La condamnation de Jean-Pierre Bemba : Messages ambigus de la Cour pénale internationale ?
Par Bandeja Yamba
Le 21 mars 2016, la Cour pénale internationale (CPI) a condamné à 18 ans de pénitencier l’ancien vice-président de la République Démocratique du Congo pour des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par les combattants du Mouvement de libération du Congo (MLC) déployés en République Centrafricaine en 2002 et 2003. Cette condamnation est considérée comme une victoire pour les victimes de violences sexuelles et autres atrocités commises en République Centrafricaine. Cependant, l’absence de poursuites à l’encontre de l’ancien président, Ange-Félix Patassé et d’autres co-accusés suscite chez les Africains un malaise qui les mène à conclure que la CPI est une institution au service des vainqueurs.
Plusieurs raisons conduisent au procès et à la condamnation de Jean-Pierre Bemba et l’existence même de la CPI joue un rôle de prévention de par la menace qu’elle fait peser sur les dirigeants africains.
Contexte d’intervention des combattants du Mouvement de libération du Congo en République Centrafricaine
En 2001, le président de la République Centrafricaine (Centrafrique), Ange-Félix Patassé, appelle Jean-Pierre Bemba au secours, pour contrer un coup d’État que s’apprêtait à perpétrer l’ancien officier de son armée, le général François Bozizé. Ce dernier finit par renverser le président Patassé avant d’être lui-même renversé en mars 2013 par la rébellion à dominante musulmane de la Séléka (coalition). Bemba est à l’époque le voisin de la Centrafrique – puisqu’il contrôle la province de l’Équateur, au nord-ouest d’une République démocratique du Congo alors en proie à une succession de rébellions contre le président Joseph Kabila et sa mauvaise gouvernance.
Une fois en Centrafrique, les soldats de l’Armée de Libération du Congo (ALC), bras armé du MLC, sont accusés de plusieurs exactions sur les populations civiles. Les ONG ont notamment fait état, à l’époque, de viols, d’assassinats et de pillages commis par les combattants de l’ALC.
Le général Bozizé, devenu président de la Centrafrique, en mars 2003, n’est ni inquiété ni poursuivi. Les éléments de sa milice armée qui ont commis de nombreuses exactions sur les populations civiles ne sont pas, eux non plus, poursuivis. Mais incité par la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), le président Bozizé saisit les autorités judiciaires de son pays pour qu’elles enquêtent sur les crimes qu’auraient commis principalement l’ancien président Patassé, en exil au Togo : le capitaine français Paul Barril, chargé de la sécurité présidentielle; le général Ferdinand Bomayake, ancien chef d’état-major de l’armée centrafricaine; Martin Koumtamadji alias Abdoulaye Miskine, adjoint de l’ancien président et chef d’une milice pro-Patassé, et Jean-Pierre Bemba. En décembre 2004, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Bangui, capitale du pays, constate son incapacité à poursuivre et à juger les personnes précitées. C’est ainsi qu’en avril 2006, le président Bozizé réfère devant la CPI, Patassé, Barril, Bomayake, Koumtamadji et Bemba.
Mais quand l’affaire est référée devant la CPI, celle-ci décide de poursuivre Bemba sans les autres co-accusés centrafricains. Cette sélectivité dans le choix des accusés crée un malaise tant chez les africains partisans de la Cour que chez ceux qui n’aiment pas nécessairement Jean-Pierre Bemba.
La procureure Fatou Bensouda. Des analystes estiment que JP Bemba est le prisonnier personnel de la procureure de la CPI Fatou Bensouda
L’impartialité de la Cour en question
C’est en juillet 2008 que Jean-Pierre Bemba est arrêté pendant un séjour en Belgique. Transféré et détenu à La Haye, aux Pays-Bas, le procès de Bemba commence en novembre 2010 et le verdict est rendu le 21 mars 2016. Une sentence de 18 ans d’emprisonnement lui est infligée.
