Contexte et importance de la question
Les activités des entreprises militaires et de sécurité privées se sont accélérées à partir des années 1980 et se sont généralisées dès la « War on Terror » menée par les Etats-Unis au lendemain des attentats du 11 septembre 2001[1]. Aujourd’hui, on estime qu’il y aurait plus de 1500 grandes sociétés militaires privées (SMP) actives dans le monde[2]. Elles tendent à suppléer les forces armées et de police et ont, pour client principal, les gouvernements nationaux. Elles sont aussi engagées par des multinationales et d’autres acteurs économiques pour protéger des points stratégiques comme des mines, des usines et des sites pétroliers entres autres.
La mondialisation de la thématique de la sécurité se matérialise aujourd’hui notamment par l’émergence de nouveaux acteurs non étatiques qui ne se recensent pas uniquement du secteur privé, mais bien du secteur paramilitaire dans le cadre d’un partenariat public privé.
Les nouvelles guerres sont caractérisées actuellement par l’émergence de nouveaux acteurs recensés par Mary Kaldor. D’un côté, on voit l’apparition par des groupes paramilitaires ou des sociétés militaire privées (SMP), souvent mandatés par les gouvernements eux-mêmes, pour accomplir des tâches et activités à caractère militaire dans les zones de conflit. L’idée derrière ces missions de sous-traitance (outsourcing) est, pour ces gouvernements, de se dédouaner ne de toute responsabilité des actions perpétrées par ces groupes paramilitaires en cas de violations graves du droit international humanitaire. Ces derniers sont généralement engagés pour fournir une formation ou conseiller d’autres armées voire combattre dans des zones de conflit. On peut citer notamment les groupes américains Blackwater qui étaient actifs en Irak, en Afghanistan et en Syrie ; le groupe sud-africain Executice Outcomes en Angola où il a combattu tour à tour pour l’UNITA et le MPLA, et a réformé de FAPLA, l’armée angolaise dans les années 1990, le MPRI (Military Professional Resources Inc.) qui a fourni des experts et du matériel militaire à la rébellion de l’AFDL. On peut également mentionner le groupe paramilitaire russe Wagner, proche de Poutine, qui s’est déployé en Libye, au Mozambique, en RCA et tout récemment au Mali. Il y a notamment le groupe de sécurité privée français THEMIIS (« The management institute for international security ») qui a assure depuis 2016 la formation interarmées des officiers supérieurs, généraux des FARDC et de hauts cadres de l’Etat au Centre des Hautes études de stratégie et de défense (CHESD) de Kinshasa et à l’Institut d’études stratégiques et de défense d’Abidjan en Côte d’Ivoire. THEMIIS est co-fondé par Gilles Rouby, ancien général de corps d’armée français, en charge pendant une vingtaine d’années des dossiers de l’OTAN et de l’UE au ministère français de la Défense, et Camille Roux, consultante en management du risque.
Une seconde catégorie qui occupe progressivement le terrain de la sécurité est constituée d’entreprises de sécurité privées (« private security companies »), d’entreprises de gardiennage qui connaissent une croissance exponentielle partout en Afrique.

On peut définir une société militaire privée ou une société de sécurité privée comme « une société commerciale qui fournit contre rémunération des services militaires ou de sécurité par l’intermédiaire de personnes physiques ou morales »[3].
Cette prolifération des entreprises privées de sécurité traduit une réorganisation des formes d’expression de la puissance publique qui, plutôt que de s’incarner, comme l’a longtemps fait, dans les institutions publiques, semble peu à peu s’inscrire et se diffuser dans la société. Ces sociétés de sécurité privées qui investissent le terrain public dans une optique mercantiliste poursuivent généralement un double objectif économique et idéologique (néolibéralisme ambiant).
Cependant, l’implication croissante de ces sociétés dans les tâches traditionnelles de l’Etat considérées comme régaliennes peut porter à confusion. Les firmes privées étant réputées d’autant plus difficiles à contrôler et pourraient échapper à bien des dimensions du droit national et international. Le constat est que de plus en plus, on observe que les Etats délèguent de plus en plus fréquemment certaines tâches de sécurité à des firmes de sécurité privées.
