Jean-Jacques Wondo Omanyundu
DROIT & JUSTICE | 22-03-2018 12:15
11145 | 0

Impunité en réponse aux massacres de manifestants catholiques au Congo-Kinshasa – Bandeja Yamba

Auteur : Jean-Jacques Wondo Omanyundu

Impunité en réponse aux massacres de manifestants catholiques en République démocratique du Congo

 Par Bandeja Yamba

Les violences des forces de sécurité congolaises contre les manifestants catholiques le 31 décembre 2017 devraient engager leurs auteurs à répondre de leurs actes devant la justice pénale pour usage illégal de la force meurtrière. Les actes commis au nom de l’État sont une responsabilité individuelle aux plans national et international. Cependant la qualification de ces actes comme crimes contre l’humanité ou autres violations et la poursuite en justice de leurs auteurs ne peuvent se comprendre en dehors d’une intrication entre politique et droit. Il est impardonnable que les individus qui ont ordonné la perpétration d’atrocités à l’endroit de civils catholiques innocents restent impunis.

Introduction

Le deuxième et dernier mandat présidentiel de Joseph Kabila a pris fin en décembre 2016. Mais celui-ci a utilisé de nombreux artifices pour reporter la tenue d’élections qui permettraient de lui choisir un successeur.

La mobilisation populaire a forcé Joseph Kabila à accepter la médiation des évêques catholiques congolais entre sa coalition présidentielle et l’opposition politique. Cette médiation a abouti à un Accord politique dit de la St-Sylvestre signé le 31 décembre 2016, prévoyant l’organisation des élections présidentielle et législatives en décembre 2017.

En décembre 2017, cependant, l’accord n’était pas appliqué. Pour réclamer le respect de celui-ci, un Comité de laïcs catholiques (CLC) a appelé, les 31 décembre 2017, 21 janvier et 25 février 2018 à des marches de protestation. La réponse des forces de sécurité à l’endroit des manifestants a été brutale.

La société civile internationale ne tolère plus l’impunité, en particulier, de responsables politiques et militaires qui ont ordonné la commission d’atrocités contre les civils. L’opinion congolaise ne devrait pas non plus s’habituer à la violence.

La présente analyse démontre que les individus qui ont violé les droits de manifestants catholiques pour défendre un système politique devraient être poursuivis en justice.

Entrée de l’Église catholique dans le débat politique

L’entrée en scène politique de l’Église catholique vient de l’échec de l’Accord politique de la Saint-Sylvestre qu’elle a parrainé et du fait que la société congolaise est l’otage d’une oligarchie compradore, qu’elle est profondément divisée et en proie à plusieurs fléaux à la fois tels la misère généralisée, la corruption, l’insécurité, la mauvaise gouvernance et la justice à plusieurs vitesses[1]. De plus, l’espoir de trouver la solution à ces fléaux par l’alternance démocratique et le renouvellement du personnel politique est bloqué par Joseph Kabila, président de la république hors-mandat et ses associés.

Notons que Joseph Kabila aurait dû quitter le pouvoir en décembre 2016 après les deux mandats autorisés par la constitution, mais qu’il a employé plusieurs subterfuges, aussi bien politiques que juridiques, pour obtenir un troisième mandat. Kabila a tenté de réviser la constitution pour mettre fin à la limitation du nombre de mandats du président de la République et de modifier une loi électorale pour actualiser la liste des électeurs congolais en tenant compte de l’évolution des données démographiques alors que dans ce pays sans infrastructures, ces opérations auraient dû prendre plusieurs années. Kabila a aussi précipité le découpage territorial faisant passer le nombre de provinces de 11 à 26, la nomination des gouverneurs « intérimaires » pour diriger ces nouvelles provinces ainsi que la saisine de la Cour constitutionnelle pour qu’il reste à la barre au-delà de son mandat tant que des élections ne sont pas tenues.

Malgré les artifices, la mobilisation populaire contre le maintien au pouvoir de Kabila ne faiblit pas. Celui-ci est contraint à solliciter les évêques catholiques de la Conférence épiscopale nationale congolaise (CENCO) pour œuvrer à un rapprochement entre sa coalition politique et l’opposition. Ce rapprochement débouche à la signature d’un « accord politique » le 31 décembre 2016, appelé « accord de la St-Sylvestre », qui donne un an de plus à Kabila.