Plusieurs analystes considèrent qu’en condamnant Jean-Pierre Bemba, le bureau du procureur autant que les juges n’ont pas fait éclater la vérité sur ce qui s’est réellement passé en Centrafrique, en 2002 et 2003, en répondant à la question fondamentale de savoir qui a été responsable de quoi. La raison en est l’absence à la barre des co-accusés de Bemba. Lorsqu’on parcourt l’acte d’accusation transmis à la CPI, en avril 2006, par les autorités judiciaires centrafricaines, Bemba est présenté comme co-accusé. Tout au long du procès aucun d’eux n’a été entendu par la CPI. Les activistes des ONG demandent, alors qu’il est encore vivant, où est Ange Patassé, le principal accusé ? Pourquoi n’est-il pas dans le box des accusés, à ses côtés ? Pourquoi poursuivre Jean-Pierre Bemba sur la seule Centrafrique et épargner les protagonistes centrafricains ? Pourquoi le congolais est toujours poursuivi alors que Bozizé et Patassé se sont réconciliés, sous l’égide de la France de Chirac et de Sarkozy ?
La condamnation de Bemba pour crimes contre l’humanité ne dissuade pas les dirigeants centrafricains à cause de l’absence des co-accusés centrafricains au procès. Des acteurs politiques de ce pays, à travers des années de violence, de coups d’Etat en rébellions, s’arrachent le pouvoir en toute impunité sur les dos des populations civiles. Actuellement les pires barbaries se déroulent en Centrafrique tant à Bangui que dans l’arrière-pays.
A cause de sa stratégie judiciaire dans l’affaire Bemba, beaucoup d’africains voient la CPI comme une opportunité offerte au président de la RDC, Joseph Kabila, de se débarrasser pour longtemps de potentiels leaders embarrassants. Bemba est un des grands leaders congolais. Il est un des quatre vice-présidents pendant la période de transition de 2003 à 2006, il est aussi candidat à l’élection présidentielle de 2006 au cours de laquelle il arrive deuxième.
Après avoir remporté l’élection présidentielle de 2006, Joseph Kabila menace de lancer un mandat pour haute trahison contre Bemba. A cette période il y a beaucoup de tension entre Kabila et Bemba. C’est ainsi que le 6 mars 2007, la violence éclate lorsqu’un face-à-face tendu entre les forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) et le détachement commis à la sécurité de Bemba dégénère en une confrontation armée au centre-ville de Kinshasa. La mission des Nations-unies au Congo (MONUC) rapporte que, « le 6 mars 2007, un ordre est donné par le général Kisempia, chef d’état-major des FARDC, intimant à tous les militaires commis à la sécurité, entre autres, des anciens vice-présidents, de se présenter en personne au camp militaire Kokolo, avant le 15 mars, avec leurs armes et équipements pour enrôlement et redéploiement dans les unités régulières des forces armées. Cependant, Bemba refuse d’obtempérer à cet ordre, qui selon lui, mettrait sa vie en danger étant donné le faible nombre d’unités de la DPP (Département de la protection présidentielle) offertes en remplacement des détachements commis à sa sécurité et des tentatives d’atteintes à sa sécurité physique.
La MONUC dénonce de graves violations des droits de la personne commises pendant cette confrontation et après. Elle fait état de plus de 200 personnes arrêtées par les soldats des FARDC, la Garde républicaine, la police d’intervention rapide, les services spéciaux de renseignements de la police ainsi que par les services militaires et civils de renseignements pendant et après les combats, en dehors de toute procédure légale appropriée dans la plupart des cas. La MONUC répertorie également un nombre important de victimes de traitement cruel, inhumain ou dégradant durant leur détention.