EN RDC, la faillite de l’Etat et de l’autorité de l’Etat favorise l’émergence des SMP
La faiblesse de l’Etat africain constitue une des explications de l’insécurité dans plusieurs pays de l’Afrique (Mali, Burkina Faso, RCA, RDC, etc.). En effet, le politiste Barry Buzan recourt à la thématique de la sécurité élargie pour développer la notion de « sécurité sociétale » qui va au-delà des préoccupations militaires. Il analyse les conflits comme conséquence de la faiblesse des Etats, c’est-à-dire l’incapacité des Etats à assurer leurs fonctions régaliennes. Barry Buzan soutient que « la force et la faiblesse des Etats dépendent de leur niveau de stabilité institutionnelle et de leur cohésion sociopolitique interne »[4]. Mary Kaldor[5] estime que cette faiblesse de l’Etat, lorsqu’elle est conjuguée avec la mondialisation devient « cause efficiente », par opposition à la cause permissive des conflits armés intraétatiques.
C’est le cas de la RDC qui est confrontée depuis trois décennies à une crise sécuritaire récurrente grave avec environ 120 milices ou groupes armés essaimés un peu partout dans le pays. La plupart de ces milices sont en connexion ou sont entretenus par des responsables politiques, voire militaires. L’état de siège décrété par les autorités congolaises depuis le 6 mai 2021 peine à apporter des solutions efficaces pérennes à l’insécurité endémique qui prévaut dans le pays. Cette tendance à la prolifération des groupes armés consacre la militarisation de la société. Cette situation s’explique principalement par la faillite de l’autorité de l’Etat et au manque de volonté politique des autorités à réformer profondément le secteur de sécurité. Il en découle un manque de moyens mis à la disposition des forces armées et de sécurité pour assurer la sécurité et la protection des populations et de leurs biens.
On assiste aujourd’hui en RDC en une sorte d’armée des milices, voire des mercenaires avec des commandements parallèles (multiplicité des centres de commandement), un amalgame et dédoublement des structures ainsi que dysfonctionnement des multiples chaines de commandement. Cela rend les actions opérationnelles nulles sur le terrain et aggrave l’insécurité au point que dans certains coins certains s’organisent en groupes d’autodéfense pour tenter de sécuriser leur communauté locale.
En RDC, par exemple, faute d’une prise en charge correcte par les autorités étatiques, plusieurs militaires et policiers bouclent leur fin de mois en s’adonnant aux activités de gardiennage privé qui foisonnement un peu partout dans le pays, notamment dans les zones minières et dans les grands centres urbains. Dans le secteur civil, on rencontre aussi bien des firmes proposant des services de gardiennage que des groupes d’autodéfense. La prolifération de ces sociétés de sécurité privées témoigne de la faiblesse de certains Etats africains.
Un cadre légal ou réglementaire obsolète et inexistant
En RDC comme en Afrique, les entreprises de sécurité privées évoluent dans un cadre faiblement règlementé et peu contrôlé par les autorités de l’Etat. Leur foisonnement désordonné risque de poser de sérieux problèmes à l’avenir tant les frontières entre leurs missions et celles de la police et de l’armée sont très confuses et difficiles à délimiter.
Avec la mondialisation de la pensée sécuritaire, le débat dans les milieux politiques et sécuritaires concerne la possibilité d’élargir les compétences et le rayon d’action des interventions des entreprises privées de sécurité.
Cependant, ce foisonnement inquiétant des sociétés militaires privées en Afrique, qui exercent de plus en plus des prérogatives régaliennes dévolues à l’Etat, risque d’impacter négativement à terme l’efficacité de l’Etat, voire son autonomie. Pourtant, la défense nationale et la sécurité de l’Etat constituent la puissance publique et incarnent à ce point l’autorité étatique qu’il est difficile de laisser l’exécution de ses missions entre les mains des sociétés militaires privées.
A ce jour, sur le plan international, aucune réglementation ne traite sur le fond la question di fonctionnement des entreprises privées, même si plusieurs instruments juridiques internationaux ont été mis en place pour juguler et contrôler l’activité des mercenaires qui présente une menace sérieuse en Afrique[6].
Il y a aussi le risque de voir émerger des questions d’éthique en termes de collision avec le droit à la vie privée des individus et aux libertés fondamentales garanties par les lois et les Constitutions des Etats africains. Il se pose alors l’urgence de légiférer pour permettre une bonne régulation des activités dans ce domaine très sensible, dont on ne connait pas encore les limites de l’action, et permettre sa cohabitation avec le secteur public.