En signant cet accord, Kabila se voit contraint à renoncer à un troisième mandat et à accélérer le processus électoral ; mais il utilise le flou de certaines dispositions du texte et de son contrôle sur les institutions, notamment, les forces de sécurité pour gagner du temps.

En 2017, le gouvernement congolais et les agents des forces de sécurité vont jusqu’à utiliser la « stratégie de chaos », consistant à recourir à la violence dans les régions du Kasaï, d’Ituri, de Béni, du Kongo-Central et du Nord –Katanga, où de nombreuses personnes sont tuées[2].

L’ébruitement de cette stratégie de chaos a laissé indifférente une grande partie de la communauté internationale.

Divisée depuis la mort en févier 2017 de son charismatique chef Etienne Tshisekedi, en panne de stratégies, et de plus en plus réduite au silence par les brutalités des forces de sécurité, l’absence de stratégie et le débauchage, le reste de l’opposition se méfie de Kabila qui soutient, sans convaincre, que les élections auront lieu en 2018.

L’église catholique considère le principe de l’alternance comme une règle d’hygiène politique permettant à d’autres groupes d’intérêts, ou catégories d’individus de participer à la chose publique. Pour elle, l’autorité publique en laquelle s’incarne la liberté collective se doit de respecter les lois de la République et se soumettre à la volonté du peuple qui refuse d’être gouverné par défi et par un individu sans mandat. Sa doctrine promeut la justice sociale, permet la défense des droits civils et politiques[3].

En raison de l’absence d’application de l’Accord de la St-Sylvestre et de l’incapacité de l’opposition à mobiliser la population, l’Église catholique « rompt le silence » et entre en scène politique. Pensant avoir fait le plus dur un an plutôt en patronnant la rédaction du fameux accord qui est bafoué par Kabila et ses alliés, elle se voit a nouveau dans l’obligation d’agir.

Une organisation des intellectuelles catholiques, soutenue par la hiérarchie ecclésiastique connue sous le nom du Comité laïc de coordination (CLC) appelle les chrétiens à une marche pacifique, le 31 décembre 2017, pour réclamer la mise en œuvre effective et intégrale de l’Accord[4] et à libérer l’avenir du Congo.

Mais les responsables politiques et les dirigeants des services de sécurité interdisent aux laïcs de marcher. Ils prétendent que la marche des catholiques est une « tentative de subversion », et, que les organisateurs de la marche ont recrutés des « bandes des casseurs, des individus démobilisés de groupes armés auxquels des armes auraient été distribuées pour troubler l’ordre public[5].

La réaction des forces de sécurité et des milices à la solde de Kabila est violente. Les policiers et militaires tirent à balles réelles, ainsi qu’avec des balles en caoutchouc et des gaz lacrymogènes sur les laïcs dans des églises à Kinshasa.

Des crimes commis par les forces de sécurité gouvernementales

Le bilan de violations des droits humains par les agents du gouvernement congolais autour et dans la journée du 31 décembre 2017 est difficile à établir de manière exhaustive, d’autant plus que le gouvernement congolais a bloqué l’accès aux morgues, aux hôpitaux et aux centres de détention, empêchant de rendre correctement compte de la situation spécifique des droits humains[6].  

Selon le CLC, une dizaine de morts à Kinshasa ont été répertoriées : 11 à Kinshasa et un à Kananga[7], chef-lieu de la province du Kasaï-Central. D’après le Secrétaire général des Nations unies, la violente répression des forces de sécurité congolaises contre les catholiques a occasionné la mort d’au moins cinq personnes, plusieurs blessés et l’arrestation de 120 personnes[8].

Les meurtres, les tirs, passages à tabac et arrestations arbitraires de manifestants par les forces de sécurité violent leurs droits à la liberté de culte, d’expression, de manifestation et de réunion inscrits dans la constitution.