Un climat de crainte s’instaure durant la période qui suit les événements. Des membres de l’opposition et des personnes perçues comme leur étant associées, tels que les journalistes pro-Bemba, sont harcelés, menacés et intimidés par les services de sécurité de l’État. Le procureur de la République lance même une enquête dans le but de poursuivre Bemba en justice en rapport avec ces événements. Mais il n’y a pas d’enquêtes ni de poursuites à l’encontre de la Garde républicaine, des FARDC, ou des éléments de la police suspectés d’avoir commis de graves violations des droits de la personne.
Suite à cette confrontation armée en plein centre-ville de Kinshasa, les Britanniques et les Américains, à travers leurs ambassadeurs, s’inquiétant pour la stabilité du Congo pour des raisons politiques, réussissent à convaincre le procureur de la CPI de l’époque Luis Moreno Ocampo que la meilleure solution est que l’un des deux parte, soit Bemba, soit Kabila.[1]
Quelques semaines après la confrontation armée de Kinshasa, Bemba part pour l’Europe. À peine un mois après son départ, Luis Moreno Ocampo annonce l’ouverture d’une enquête sur les crimes commis en Centrafrique en 2002 et 2003 mais, pas sur les crimes commis dans l’Est du Congo. Seul Bemba a été ciblé par la CPI pour ces crimes.
De plus, le procureur agit dans la précipitation, puisqu’il n’a pas tous les éléments de preuves lorsqu’il arrête Bemba. Pour faire passer l’affaire, les juges de la CPI requalifient néanmoins les charges. Alors qu’il est initialement poursuivi en qualité de co-auteur de crimes planifiés avec le président Patassé, les magistrats estiment qu’au vu du dossier, c’est en tant que chef qu’il doit être jugé, pour n’avoir pas empêché, réprimé ou puni les meurtres, les viols et les pillages commis par ses soldats. Les juges de la CPI disent qu’en envoyant ses hommes chez son voisin, Bemba consolide ses appuis à Bangui, lui permettant de bénéficier du soutien stratégique et logistique de Patassé, et d’éviter que la Centrafrique s’allie avec le gouvernement en place à Kinshasa. En échange de la mise à disposition de ses troupes, Bemba peut faire de la Centrafrique une base stratégique du MLC et atténuer les risques d’attaques du gouvernement de la RDC contre son gouvernement.
Exilé au Togo, après sa défaite, le donneur d’ordre présumé, Ange-Félix Patassé, ne sera jamais poursuivi. Dans son livre, la journaliste française, Stéphanie Maupas, rapporte avoir interrogé des enquêteurs de la CPI qui travaillaient sur cette affaire. Ces derniers lui répondent n’avoir pas vraiment interrogé Patassé. Ces enquêteurs disent que, quand ils interrogeaient des gens, ils ne devaient pas poser de questions plus loin que Bemba, ils ne devaient donc pas parler de Patassé. Pour feindre l’impartialité, le procureur demande un mandat contre Bozizé. Il a été préparé mais jamais exécuté[2].
Somme toute, plusieurs se demandent pourquoi Bemba est condamné alors que les politiciens centrafricains ont déjà fait la paix à la demande de la France.
Condamnation d’un vaincu !
S’il y a instrumentalisation politique du procès de Bemba, certains avancent que, c’est aussi en raison de sa défaite à l’élection présidentielle congolaise de 2006 et du fait que son allié, Ange Patassé, a été chassé du pouvoir en Centrafrique trois ans auparavant.
Historiquement, ce sont les vainqueurs d’un conflit qui imposent leur justice aux vaincus et les crimes des vainqueurs sont rarement jugés. Après la deuxième guerre mondiale, les tribunaux militaires internationaux de Nuremberg et de Tokyo se voient attribuer la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre européens et japonais. En 1993, le Conseil de sécurité des Nations unies crée le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie afin de juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit humanitaire sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991. De même à la fin du conflit au Rwanda, le nouveau régime de Kigali, dominé par l’ethnie minoritaire tutsi, s’érige en héritier des victimes du génocide commis par des Hutu et exige et obtient la création du Tribunal pénal international pour le Rwanda pour châtier les cerveaux du génocide.
