Presque que toutes les personnes instruites ont déjà entendu ou lu plusieurs fois la formule « sur proposition de… » lors des nominations de certaines personnalités à de hautes fonctions de l’État. C’est le cas des membres du gouvernement, des magistrats, des officiers de l’armée et de la police ou encore des mandataires du portefeuille de l’État. Très souvent l’on passe très vite à « l’essentiel » pour découvrir les noms des personnes nommées, sans chercher à savoir qui est l’autorité ou l’organe ayant soumis à la signature du Chef de l’État ces propositions de nominations. L’on ne se pose surtout pas la question de savoir pourquoi cette formule est présente dans tous les textes de nomination et si le Chef de l’État a le pouvoir de passer outre ces propositions pour nommer qui il veut.
Pour éclairer l’opinion au sujet de cette formule d’apparence banale, notre réflexion de ce jour s’intéresse à son application dans les nominations des magistrats, d’autant plus qu’au sein de la magistrature, les rumeurs vont actuellement bon train sur d’imminents chambardements qui feraient bouger certaines lignes. Dans son discours sur l’État de la nation prononcé devant le Congrès (les deux chambres réunies du Parlement), le Chef de l’État lui-même a fait implicitement peser cette menace sur la hiérarchie de la magistrature. « Je reste convaincu que l’instauration de l’État de droit et de l’autorité de l’État impose une justice consciente de son rôle et de son indépendance, et ceci devait être notre perception commune. Malheureusement, en dépit de certains progrès que je salue, je ne saurais rester indifférent, en ma qualité de Magistrat suprême, aux cris de détresse et de désolation des congolaises et congolais qui, chaque jour qui passe, réclament plus de garanties d’une bonne et saine administration de la justice.
Aujourd’hui encore sur le banc des accusés, notre justice devait pourtant rassurer tout le monde, nantis ou non, puissant comme faible, en ayant pour égard que la protection des droits. Bref, une justice qui, non seulement dit le droit, mais rassure que le droit, alors le bon, a été dit. Je réaffirme mon engagement à poursuivre les réformes courageuses dans le secteur de la justice, y compris celles relatives aux structures et à la qualité de leurs animateurs suivant le principe « l’homme qu’il faut à la place qu’il faut ». J’encourage le Conseil Supérieur de la Magistrature à faire fonctionner les chambres disciplinaires afin que la sanction soit la seule récompense des mauvais magistrats qui, par leur comportement, ternissent l’image de tout une institution voulue un Corps d’élite. »[1]
Si donc les rumeurs de chambardement se confirment, l’Assemblée générale du Conseil supérieur de la magistrature sera-t-elle convoquée à cet effet ou le Chef de l’État va-t-il nommer certains nouveaux animateurs du Pouvoir judiciaire en s’appuyant sur les sentiments de quelques individus qui se substituent à l’organe Conseil supérieur de la magistrature ?
Le Conseil supérieur de la magistrature et l’étendue de ses prérogatives
Le moins que l’on puisse dire sur le Pouvoir judiciaire c’est qu’il est l’institution la mal aimée de la République, pour des raisons évidentes faciles à deviner dans un pays où l’impunité permet une longévité garantie à plusieurs politiciens. Et pourtant, une loi organique est consacrée à l’organisation et au fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature, pour répondre à la volonté du constituant conformément à l’article 152 de la Constitution :
« Le Conseil supérieur de la magistrature est l’organe de gestion du pouvoir judiciaire. Le Conseil supérieur de la magistrature est composé de : 1. Président de la Cour constitutionnelle ; 2. Procureur général près la Cour constitutionnelle ; 3. Premier Président de la Cour de cassation ; 4. Procureur général près la Cour de cassation ; 5. Premier Président du Conseil d’État ; 6. Procureur général près le Conseil d’État ; 7. Premier Président de la Haute Cour militaire; 8. l’Auditeur général près la Haute Cour militaire ; 9. Premiers Présidents des Cours d’Appel ; 10. Procureurs Généraux près les Cours d’Appel ; 11. Premiers Présidents des Cours administratives d’Appel ; Journal Officiel – Constitution de la République Démocratique du Congo 52 12. Procureurs Généraux près les Cours administratives d’Appel ; 13. Premiers Présidents des Cours militaires ; 14. Auditeurs militaires supérieurs ; 15. deux magistrats de siège par ressort de Cour d’Appel, élus par l’ensemble des magistrats du ressort pour un mandat de trois ans ; 16. deux magistrats du parquet par ressort de Cour d’Appel, élus par l’ensemble des magistrats du ressort pour un mandat de trois ans ; 17. un magistrat de siège par ressort de Cour militaire ; 18. un magistrat de parquet par ressort de Cour militaire. Il élabore les propositions de nomination, de promotion et de révocation des magistrats. Il exerce le pouvoir disciplinaire sur les magistrats. Il donne ses avis en matière de recours en grâce. Une loi organique détermine l’organisation et le fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature. »
C’est ce libellé qui est repris tel quel à l’article 4 de la loi portant organisation et fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature.