De même, les forces de sécurité violent les pactes internationaux ratifiés par le Congo. Les principes de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois des Nations Unies[9] disposent que lorsque l’usage légitime de la force ou des armes à feu est inévitable, les responsables de l’application des lois :

a) En useront avec modération et leur action sera proportionnelle à la gravité de l’infraction et à l’objectif légitime à atteindre;
b) S’efforceront de ne causer que le minimum de dommages et d’atteintes à l’intégrité physique et de respecter et de préserver la vie humaine ;
c) Veilleront à ce qu’une assistance et des secours médicaux soient fournis aussi rapidement que possible à toute personne blessée ou autrement affectée ; etc.

Or, plusieurs analyses, témoignages et images sur internet révèlent le caractère pacifique des manifestants qui arborent chapelets, crucifix ou autres objets religieux.

Les réactions des chancelleries et organisations internationales face à ces crimes contre les catholiques sont, cette fois-ci, fortes. Le Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a appelé le gouvernement et ses forces à faire preuve de retenue et à respecter les droits du peuple congolais aux libertés d’expression et de manifester pacifiquement[10]. L’Organisation internationale de la francophonie (OIF) a dénoncée « les attaques inqualifiables et désolantes» contre les fidèles congolais[11]. La Belgique, le Canada et Etats-Unis ont condamné les meurtres.

L’Union européenne rappelle même aux autorités congolaises qu’elles ont le devoir de protéger leurs citoyens et non de les réprimer. Le président de la Commission de l’Union africaine a, lui aussi, déploré « profondément les pertes en vies humaines enregistrées à cette occasion, et appelé à faire la lumière sur tout excès commis par les forces de l’ordre. HRW a également condamné le gouvernement congolais pour usage abusif de la force[12].

L’intention de faire taire les laïcs catholiques !

La manière dont les forces de sécurité congolaises ont réprimé les manifestants catholiques laisse penser à beaucoup d’analystes que leurs agissements n’ont pas été dénués d’un plan d’élimination des adversaires. Trois principaux faits tendent à confirmer cette intention : l’« accusation en miroir » par les membres de la coalition présidentielle ; la suspension de l’internet et du système des SMS, et le mode opératoire de la répression.

Primo, les autorités de la coalition présidentielle ont eu recours à une « accusation en miroir ». L’accusation en miroir est une méthode qui consiste à imputer aux autres ce qu’eux-mêmes préparent à nous faire. Il s’agit d’une projection où celui qui utilise la terreur a tendance à accuser l’adversaire d’utiliser la terreur. Le journal en ligne La Libre Afrique mentionne avoir reçu, à la veille du 31 décembre, un coup de fil concernant un plan concocté par certains militaires de monter de toutes pièces une tentative de coup d’État qui aurait permis d’arrêter les prêtres les plus combatifs sur la base de faux aveux de faux putschistes[13]. Un membre de la coalition présidentielle aurait dénoncé ce piège, car les membres de son propre camp s’apprêtaient à annoncer l’arrestation d’un militaire du nom de Malamba, qui aurait été présenté comme le bras armé de prêtres. « Il va soi-disant passer aux aveux et dénoncer tous les prêtres qui seront les moteurs de cette marche »[14].

L’accusation en miroir a besoin, pour réussir, des médias pour relayer et amplifier les messages que les autorités veulent faire passer dans l’opinion publique. Les médias utilisent les mensonges, l’exagération et l’insinuation pour attaquer les adversaires.

Inspirés probablement par l’ouvrage de Roger Michielli, « Psychologie de la publicité et de propagande [15]», les autorités congolaises s’en fichent des considérations morales. Car, d’après Michielli, « les propagandistes doivent avoir pour seul objectif de gagner à leur cause les personnes non engagées et provoquer des divisions entre les partisans du camp opposé. Ils doivent persuader l’opinion publique que l’adversaire représente la guerre, la mort, la répression, l’injustice et la cruauté. En invoquant la menace à la sécurité nationale, le gouvernement peut procéder à des atrocités autrement intolérables. C’est dans ce contexte, qu’il faudrait comprendre l’allégation du porte-parole du gouvernement, Lambert Mende selon laquelle il dispose d’informations indiquant que des criminels comptaient s’infiltrer dans les manifestations (…).[16]

Les atrocités visent les membres de l’église catholique ; celle-ci demeure la dernière institution à avoir encore un certain degré de crédibilité et d’autorité morale. Après l’étouffement de l’opposition, l’église catholique est à l’avant-garde pour la défense des droits humains par l’entremise du Cardinal de Kinshasa, Laurent Monsengwo, qui a dénoncé les agissements de « nos prétendus hommes en uniformes », les qualifiant de barbares[17].