Au Kenya, par exemple, où le président et vice-président sont poursuivis par la CPI pour les violences postélectorales de 2013, les juges décident de clore l’affaire et de retirer les charges de crimes contre l’humanité portées contre eux. Le conflit se renforce à la suite de l’élection du tandem Kenyatta-Ruto à la présidentielle d’avril 2013, malgré les accusations portées contre les deux hommes. L’Union africaine se porte à la défense des politiciens kenyans, reprochant du coup à la CPI de poursuivre des chefs d’État en exercice, et aux Occidentaux de soutenir cette option. Aux yeux des Africains, la CPI est devenue illisible. À en croire leurs opposants, tous les dirigeants ou presque pourraient comparaître devant le tribunal de La Haye. Le président Kenyan tente de faire adopter par l’Union africaine une résolution en faveur du retrait des pays africains de la CPI. En attendant, le Burundi, l’Afrique du Sud et la Gambie se sont retirés de la CPI.
Dans le cas de la détention et de la condamnation de Jean-Pierre Bemba, l’Union africaine ne se porte pas à sa défense. Dans son pays, le Congo, le hors-jeu dont il est l’objet représente un avantage pour le président Kabila. Lorsqu’en août 2009, la juge bulgare Ekaterina Trendafilova ordonne la libération provisoire de Bemba, cela provoque un vrai coup de tonnerre à Kinshasa. Stéphanie Maupas rapporte que cet intermède de la libération provisoire a irrité profondément Kinshasa qui fit alors savoir au procureur que le rwandais Bosco Ntaganda, sous le coup d’un mandat d’arrêt et qui est aujourd’hui détenu à La Haye, ne sera pas livré avant d’avoir l’assurance que Bemba sera bel et bien jugé. C’est alors, peut-être à juste titre, que les Congolais considèrent que l’affaire Bemba a été marchandée par les autorités congolaises avec la complicité des acteurs étrangers.
La primauté du droit
Au-delà de la sélectivité présumée de la CPI, les crimes commis en Centrafrique par les troupes de Jean-Pierre Bemba sont indéniables. Des témoignages recueillis par des ONG montrent que les combattants de l’ALC ont perpétrés des crimes contre les civils en Centrafrique. Selon la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), les troupes de l’ALC se font d’abord remarquer dans la capitale par des actes d’humiliation visant des dignitaires du pouvoir et leur famille. Des témoins rapportent à la FIDH que ces humiliations sont perpétrées à la demande même du président Patassé, parce qu’il soupçonne les dirigeants des Forces armées de la Centrafrique de trahison.
En raison de la confusion provoquée par la tentative de coup d’état puis par le contrôle des territoires repris aux rebelles, les soldats de l’ALC de Bemba, organisés en petits groupes, assassineraient un certain nombre de civils et procéderaient à des pillages et rackets, semant la terreur sur leur passage, au moyen de coups de feu et menaces. La FIDH fait aussi état d’actes perpétrés autant par les forces loyalistes que par les troupes rebelles de Bozizé contre des personnes qui ne participent pas directement aux hostilités.
Dans son rapport, la FIDH, estime, en ce qui concerne Bemba, que même s’il s’est plusieurs fois déplacé sur le territoire centrafricain pendant et après la tentative de coup d’état du 25 octobre 2002, aucun élément ne prouve sa participation directe à la commission de crimes de guerre.
Mais, à la CPI, les juges estiment plutôt qu’ayant de l’autorité et le contrôle sur ses militaires, Bemba faillit en ne prenant pas de mesures pour corriger les déficiences dans leur formation, tant avant le déploiement des troupes qu’en réponse aux rapports faisant état des crimes perpétrés en 2002-2003 lors des opérations en Centrafrique. A cet égard, c’est la formulation de l’article 28 du statut de Rome qui est déterminant dans la condamnation de Bemba. Article qui énonce que le chef militaire ou civil a l’obligation de savoir ce que ses hommes font, et l’ignorer peut-être constitutif d’un crime.