Situation réglementaire actuelle en RDC
La législation congolaise sur l’organisation, les missions et le fonctionnement des entreprises privées de sécurité est incomplète, parfois obsolète voire inadaptée à certaines situations de terrain. Actuellement, c’est l’arrêté ministériel 98/008 du 31 mars 1998, relatif aux conditions d’exploitation des sociétés de gardiennage, édicté par le ministère des Affaires intérieures, qui réglemente de manière laconique les matières relatives aux sociétés de gardiennage. Cet arrêté ministériel définit les sociétés de gardiennage comme des entreprises commerciales de droit congolais qui louent leurs services aux personnes tant physiques que morales en vue d’assurer la protection des personnes et des biens, sans pour autant se substituer aux forces de l’ordre. (Article 1er). L’arrêté ministériel interdit au personnel des sociétés de gardiennage de faire partie des éléments actifs ou ayant appartenu aux forces armées, à la police nationale ou aux services de sécurité du pays (Article 4). Or cette disposition n’est plus du tout respectée partout en RDC. Plusieurs policiers et militaires sont actuellement commis à la protection et à la garde des personnalités civiles et militaires ainsi que de leurs domiciles privés, voire de certaines entreprises privées.
Par ailleurs, l’arrêté ministériel interdit aux sociétés de gardiennage de mener des opérations de patrouille ; de détenir, de porter et d’utiliser les armes à feu, les engins spéciaux et tous autres matériels réservés à l’usage militaire et policier (Article 5). Ce qui n’est pas le cas sur le terrain où plusieurs personnalités congolaises et certaines entreprises exploitant dans le secteur minier emploient des gardes privées portant visiblement des armes à feu.

Un autre décret (31) du 30 janvier 1965 relatif aux Groupes privés de sécurité autorise les entreprises privées à organiser et à entretenir, afin d’assurer leur propre défense, des groupes privés de sécurité (G.P.S.). Le même décret prévoit la possibilité pour les groupes de sécurité privés d’obtenir des permis de détention des armes et munitions destinés aux G.P.S. auprès du ministre de l’Intérieur.
Il faut signaler que les deux textes susmentionnés ont été publiés dans un contexte politique et sécuritaire particulier où la RDC était confrontée aux rébellions. Avec une armée aux capacités défensives limitées, les gouvernements respectifs (Mobutu en 1965 et Laurent-Désiré Kabila en 1998) avaient édicté ces textes pour permettre l’intervention des mercenaires (sociétés militaires privées) de pallier l’inefficacité des forces armées et de police.
D’une manière générale, on constate que la réglementation congolaise sur les sociétés de sécurité privées reste très largement incomplète et est inadaptée à la situation actuelle du pays. On peut relever les lacunes suivantes :
- absence d’imposition des critères ou des conditions (obligatoires) minimales relatives à la formation des agents de sécurité, aux moyens utilisés, au contrôle des prestataires par un organe de contrôle/service d’inspection de l’Etat ;
- absence de critères de port et d’emploi d’armes par les agents des sociétés de sécurité privées dans l’exercice de leur fonction ;
- absence de cadre et des instances expertes de contrôle des entreprises de sécurité privée ;
- absence de cohérence dans les pratiques et les techniques d’intervention des entreprises de sécurité privée ;
- absence de cadre légal pénal sanctionnant les abus commis par les agents des entreprises de sécurité privées durant l’exercice de leurs missions ;
- absence de cadre et de structures de formation spécialisées suivant les normes et les standards internationaux afin de garantir des services de qualité.
Mettre en place un cadre réglementaire privilégiant un partenariat public et privé dans le secteur de la sécurité en RDC
Le développement inexorable des sociétés de sécurité privées appelle à repenser le concept de sécurité sociétale et à baliser un cadre législatif approprié et cohérent permettant d’insérer ces nouveaux services dans la détermination des politiques sécuritaires nationales.
Pour pallier éventuellement la « faillite de l’Etat » dans le domaine sécuritaire, certains pays recourent à l’outsourcing des sociétés de sécurité privées comme une solution alternative complémentaire. L’objectif est d’« optimiser » la sécurité et la défense, en mettant au profit des autorités et des populations leurs services afin de baisser notamment les coûts de l’Etat.
Les mutations auxquelles est confrontée actuellement notre société, notamment en termes d’éclatement de la menace sécuritaire (terrorisme, grand banditisme, criminalité organisée, etc.), exige des réponses appropriées de la part à la fois du pouvoir politique, mais aussi des entreprises de sécurité privées dans une optique de partenariat public privé. Ces entreprises de sécurité privées devraient évoluer, non concurremment avec les l’armée et les services de sécurité de l’Etat, mais bien conjointement à titre subsidiaire et/ou complémentaire avec ces derniers.
Aujourd’hui, les entreprises de sécurité privées ou de gardiennage proposent de plus en plus leurs services dans une perspective préventive et de résolution des problèmes à leurs clients. Traditionnellement, leur activité principale consiste dans la surveillance et le gardiennage préventifs de biens et de personnes en milieu privé[7]. Mais progressivement, un peu partout dans le monde, on constate un glissement des missions des entreprises privées vers le secteur autrefois assuré par les pouvoirs publics. D’autant que tout donne à penser que les Etats qui recourent à ces services se montrent davantage soumis à ce nouveau régime de puissance qu’aptes à contrôler.