Secundo, les autorités congolaises ont coupé l’internet et le système des réseaux sociaux sur l’ensemble du territoire. Une preuve documentaire est disponible; une lettre du ministre des Télécommunications destinée aux compagnies de l’internet dans laquelle il justifie la suspension pour des « raisons d’État »[18]. Toutefois, des analystes considèrent qu’en coupant l’internet et les réseaux sociaux, les autorités congolaises voulaient empêcher la circulation de l’information et réprimer les manifestants à huis clos.

Tertio, le mode opératoire des forces de l’ordre à Kinshasa et à l’intérieur du pays tend à démontrer l’existence d’une certaine « intention ». De témoins rapportent que, dès samedi le 30 décembre 2017, des policiers et des militaires sont déployés devant les paroisses et dans les principaux axes routiers de la ville. Pour les assister, on déploie d’agents de renseignements communément appelés « Bureau 2 »[19].

Les forces de sécurité procèdent aux arrestations et enlèvements de plusieurs personnes, dont, des prêtres catholiques, des activistes pro-démocratie, des membres des partis de l’opposition et d’autres manifestants pacifiques [20].

Des violations de droits humains sont aussi signalées à Lubumbashi où l’ex-mairesse adjointe Clotilde Mutila et l’ex-ministre provincial Juvénal Kitungwa auraient été blessés ; et à Kananga, où une personne (homme) aurait été tuée par balles tirées[21].

Le 31 décembre les forces de sécurité encerclent au moins 134 paroisses catholiques et érigent des barrières routières à travers la ville de Kinshasa. Elles font irruption dans les églises, parfois en pleine messe.

C’est à la paroisse St-Alphonse de Matete, dans l’est de Kinshasa où la répression aurait été la plus brutale ; les militaires et policiers y ont largué des bombes à gaz lacrymogène et auraient tuées deux personnes.[22]

Les forces de sécurité ouvrent le feu dans l’église St-Augustin de Lemba ; elles tirent sur une femme de 18 ans, en l’atteignant d’une balle à la bouche, en broyant sa mâchoire[23].

Les membres des forces de sécurité, s’exprimant en anglais, interviennent à l’église St-Michel dans la municipalité de Bandalungwa pour empêcher la marche[24]. De même, dans la municipalité de Ngaba, les forces de sécurité auraient tuées des gens[25]. Du côté de la paroisse St-Jacques, dans le quartier de Matonge, les forces gouvernementales auraient blessées une dizaine de personnes.

Les forces de sécurité ne se sont pas limitées à violer les droits des fidèles catholiques, elles ont aussi extorqué leurs biens, tels que téléphones, argent, montres, bagues, colliers, chainettes.

L’accusation en miroir, l’interruption des réseaux sociaux, et le mode opératoire de la répression démontrent la détermination de Kabila et ses associés de bafouer n’importe quel principe, loi ou personne qu’ils considèrent comme une menace à leur maintien au pouvoir.

Quelle juridiction pour juger les auteurs des massacres ?

Les actes commis par les forces de sécurité congolaises contre les manifestants catholiques heurtent la conscience de l’humanité et méconnaissent l’humanité de la société. La question est de savoir si ces actes relèvent du droit national ou du droit international.

Le Congo est signataire de plusieurs instruments régionaux et internationaux de protection des droits humains, qui l’engagent à protéger et à respecter les droits prescrits dans ces textes. Il est également État-partie à la Cour pénale internationale (CPI), qui stipule que la charge de poursuivre et de sanctionner les individus ayant commis des actes répréhensibles revient à l’État national.

