle les dirigeants civils ont trahi la confiance qui leur a été accordée par le public et qu’il est nécessaire de rompre également la relation administrative secondaire pour pouvoir restaurer cette relation primaire[20].

Ntombolo Mutuala explique que la légitimité du pouvoir est fondée sur un équilibre entre la force du gouvernement et le consentement de la population que le gouvernement dirige. Il poursuit en soulignant que dans une société démocratique, il existe un contrat social dans lequel la population consent à se faire diriger par un gouvernement en retour de promesses faites par ce dernier. Et si le gouvernement faillit à ses promesses; il se fait remplacer notamment par le biais d’élections[21]. Néanmoins, dans une autocratie, « le niveau de force et de coercition est augmenté ce qui permet de maintenir le pouvoir mais de régner par la force ». La population apeurée est donc livrée à elle-même et prisonnière d’un système qui la brime et manque à ses promesses de manières successives[22].

Un régime quelconque n’est pas automatiquement imbu de légitimité juste parce qu’une certaine forme de Constitution a été adoptée par référendum ou parce que le droit international en reconnaît la légitimité. La légitimité politique doit, dans un certain sens, être «méritée » par les régimes, et toutes les sociétés ne considèrent pas nécessairement la démocratie procédurale comme une valeur essentielle[23].

Coup d’état démocratique, qu’est-ce à dire et quelle est sa valeur ajoutée ?

Le chercheur Ozan O. Varol de l’Université de Havard a conceptualisé la notion de « coup d’Etat démocratique », qu’il qualifie d’exception et non de règle, pour justifier la valeur ajoutée d’une telle démarche dans des pays où règnent l’instabilité politique et institutionnelle et s’instaurent des régimes autocratiques. Pour Varol, le recours à ce type d’action est bien une exception car la grande majorité des coups d’Etat, tels que définis plus hauts, ne s’inscrivent pas dans le cadre du coup d’Etat démocratique expliqué dans sa recherche, principalement parce qu’ils sont dirigés contre un gouvernement démocratiquement élu, et non pas contre un régime autoritaire ou totalitaire, ou qu’ils aboutissent à une dictature et aux élections non libres et non équitables[24]. Il relève que dans une étude empirique récente, 74 % des coups d’État menés ces dernières années ont été suivis d’élections démocratiques dans les cinq années suivantes.

Comme le notent les auteurs de cette étude, la « nouvelle génération de coups d’État » a moins menacé le pays. Après un coup d’Etat démocratique, l’armée gouverne temporairement la nation dans le cadre d’un gouvernement intérimaire jusqu’à ce que des élections démocratiques de dirigeants civils aient  lieu. Au cours de ce processus de transition démocratique, qui dure généralement de un à deux ans, l’armée a facilité un certain nombre d’activités politiques transitoires visant à conduire la nation vers une démocratie effective[25].

Ozan O. Varol constate que les coups d’état militaires sont restés un sujet d’étude très sensible dans le monde scientifique et académique. Les études sur les coups d’État ont considérablement diminué ces dernières années. Les chercheurs universitaires ont récemment noté que le monde académique continue à manquer de compréhension de base sur la façon dont les coups d’Etat s’opèrent. Cette pénurie de compréhension intellectuelle s’étend au rôle de l’armée dans la conception constitutionnelle, sur laquelle il y a peu de littérature. L’armée reste ainsi « le moins étudié des facteurs impliqués dans les nouvelles dynamiques démocratiques ». Un constat que nous partageons effectivement depuis que nous nous intéressons au rôle et à la place de l’armée dans les dynamiques sociopolitiques institutionnelles en Afrique, en général, et en RDC, en particulier.

A l’instar d’Ozan O. Varol, nous constatons que les études et les stratégies sur les transitions démocraties instaurées en Afrique ont sciemment éludé la question de la place et du rôle l’armée dans un Etat. La réponse a été purement formelle et institutionnelle. La sociologie militaire africaine montre que le retour des militaires dans la sphère politique est mû par la perception du sentiment d’« insécurité » du statut de leur institution et/ou la crainte de perdre leurs intérêts, induite par la politique menée par les dirigeants civils démocratiquement élus[26]. Par ailleurs, le contrôle du pouvoir politique civil sur l’institution militaire ne signifie pas que les militaires soient coupés du reste de la société et de l’Etat.