Un supérieur hiérarchique est pénalement responsable des crimes commis par des subordonnés placés sous son autorité et son contrôle effectifs, lorsqu’il n’a pas exercé le contrôle qui convenait sur ces subordonnés dans les cas où :
Le supérieur hiérarchique savait que ces subordonnés commettaient ou allaient commettre ces crimes ou a délibérément négligé de tenir compte des informations qui l’indiquaient clairement.
Ces crimes étaient liés à des activités relevant de sa responsabilité et de son contrôle effectif.
Le supérieur hiérarchique n’a pas pris toutes les mesures nécessaires et raisonnables qui étaient en son pouvoir pour en empêcher ou en réprimer l’exécution ou pour en référer aux autorités compétentes aux fins d’enquête et de poursuites.
Les arguments avancés par la défense pour mettre en valeur des circonstances atténuantes, notamment, l’absence d’un contrôle effectif de ses troupes sur le terrain et la difficulté d’identifier l’appartenance des militaires fautifs au MLC subordonnés à Bemba[3], n’ont pas convaincu la Cour. Selon le principe de supérieur hiérarchique, un supérieur peut toujours encourir une responsabilité du supérieur hiérarchique, peu importe à quel point de la chaîne d’autorité le subordonné peut être et même si le subordonné participe aux crimes à travers des intermédiaires. Un supérieur ne doit pas connaitre nécessairement l’identité exacte des subordonnés qui ont perpétré des crimes dans le but d’engager sa responsabilité. Bemba a donc été condamné en tant que supérieur hiérarchique.
L’affaire Bemba contre le procureur de la CPI n’est pas terminée. En effet, la procureure poursuit quatre personnes proches de Bemba, dont son avocat maître Aimé Kilolo et les accuse d’entrave à l’administration de la justice. L’accusation assure que de sa cellule à la Haye, Bemba coordonnerait une opération de corruption de témoins, tandis que maître Kilolo veillerait à la mise en œuvre de la stratégie globale. Le verdict a été rendu le 19 octobre 2016. La Chambre a suivi la procureure et a déclaré Bemba et ses co-accusés coupables. Ce qui fait dire à certains africains que Bemba est le prisonnier personnel de la procureure de la CPI Fatou Bensouda. Les africains perçoivent un acharnement judiciaire contre Bemba. À leurs yeux la CPI fait, encore une fois, usage d’une justice sélective dont elle est la seule à maîtriser les contours.
Messages de la condamnation de Bemba
Cette condamnation envoie un triple message soit l’impunité en matière de crimes commis par des personnes plus haut placées dans les hiérarchies civiles et militaires, la prévention contre l’usage de la violence par les dirigeants au pouvoir et la tentation pour ceux qui sont déjà au pouvoir de ne pas quitter à la fin de leur mandat.
Le premier message de la condamnation de Bemba en tant que supérieur hiérarchique s’inscrit dans la foulée des autres condamnations par les tribunaux pénaux internationaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie (Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY)[4] et le Rwanda (Tribunal pénal international pour le Rwanda : TPIR)[5]. Il existe donc des précédents où il a été conclu qu’un contingent de soldats, subordonnés à une coalition, pouvait faire l’objet d’un contrôle effectif d’un commandant qui donne des ordres opérationnels à partir de l’état où il se trouve, loin des opérations. L’autre cas de condamnation selon le principe de supérieur hiérarchique concerne l’ancien président libérien Charles Taylor, condamné à 50 ans de prison par le Tribunal Spécial pour la Sierra Léone (TSSL), pour avoir planifié, apporté son soutien et son aide à la commission des crimes par des groupes rebelles de Sierra Léone en échange de diamants. Les juges de la TSSL ont estimé que Charles Taylor avait «trahi» la position de « confiance publique » dans laquelle il se trouvait en tant que président du Libéria.