Ainsi, en vertu des conventions internationales en cas de décès ou de blessure grave, les organismes appropriés doivent procéder à une enquête et un rapport détaillé doit être envoyé aux autorités administratives compétentes ou chargées des poursuites judiciaires.

Les autorités congolaises ont mis en place une commission d’enquête pour faire la lumière sur les exactions commises par les forces de sécurité lors des marches anti-Kabila du 31 décembre et du 21 janvier 2018[26]. Les questions se posent : que-peut-on attendre de cette commission d’enquête? Est-ce que les résultats de la commission pourraient être transparents et aboutir à des poursuites judiciaires?

Plusieurs soulignent les interférences récurrentes d’éléments politiques dans l’administration de la justice lorsque les intérêts particuliers sont en jeu. Dans le cas présent, le journal français Lacroix rapporte que le président Kabila, face aux laïcs catholiques qui lui demandaient de déclarer publiquement qu’il ne sera pas candidat, a riposté en appelant ses partisans à la « vigilance » afin de barrer la route à tous ceux qui cherchent à se servir des élections comme d’un prétexte (pour) recourir à la violence, et plonger le pays dans l’inconnu »[27].

Or les principes de base sur le recours à l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois interdisent l’usage arbitraire ou abusif de la force des armes à feu. Aucune circonstance exceptionnelle, comme l’instabilité de la situation politique intérieure ou un état d’urgence, ne peut être invoquée pour justifier une dérogation à ces Principes de base.

Sous le régime politique actuel, il serait illusoire d’attendre une quelconque transparence dans l’enquête sur des véritables auteurs des crimes contre l’humanité ou autres actes répréhensibles contre les manifestants catholiques.

En cela, il semble contradictoire de vouloir construire un État démocratique en passant sous silence les crimes qui y portent atteinte. Les ONG de défense des droits humains demandent aux citoyens congolais de conserver des témoignages et des pièces à conviction de sorte que, au moment venu, ils servent des preuves de la participation de leurs oppresseurs à des crimes contre l’humanité ou de génocide.

Le pouvoir post-Kabila devra faire qualifier les crimes commis contre les catholiques le 31 décembre 2017. Il est un lieu commun de statuer, par exemple, que les crimes contre l’humanité et le génocide sont des crimes qui requièrent l’intention. Ainsi, certains pourraient avancer, en particulier, en ce qui concerne le génocide, que le mobile de violences contre les manifestants catholiques n’était pas de les éliminer, mais les empêcher de contester le régime en place. Mais, même en l’absence du terme « avec l’intention », il est inconcevable qu’une infraction d’une telle ampleur puisse être commise sans intention.  

Il existe en Afrique un pays qui a traduit en justice les membres d’un ancien régime dictatorial d’avoir commis un « génocide politique et religieux » contre les opposants. Au début des années 90, l’Éthiopie avait lancé des procès des anciens membres du régime militaire DERG, lesquels membres avaient dirigé le pays de 1974 à 1991, le chargeant des crimes de génocide. Le Code pénal éthiopien de 1957 a ajouté les groupes politiques à la liste de la Convention. Mis en place en 1992 après la chute de l’ancien gouvernement, le Bureau du procureur spécial (Special Prosecution Office, SPO) avait accusé plus de 5000 suspects, plusieurs chargés de génocide. Les accusations étaient basées sur le fait que les victimes étaient des opposants politiques du régime. Une décision interlocutoire de 1995 déclarait qu’étendre le génocide pour couvrir les groupes politique n’étaient pas inconsistant avec le droit international. En 2006 l’ancien dictateur Mengistu Hailé Mariam et plus de 50 de ses partisans furent condamnés de génocide et écopèrent d’une sentence de prison à vie[28].

Les forces de sécurité n’ont pas massacré seulement les manifestants ; elles ont également vandalisé des paroisses, des écoles et des couvents[29]. Ces genres d’actes sont prohibés par la justice pénale internationale. Le Statut de la CPI (article 8 (b) alinéa IX) considère comme crime de guerre « le fait de diriger intentionnellement des attaques contre des bâtiments consacrés à la religion, à l’enseignement, à l’art, à la science ou à l’action caritative, des monuments historiques, des hôpitaux… »

En attendant l’avènement d’un État social caractérisé par le respect des lois, la répression pénale contre les auteurs des crimes commis contre les manifestants catholiques, doit être internationale.