Il est utopique, en Afrique comme dans les pays occidentaux, de vouloir séparer hermétiquement le militaire du politique. La barrière principale à l’activisme des militaires en politique semble être la légitimité des institutions, fondée et confortée sur la pratique effective d’une culture démocratique, dans l’exercice du pouvoir et la gestion de la res publica, basée sur le respect des normes constitutionnelles et légales par tous les acteurs étatiques ou non[27]. Cette lacune scientifique est encore plus prononcée pour les coups d’Etat militaires démocratiques, qui ont été largement négligés dans les sciences sociales. Le concept d’un coup d’Etat démocratique, comprenant à la fois ses objectifs – que nous reprendrons ci-dessous – et ses conséquences constitutionnelles, reste étranger pour les universitaires, les acteurs politiques/diplomatiques ou de la société civile. Nous sommes donc incapables de saisir et de traiter correctement, ex ante, les effets potentiels qu’un coup d’Etat militaire démocratique peut avoir sur la consolidation d’un Etat. En raison de récents coups d’État au Soudan et au Mali ou de l’implication de l’armée dans les chutes de Ben Ali en 2012 en Tunisie, de Blaise Compaoré en 2015 au Burkina Faso, de Robert Mugabe au Zimbabwe en 2018 et de Bouteflika en 2019 en Algérie, il me semble important de mettre en relief ce concept et les effets constitutionnels positifs d’un coup d’État militaire démocratique dans la vie d’un pays confronté à une grave instabilité politique et institutionnelle.

La thèse d’Ozan O. Varol est que la finalité d’un coup d’Etat démocratique est d’aboutir à des élections libres et équitables, grâce à l’intervention de l’armée.

Au-delà du coup d’État conduisant au renversement d’un pouvoir civil ou militaire, la conservation du pouvoir par l’armée dépend de différents facteurs : les motivations personnelles du détenteur du pouvoir, les divisions au sein de l’armée – souvent liées aux revendications de la troupe ou au poids de la garde présidentielle, la capacité de l’armée à bénéficier de l’appui de la société civile et des partis de l’opposition, et la capacité de la Communauté internationale à faire pression pour un retour à l’ordre constitutionnel.

Les sept attributs essentiels du coup d’Etat démocratique

Selon Ozan O. Varol, un coup d’état démocratique doit comporter généralement sept attributs, adaptés par nous :

  1. le coup d’État est organisé contre un régime autoritaire, autocratique ou totalitaire, ou suite à une instabilité politique provoquée par une grave crise politique et institutionnelle  ;
  2. les militaires répondent à une opposition populaire persistante contre ce régime ;
  3. le régime autoritaire, autocratique ou totalitaire refuse de démissionner et essaie de se maintenir indéfiniment au pouvoir ;
  4. le coup d’État est organisé par un groupe de militaires patriotes respectés au sein de la nation ;
  5. l’armée recourt au coup d’Etat pour renverser le régime autocratique, autoritaire ou totalitaire, non respectueux des valeurs constitutionnelles ;
  6. l’armée facilite la mise en place de la transition démocratique par des élections libres et équitables dans un court laps de temps ; et
  7. le coup d’état se termine par le transfert civilisé du pouvoir à des dirigeants démocratiquement élus[28].

Evidemment ces sept critères ne constituent pas des conditions nécessaires et suffisantes et ne doivent pas non plus être prises cumulativement de manière inclusive. Dans certaines situations, ils nécessitent des ajustements en fonction du contexte spécifique de la situation sociopolitique d’un pays donné.  Dès lors, le coup d’État, qu’il soit démocratique ou non, constitue avant tout un acte régulateur de la relation du militaire au corps politique.