Conclusion et recommandations
Face à l’inflation des sociétés de sécurité privées en RDC, l’urgence s’impose donc de mettre en place un cadre réglementaire structurant leur création, leur organisation et leur fonctionnement. Le double objectif est de réguler les rapports – complémentaires et non concurrentiels – entre l’Etat et les entreprises de sécurité privées en délimitant les zones d’action et les compétences de chacun, d’une part, et de réglementer l’organisation et le fonctionnement des entreprises de sécurité privées afin d’introduire plus de transparence, de pertinence et de cohérence dans leur fonctionnement.
La réapparition récente des agences de sécurité privées et le caractère insuffisant et inapproprié du droit international et des droits internes en vigueur soulignent à quel point il est urgent de mettre en place un nouveau cadre réglementaire pour réguler leurs activité.
Ainsi, avec notre expertise, nous recommandons aux autorités congolaises de :
- travailler d’urgence sur un projet de réglementation, plus précisément une « Loi régissant la création, l’organisation et le fonctionnement des entreprises de sécurité privées» pour intégrer la sécurité privée et en faire un maillon de la chaîne globale de la sécurité. Cette loi devrait également inclure les aspects déontologiques relatifs au travail des agents de ces entreprises. Le but n’est pas de confier au secteur de la sécurité privée n’importe quelle compétence militaire ou policière. L’idée-force demeure que les entreprises privées de sécurité assurent principalement un rôle de prévention, mais subsidiairement et dans les circonstances et situations bien spécifiées explicitement par la loi ou la réglementation, elles peuvent assurer des missions relevant de la police répressive, avec notamment, suivant le cas échéant, le recours à la force ou aux moyens de contrainte ;
- travailler sur un projet de création et d’implémentation d’un Centre national de formation spécialisée des agents des entreprises privées de sécurité, avec des collaborations possibles avec les experts indépendants, les structures de formation de la Police nationale congolaise (PNC) et des Forces armées de la RDC (FARDC) pour certaines matières spécifiques ;
- travailler sur les possibilités d’un partenariat public-privé impliquant également un soutien actif de la communauté internationale ou des partenaires internationaux dans un cadre global d’accompagnement de la RDC à une mise sur pied des structures performantes de sécurité dans une perspective générale de stabilisation de la RDC par un soutien financier, technique et logistique adéquat pour une prise en charge nationale et internationale de la problématique de la sécurité en RDC qui requiert une implication active des partenaires internationaux.
Jean-Jacques Wondo Omanyundu / Exclusivité AFRIDESK
Analyste et expert des questions sécuritaires et de défense
Références
[1] Jean-Jacques Wondo, L’essentiel de la sociologie politique militaire africaine, Amazon, 2019, p.445. Disponible : https://www.amazon.fr/Lessentiel-sociologie-politique-militaire-africaine/dp/1080881778.
[2] Pascal Gendt, Les sociétés militaires privées, une nouvelle superpuissance, SIREAS, 2013, p.5.
[3] Projet de convention sur les sociétés militaires et de sécurité privées présenté au Conseil des droits de l’homme par le Groupe de travail sur l’utilisation de mercenaires, article 2, a), rapport du Groupe de travail sur l’utilisation de mercenaires comme moyen de violer les droits de l’homme et d’empêcher l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, A/HRC/15/25, p.23.
[4] Barry Buzan, People, State and Fear: An agenda for international security studies in de Post-Cold War Era, Harvester Press Group, Brighton, 1983. Lire aussi: Buzan, «redefining security», International security, 8-01-1983, pp.129-153.
[5] Mary Kaldor, New and Old Wars : Organized Violence in a Global Era. Stanford : Stanford University Press, 2001.
[6] Il s’agit de :
- les protocoles additionnels à la convention de Genève adoptée en juin 1977,
- la convention pour l’élimination du mercenariat en Afrique adoptée en 1977 et appliquée à partir de 1985,
- la convention internationale contre le recrutement, l’utilisation, le financement et
- l’instruction des mercenaires adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1989,
- les Protocoles additionnels I et II de la Convention de Genève (1949), la Convention de l’Organisation à l’unité africaine (OUA) pour l’élimination des mercenaires en Afrique (1972) et la Convention internationale contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’instruction de mercenaires (1989).
[7] Danny Vandormael, Tom De Bruyne et Sandie Verelmeije, La sécurité privée et particulière. Approche pratique de la loi, Pelckmans Pro, Kalmhout, 2018, p.11.