Comme il est aisé de le constater, le Conseil supérieur de la magistrature n’est pas réduit à son bureau, constitué de quelques individus qui s’arrogent les prérogatives de tout ce vaste organe dont les décisions ne sont légalement prises que par l’Assemblée générale. En effet, selon l’article 7 alinéa premier de la Loi organique n° 08/013 du 05 août 2008 portant organisation et fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature, « L’Assemblée générale examine les dossiers des magistrats en vue de leur nomination, promotion, démission, mise à la retraite, révocation et, le cas échéant, de leur réhabilitation. Les propositions y relatives sont transmises au Président de la République qui, endéans les trente jours de leur réception, peut formuler des observations au Conseil supérieur de la magistrature. Elle adopte l’avant-projet du budget du pouvoir judiciaire.
Ce qui arrive souvent, c’est qu’en violation de la Constitution et de la loi organique précitée, des commissions aussi irrégulières qu’illégales sont souvent constituées sous la supervision du Président du Conseil supérieur de la magistrature, sous la couverture et avec la complicité du Secrétaire permanent du CMS en vue d’élaborer des propositions à soumettre au Président de la République. C’est ici que toutes les irrégularités sont commises, les plus loyaux étant promus, le plus souvent sur recommandation, au détriment des plus compétents ou des plus anciens tandis que les malchanceux sont candidats à la révocation, maintenus injustement dans leurs grades ou mutés très loin sous-couvert d’une promotion déguisée. Le plus choquant c’est que toutes ces propositions irrégulières, véritables faux en écriture, sont transmises pour signature au Cabinet du chef de l’État, qui signe les ordonnances en usant de la formule « Sur proposition du Conseil supérieur de la magistrature », sans que les services juridiques de la présidence se soient donné la moindre peine de préparer éventuellement pour lui des observations dont question à l’article 7 invoqué ci-dessus. Il en a été souvent ainsi sous le régime de Joseph Kabila et, malheureusement, cela n’a pas changé sous le régime de Félix Antoine Tshisekedi Tshilombo, paradoxalement placé sous le signe/slogan de l’État de droit.
Pour mieux le comprendre, durant tous les dix-huit de règne de Joseph Kabila, il ne s’est tenu que cinq assemblées générales extraordinaires, dont la dernière avait eu lieu du 18 au 25 octobre 2017. C’est cette assemblée générale qui avait servi de prétexte à Kabila, in tempore suspecto, de placer ses pions partout en prévision des contentieux électoraux qui allaient surgir des élections que ne cessaient de réclamer l’opposition de l’époque. Sous le titre « J. Kabila et B. Tshibala achèvent de désorganiser le Pouvoir judiciaire », nous avions vigoureusement protesté contre cette mise en place générale opérée dans la magistrature en violation des dispositions constitutionnelles claires et pertinentes. Selon nos sources à l’époque, les résolutions relatives au promotions et révocations n’avaient pas fait l’objet de lecture et d’adoption en plenière, les chefs en avaient fait discrétionnairement leur affaire. « Ayant lu attentivement les fameuses « ordonnances » d’organisation judiciaire et après avoir réuni plusieurs informations à la source, nous mettons au défi n’importe quel juriste congolais vivant ou ressuscité, de nous citer une seule disposition constitutionnelle ou légale autorisant, sous la Troisième République, le Chef de l’État, même démocratiquement élu, d’opérer ce genre de nominations dans la magistrature. Comme par le passé, depuis qu’il est au pouvoir, Joseph Kabila s’est substitué une fois de plus au Conseil Supérieur de la Magistrature, seul organe légalement habilité à formuler des propositions de nomination, de promotion et de révocation des magistrats. »[2] C’est pourquoi il est décevant pour tous ceux qui ont cru dans le combat d’Etienne Tshisekedi pour l’instauration d’un État de droit au Congo, de voir le Président Fatshi d’emboiter le mauvais pas de son prédécesseur. En effet, depuis trois ans qu’il est au pouvoir, il ne s’est encore tenu aucune assemblée générale du Conseil supérieur de la magistrature. Plusieurs fois reportée entre 2019 et 2020, alors que des chambres d’hôtel avaient même été réservées pour des délégations devant venir des provinces (organisant des manques à gagner pour les hôteliers), c’est sous la même fausse formule « Sur proposition du Conseil supérieur de la magistrature » que de nouvelles nominations avaient eu lieu en février 2020. Si les rumeurs soufflent dans la bonne direction, l’on risque de se réveiller un de ces quatre matins avec de nouvelles ordonnances d’organisation judiciaire sans que l’unique organe de gestion des magistrats n’ait été convoqué en session ordinaire ou extraordinaire.