L’existence même de la Cour envoie un message de dissuasion, de prévention de par la menace qu’elle fait peser sur les dirigeants. A l’aube de la fin et du dernier mandat constitutionnel du président Joseph Kabila, le 19 décembre 2016, les responsables politiques et militaires congolais usent de violence de toutes sortes pour se maintenir au pouvoir le plus longtemps possible. Les services de sécurité, tels l’Agence nationale de renseignement (ANR), la police, la Garde républicaine et les tribunaux se livrent à des arrestations arbitraires, à des condamnations et à des détentions illégales.
En principe, les juges, les fonctionnaires et les agents de sécurité sont investis d’un devoir d’obéissance et de loyauté envers l’État. Mais ils ne doivent pas obéir aveuglement aux ordres dénués de bon sens malgré le contexte non démocratique. Le subordonné ne doit pas exécuter un ordre prescrivant d’accomplir un acte manifestement illégal. Les actes commis au nom de l’État sont une responsabilité individuelle au plan international. En effet, la CPI mentionne que la personne qui exécute un ordre d’un supérieur, civil ou militaire, ou d’un gouvernement reste pénalement responsable d’un crime qu’elle commet.
En 2009, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a confirmé la condamnation d’une femme pour sa participation comme procureure au procès qui, dans le prolongement du coup d’État communiste en Tchécoslovaquie en février 1948, s’est achevée par la condamnation à mort de quatre opposants du régime. Dans sa décision, la Cour européenne s’est prononcée sur l’un des axes de la défense de l’intéressée selon lequel elle n’a fait qu’obéir aux instructions de ses supérieurs expérimentés auxquels elle a fait pleinement confiance. Cette argumentation exige donc de s’interroger sur l’applicabilité de la théorie des « baïonnettes intelligentes ». Cette théorie justifie la condamnation pénale d’une personne quand bien même elle aurait agi en exécution d’un ordre, ceci parce que ledit ordre peut être considéré comme manifestement illégal. Rappelant que « même un simple soldat ne saurait complètement et aveuglément se référer à des ordres qui violaient de manière flagrante non seulement les principes de la législation nationale mais aussi les droits de l’homme sur le plan international et surtout le droit à la vie ». Les juges européens étendent cette analyse à la requérante qui avait en l’espèce agi dans sa fonction de procureure, après avoir accompli des études préparatoires en droit et acquis une certaine expérience pratique des procès.
Dans cette logique, le travail de la CPI au Congo n’est pas terminé. Quand le régime politique congolais actuel aura disparu, la théorie des baïonnettes intelligentes s’étendra notamment aux membres de l’entourage du chef de l’État, aux ministres mais aussi à la police, à l’armée, aux services de sécurité, aux magistrats et aux juges de la Cour constitutionnelle. C’est ainsi que les ONG’s demandent aux citoyens congolais de conserver des témoignages et des pièces à conviction de sorte que, au moment venu, ils constitueront des preuves de la participation de leurs oppresseurs à des crimes contre l’humanité pour rester au pouvoir. Les oppresseurs seront accusés soit, en tant que responsables hiérarchiques, soit en tant que responsables individuels de leurs crimes. En plus de poursuites que pourra entamer la CPI contre ces oppresseurs, plusieurs pays européens de l’ouest se sont dotés de cellules « crimes contre l’humanité et crimes de guerre » et, au titre de lois dites de compétence universelle, pourront poursuivre les auteurs de crimes les plus graves en territoire étranger.