La question est donc moins celle de l’insubordination du militaire au politique que la manière dont l’armée cherche à tirer profit de sa relation privilégiée pour se positionner au sein de l’appareil étatique, faire pression sur les pouvoirs politiques et obtenir la satisfaction de ses revendications corporatistes.

Même si la détention des armes permet aux militaires de s’imposer, le fait que les populations, les représentants de la société civile, voire les opposants politiques ne rejettent pas systématiquement leur ingérence dans la vie politique traduit une certaine adhésion. C’est le cas du Mali où l’opposition s’est félicitée du coup d’Etat militaire, estimant qu’il avait « parachevé » sa lutte pour obtenir le départ du président Ibrahim Boubacar Keïta et se disant prête à élaborer avec la junte une transition politique[29].

La référence au « coup d’État démocratique » traduit donc une autre réalité, celle où le blocage des processus d’alternance politique démocratique confère aux forces armées une légitimité pour intervenir et mettre fin, par le recours à la force, à des pratiques néfastes pour l’exercice démocratique[30]. Cette justification du recours au coup d’état démocratique est bien explicitée par Alain Rouquié en ces termes : « Un coup d’État militaire n’est pas possible sans une préparation de l’opinion par les civils, c’est-à-dire sans qu’un ensemble de groupes civils ne justifie par avance l’intervention militaire. Les interventions ne sont ni spontanées ni strictement militaires. Il est exclu, dans des États modernes, que l’armée prenne le pouvoir de sa propre autorité. Il faut avoir à l’esprit cette règle qui veut que « chaque partie ait son colonel ». C’est parce que la société est prétorianisée, ou parce qu’un groupe civil important pense que seule l’armée peut barrer la route à une menace politique ou sociale, qu’il y a un coup d’État.

Contrairement à ce que certains ont pu écrire, les coups d’état ne sont pas seulement des décisions militaires, ce sont des décisions militaires appuyées sur des forces civiles : quand les forces civiles font défaut, il n’y a pas de coup d’État car il n’y a pas le cadre politique nécessaire, l’oxygène politique qui permet aux armées de respirer et de devenir « golpistas ». Et c’est ce jeu prétorien qui fait la spécificité du militarisme latino-américain »[31].  En effet, la doctrine qui doit fonder ce coup d’Etat démocratique devra être basée sur la défense de la Constitution et des valeurs républicaines supérieures de l’Etat.

Pour le cas de la RDC, par exemple, face à un éventuel blocage institutionnel et une crise de régime persistants au vu de la situation politique actuelle, le recours au coup d’état démocratique serait, non seulement nécessaire, mais surtout indispensable dans le cadre du rôle républicain de l’armée.  Ici, il s’agit bien de faire intervenir l’armée, dans son rôle constitutionnel, en tant que service public de sécurité et de défense de la démocratie (valeurs et institutions)[32].

Conclusion

La référence au « coup d’État démocratique » traduit donc une autre réalité, celle où le blocage des processus d’alternance par la classe politique confère aux forces armées une légitimité pour intervenir et mettre fin par le recours à la force à des pratiques néfastes pour l’exercice démocratique[33].

Le rôle de l’armée dans le cadre des transitions ou des alternances démocratiques est fondamental. On constate que dans les pays où l’armée a fait prévaloir son caractère républicain, en tant qu’acteur neutre, cohérent et autonome des enjeux politiques, le processus de transition ou d’alternance politique ont gagné en maturation. De ce fait, l’alternance ou la transition politique ne se fait jamais contre les militaires, elle se fait au mieux avec, au minimum sans[34].

Notons enfin que dans les coups d’Etat démocratiques, les élections tendent à se dérouler dans un court laps de temps, généralement d’un à deux ans. Une armée déterminée à transférer le pouvoir à des dirigeants démocratiquement élus veut généralement se sortir de ce qui est peu familier pour gouverner un pays. Elle sait le mieux: défendre la nation contre les menaces extérieures. Par exemple, les armées turques et portugaises, qui ont respectivement organisé des coups d’Etat démocratiques en 1960 et en 1974, ont rendu le pouvoir à des dirigeants démocratiquement élus en deux ans. Pendant la période de transition, un certain nombre de tâches d’entretien ménager nécessaires à la tenue d’élections libres et équitables peuvent avoir lieu.