Conséquences de la banalisation de la formule « sur proposition du Conseil supérieur de la Magistrature »
Aussi banale que puisse paraître cette formule composée de huit mots, elle est juridiquement lourde de conséquences lorsqu’elle est utilisée de façon légère ou juste comme formalité. Pour mieux en comprendre la portée, s’agissant des ordonnances d’organisation judiciaire, elle rappelle d’abord que le Pouvoir judiciaire est une institution indépendante, représentée dans sa gestion par le Conseil supérieur de la magistrature. Ne pas se référer à cet organe, régulièrement constitué, viole non seulement la constitution mais cache des actes susceptibles d’être qualifiés de faux et usage de faux. Qui ne se souvient pas de centaines de magistrats faussaires (certains devenus même procureurs ou chefs de juridictions), recrutés sans diplômes et nommés « sur proposition du Conseil supérieur de la magistrature »? « Sous couvert du recrutement sur concours, en passant par des promotions à base ethnique, tribale ou clientéliste, l’on a progressivement assisté au parachutage des personnes escamotant plusieurs échelons statutaires pour se retrouver au sommet de la hiérarchie judiciaire, en violation des textes de lois et au détriment des plus anciens ou des plus méritants. »[3] Pour le Président de la République, qui nomme et qui révoque, c’est la preuve que les services juridiques ne font pas correctement leur travail ou ne sont pas du tout à la hauteur de leur tâche. En effet, qui peut imaginer les dommages causés tant à la République qu’aux tiers par des magistrats sans qualité et qui peut réparer ces dommages? A cause de tels actes de nomination, promotion ou révocation préparés par des individus se substituant au Conseil supérieur de la magistrature, la hiérarchie du Pouvoir judiciaire ne fait que compromettre les chances pour le Pouvoir judiciaire de s’affranchir de l’influence d’autres institutions pour une indépendance de
Conclusion
Les maux dont souffre la justice congolaise ne sont plus de simples linges sales à laver uniquement en famille. Ils ont déjà traversé les frontières nationales empêchant les investisseurs de prendre inutilement des risques dans cette jungle où les plus habiles peuvent siphonner impunément des millions de dollars et s’en sortir avec une mesure de mise en liberté « provisoirement définitive », une décision de classement sans suite ou même une grâce présidentielle. Les magistrats se plaignent de ne pas être indépendants et d’être mal payés tandis qu’ils sont accusés ne pas dire le bon droit à cause notamment de la corruption. Mais de Joseph Kabila à Félix Tshisekedi le remède utilisé est essentiellement celui de procéder à de nouvelles nominations qui, malheureusement ont plus tendance à consolider politiquement le régime par des artifices juridiques qu’à s’attaquer aux vraies causes du mal. Il en est ainsi de cette innocente petite formule d’apparence banale mais dont le sens et la signification juridiques sont lourdes de conséquences lorsqu’elle est utilisée à la légère. Les deux chefs de l’État y ont fait recours élevant beaucoup de magistrats à de plus hautes fonctions en dehors du Conseil supérieur de la magistrature ou des critères légalement et rigoureusement définis par la loi portant statut des magistrats.
Comme conséquences, plusieurs juridictions et plusieurs parquets sont actuellement entre des mains inexpertes et incompétentes (ne pas le dire n’est ni patriotique ni honnête). Au moment où des rumeurs de plus en plus persistantes parlent des têtes qui pourront incessamment tomber et même d’un chambardement général, nous rappelons au Chef de l’État que pour être conformes à la Constitution et à la loi, les propositions de nomination et de promotion à valider par ordonnances ne peuvent provenir que du Conseil supérieur de la magistrature régulièrement réuni en Assemblée générale. Toute autre proposition présentée hors de ce cadre ne seront que de faux en écriture, incompatible avec l’État de droit. L’Article 7 de la loi portant organisation et fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature ouvre au Président de la République une fenêtre de collaboration avec le CSM sans risque de porter atteinte à l’indépendance de la magistrature. Il n’est jamais tard pour mieux faire.
Jean-Bosco Kongolo Mulangaluend
Juriste et Criminologue
Références
[1]Actualité.cd, 13/12/2021, In https://actualite.cd/2021/12/13/discours-de-felix-tshisekedi-sur-letat-de-la-nation-integralite.
[2] Afridesk.org, 29 octobre 2017, Kongolo, JB. In https://afridesk.org/j-kabila-et-b-tshibala-achevent-de-desorganiser-le-pouvoir-judiciaire-jb-kongolo-mulangaluend/.
[3] Kongolo, JB.2018, Les magistrats sans diplômes au Congo-Kinshasa, qui les a recrutés? In https://afridesk.org/magistrats-diplomes-congo-kinshasa-a-recrutes-jb-kongolo/.