Le troisième message est que cette épée de Damoclès de la CPI qui exerce un effet dissuasif sur un responsable politique ou militaire sur le point de commettre, d’ordonner ou de couvrir l’irréparable n’est pas dissuasif pour ceux qui sont déjà au pouvoir et qui savent qu’il est beaucoup plus facile de poursuivre les vaincus que les vainqueurs. Par conséquent, l’argument de la dissuasion se retourne alors aisément car la menace est perçue comme discriminatoire par bien des dirigeants, tentés dès lors de prolonger leur fonction suprême au-delà des délais raisonnables.
Pour conclure
La condamnation de Bemba par la CPI se veut une protection de la population civile contre les pouvoirs africains. Cependant en ne traduisant pas en justice les responsables centrafricains auxquels Bemba a portés secours, l’impartialité de la Cour est mise en doute à la fois par des militants de la justice internationale, par la population congolaise et même par les adversaires politiques de Bemba.
Tous ceux qui ont soutenu la création de la CPI redoutent l’idée qu’elle apparaisse comme l’institution des vainqueurs. Plutôt que d’être à l’origine de décisions discrétionnaires d’alliances victorieuses, ils souhaitent qu’elle incarne une véritable impartialité.
C’est seulement en se lançant dans la poursuite des crimes commis par des ressortissants occidentaux ou leur proxy que la CPI pourra faire oublier les contradictions qui sont les siennes actuellement. La CPI doit cesser d’être le joker que certains peuvent saisir à loisir pour museler leurs opposants ou leurs ennemis.
Bandeja Yamba
Bandeja Yamba est analyste en droits humains, Ottawa, Canada.
Exclusivité DESC
Références bibliographiques
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Canada’s Crimes Against Humanity and War Crimes Act, June 24, 2000.
Currie J. Robert and Rikhof, Joseph, International and Transnational Criminal Law, Irwin Law, 2014.
Darcy, S. Collective Responsibility and Accountability Under International Law (Leiden: Transnational Publishers, 2007.
Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme, Rapport. « Mission Internationale d’Enquête. Crimes de guerre en République Centrafricaine », no 355, Février 2003.
Herview, Nicolas, «Condamnation d’une magistrate impliquée dans un procès politique et « théorie des baïonnettes intelligentes, http://combatsdroitshomme.blog.lemonde.fr/2011/07/07/l%E2%80%99histoire-du-regime-communiste-de-lex-tchecoslovaquie-dans-le-pretoire-la-cour-de-strasbourg/.
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Maupas, Stéphanie, Le poker des puissants, Don Quichotte Éditions, 2016.
MONUC, Bureau des Nations unies pour les Droits de l’homme en République Démocratique du Congo, Rapport spécial, Enquête spéciale sur les évènements de mars 2007 à Kinshasa, janvier 2008.
Prosecutor V. Charles Ghankay Taylor, Appeals Judgement (No. SCSL-03-01-A), 2013.
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Wondo, Jean-Jacques, Le procès de JP Bemba : Aux frontières de la justice et aux marges de la politique?, 25/03/2016, http://afridesk.org/fr/le-proces-bemba-aux-confins-de-la-justice-et-de-la-politique/.
[1] Maupas, Stéphanie, Le poker des puissants, Don Quichotte Éditions, 2016, p. 238.
[2] Maupas, Stéphanie, Le poker des puissants, Don Quichotte Éditions, 2016, p. 243.
[3] A Bangui il y a plusieurs forces combattantes présentes : les soldats libyens, les troupes de la communauté des États sahélo-sahariens qui soutenaient également les forces gouvernementales, les Tchadiens qui guerroyaient en faveur de Bozizé, les différentes milices ethniques locales, etc.
[4] Des cas de condamnation en tant que supérieur hiérarchique: Oric (IT-03-63-A); Gotovina, Stanisic et Zuperjamin, Prlic, Karadzic, Kordic et Cerkez.
[5] Des cas de condamnation en tant que supérieur hiérarchique : Karamera, Hategekimana, Nteziyimana, Bagosora, Ndindiliyimana, Nyiramasuhuko et al; Casimir Bizimungu et al.