Par exemple, l’armée peut créer l’infrastructure politique requise pour que les partis politiques s’organisent et que des élections démocratiques libres et équitables aient lieu (par exemple, la création d’une commission électorale, la promulgation de lois et de règlements électoraux, etc.)[35].

Jean-Jacques Wondo Omanyundu
Analyste des questions politiques et sécuritaires de l’Afrique médiane
Exclusivité DESC

Références

[1] Understanding African armies, Issue, Report Nº 27 — April 2016, p.25.

[2] Ozan O. Varol, The Military as the Guardian of Constitutional Democracy Columbia Journal of Transnational Law, Vol. 50, Summer 2013 Lewis & Clark Law School Legal Studies Research Paper No. 2012-30

80 Pages Posted: 13 Oct 2012 Last revised: 21 Nov 2012  Lewis & Clark Law School Date Written: October 12, 2012. https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2161013.

[3] Ozan O. Varol, The Military as the Guardian of Constitutional Democracy Columbia Journal of Transnational Law, Vol. 50, Summer 2013 Lewis & Clark Law School Legal Studies Research Paper No. 2012-30

80 Pages Posted: 13 Oct 2012 Last revised: 21 Nov 2012  Lewis & Clark Law School Date Written: October 12, 2012. https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2161013.

[4] Nic Cheeseman, Democracy in Africa. Success, Failures, and the Struggle for Political Refore, Cambridge University Press, 2015, p.45.

[5] Habiba Ben Barka and Mthuli Ncube, “Political Fragility in Africa: Are Military Coups d’Etat a Never-Ending Phenomenon?” African Development Bank (September 2012), 3.

[6] Samuel P. Huntington, Political Order in Changing Societies (New Haven: Yale University Press, 1968.

[7] Samuel Huntington, Political Order in Changing Societies, op.cit. Texte reproduit en français dans Pierre Birnbaum, François Chazel, Sociologie politique, Paris, Armand Colin, 1971, tome II, pp. 397-406.

[8] Ouédraogo, Emile, Pour la professionnalisation des forces de sécurité en Afrique, Centre d’Etudes stratégiques (CESA), N°6, Washington, DC, juillet 2014, p.14.

[9] Céline Thiriot, La place des militaires dans les régimes post-transition d’Afrique subsaharienne : la difficile resectorisation, Revue internationale de politique comparée, 2008/1 – Volume 15, De Boeck Université.

[10] JJ Wondo, Coups d’État et militarocratie en Afrique post-indépendance, DESC, 06 avril 2015. http://afridesk.org/fr/coups-detat-et-militarocratie-en-afrique-post-independance-jj-wondo/.

[11] http://afridesk.org/fr/larmee-ne-sera-daucun-secours-pour-joseph-kabila-jj-wondo/.

[12] http://www.universalis.fr/encyclopedie/jerry-john-rawlings/.

[13] http://www.afrique-express.com/afrique/mali/toumani-toure-att.html.

[14] Niger : la junte à la présidence [archive], Le Journal du dimanche, 23 février 2010.

[15] En Tunisie, le refus du général Rachid Ammar, chef de l’armée de terre, d’obtempérer aux ordres du président Ben Ali de mater la révolte populaire dans les villes de Kasserine, Thala et Sidi Bouzid a été décisif dans la généralisation de l’insurrection populaire et a précipité la fuite de Ben Ali. « D’accord pour déployer les soldats, afin de calmer la situation, mais l’armée ne tire pas sur le peuple», a-t-il déclaré. L’armée tunisienne est demeurée fidèle à une tradition républicaine de non-ingérence dans les affaires politiques héritée depuis Bourguiba. http://afridesk.org/larmee-republicaine-entre-obeissance-et-desobeissance-les-cas-tunisien-et-egyptien-jean-jacques-wondo/.

[16] Habiba Ben Barka and Mthuli Ncube, op. cit. p.12.

[17] Harold Crouch, “Patrimonialism and Military Rule in Indonesia” (Patrimonialisme et gouvernement militaire en Indonésie), World Politics, vol. 31, no. 4 (1979), pp. 571-87.

[18] Jacques Van Doorn, “The Military and the Crisis of Legitimacy” (Lʼarmée et la crise de légitimité), dans Gwyn Harries-Jenkins et Jacques Van Doorn, The Military and the Problem of Legitimacy (Lʼarmée et le problème de la légitimité), Londres, R-U: Sage, 1976, p. 19.

[19] Sunil Dasgupta, “Civil-Military Relations and Democracy in Pakistan” (Les relations civilo-militaires et la démocratie au Pakistan), The Friday Times, Lahore, 21 décembre 2001.

[20] Sunil Dasgupta, ibid.

[21] Ntombolo Mutuala et J. Ziegler, Troisième république du Zaïre: le round décisf, pp.53-58.

[22] Ntombolo Mutuala et J. Ziegler, ibid.

[23] Mathurin C. Houngnikpo, op. cit.

[24] Ozan O. Varol, The Democratic Coup d’Etat, Harvard International Law Journal, Volume 53, Number 2, Summer 2012.

[25] Ozan O. Varol, ibid.

[26] Céline Thiriot, op. cit., pp.15-34.

[27] Céline Thiriot, ibidem.

[28] Ozan O. Varol, The Democratic Coup d’Etat, Harvard International Law Journal, Volume 53, Number 2, Summer 2012.

[29] https://www.rtbf.be/info/monde/detail_coup-d-etat-au-mali-l-opposition-travaillera-avec-la-junte-a-l-ouverture-d-une-transition-politique-civile?id=10565394.

[30] Augé A., Gnanguênon A. (dir.), « Les armées africaines et le pouvoir politique au sud du Sahara », Les Champs de Mars n°28, octobre 2015, p.13.

[31] Alain Rouquié, Amérique latine : l’état militaire à l’épreuve des transitions in Revue internationale de politique comparée, 2008/1 (Vol. 15). https://www.cairn.info/revue-internationale-de-politique-comparee-2008-1-page-151.htm.

[32] Mwayila Tshiyembe, Le défi de l’armée républicaine en République Démocratique du Congo, L’Harmattan, Paris – 2005 ; 129-130).

[33] Augé A., Gnanguênon A. (dir.), op. cit., p.13.

[34] Céline Thiriot, op. cit., p.23.

[35] Ozan O. Varol, The Democratic Coup d’Etat, Harvard International Law Journal, Volume 53, Number 2, Summer 2012, p.305.

1

One Comment “Le coup d’Etat démocratique ou la nouvelle légitimation de l’interventionnisme militaire dans la politique africaine ? – JJ Wondo”

  • GHOST

    says:

    NON, L´AFRIQUE NE PEUT PLUS TOLERER UN COUP D´ETAT MILITAIRE
    60 ans après les indépendances, les africains ne doivent plus accepter que les militaires fassent un coup d´État. Quelque soit la situation politique d´un État, rien ne justifie une intervention des militaires dans la gouvernance démocratique d´un État en Afrique.
    La junte militaire du Mali est sans doute la dernière experience dans ce domaine quand un organisation régionale (CEDEAO) s´oppose fermenent á cette pratique anti-démocratique.
    En quoi ces militaires du Mali seraient mieux placés pour resoudre une crise politique quand sur le terrain, ils ont démontrés depuis des années leur limites face aux rebelles/terroristes?
    Les africains ne doivent plus accepter ces interventions des militaires dans le domaine politique et si nous observons avec satisfaction l´attitude des pays membres de la CEDEAO dont l´embargo commence á donner des effets visibles, nous sommes supris par le « silence » des L´Union Africaine qui devrait « amplifier » l´embargo et faire pression sur ces militaires afin d´imposer un retour rapide á la gestion démocratique de la crise politique au Mali.

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