La CPI ne peut abandonner cette charge à l’État national. Il est bon de noter que sa création a profondément modifié l’ordre juridique en mettant fin à l’exclusivité de la compétence étatique pour juger les individus. Le Congo charrie son lot de morts et de crimes contre l’humanité et la CPI a toutes les raisons d’y faire ses emplettes.

La souveraineté doit s’effacer devant la défense des valeurs universelles et fondamentales de civilisation sans laquelle la paix, la sécurité ne sont plus assurées. Par exemple, en Libye, alors qu’il s’agissait d’un conflit interne, le Conseil de sécurité des Nations unies avait saisi la CPI des crimes contre l’humanité commis le 17 février 2011, début de la révolte dans ce pays, où le régime de Mouammar Kadhafi mâtait dans la violence les premières manifestations rebelles.[30] La journaliste Stéphanie Maupas raconte comment, avec une rapidité exceptionnelle, cinq jours seulement après avoir été saisi et dix-sept jours après le premier souffle de révolte, le procureur de la CPI, Luis Moreno Ocampo, avait annoncé l’ouverture de l’enquête[31]. Outre la saisine de la Cour, la résolution 19-70 imposait un embargo sur les armes destinées au régime et des sanctions- gel des avoirs et interdiction de voyager contre Kadhafi et ses proches.

Des personnes pouvant être poursuivies devant la justice

La CPI pourrait juger plusieurs groupes d’individus au Congo. Mais des individus appartenant à trois catégories portent la plus grande responsabilité pénale pour la répression des chrétiens : la famille présidentielle et les membres du gouvernement, les officiers de services de sécurité et des services de renseignements, les soldats et les milices.

Dans la première catégorie, la responsabilité individuelle incombe à la famille politique du président et aux membres du gouvernement qui ont formulé des programmes ayant procuré des bases de l’activité criminelle. La CPI est compétente à l’égard des personnes physiques quelles qu’elles soient, sur base du principe de responsabilité pénale individuelle. L’article 27, relatif au défaut de pertinence de la qualité officielle, précise qu’ « en particulier, la qualité officielle de chef d’État ou de gouvernement (…) n’exonère en aucun cas de la responsabilité pénale … pas plus qu’elle ne constitue en tant que telle un motif de réduction de la peine. Les immunités ou règles de procédure spéciales qui peuvent s’attacher à la qualité officielle d’une personne en vertu du droit interne ou du droit international n’empêchent pas la Cour d’exercer sa compétence à l’égard de cette personne[32]. Au lendemain des massacres, le ministre belge des Affaires étrangères, Didier Reynders, a envoyé un message rappelant que la responsabilité des dirigeants congolais était engagée dans la répression brutale de la marche pacifique[33]. Le Secrétaire-adjoint de la MONUSCO (Mission des Nations unies pour la stabilisation du Congo) a aussi rappelé que les autorités compétentes devaient diligenter les enquêtes nécessaires pour traduire en justice les auteurs présumés de violations des droits humains[34].

Dans la deuxième catégorie, la responsabilité individuelle concerne les autorités civiles, policières, et militaires aux niveaux provincial et national en leur qualité de supérieur hiérarchique pour cause d’infraction commise par des personnes sous leur contrôle.

Souvent, l’autorité hiérarchique se réfugie derrière l’ignorance des actes perpétrés par ses subordonnés. Dans le cas présent, le supérieur hiérarchique ne peut évoquer l’ignorance. Les forces de sécurité congolaises ont toujours réprimé brutalement les personnes qui se sont opposées au maintien illégal au pouvoir de Joseph Kabila. Par exemple, les forces de sécurité ont tué plus de 170 personnes et blessés un grand nombre d’individus lors de manifestations pacifiques en 2015 et 2016 ; elles ont tué au moins 90 personnes, en 2017, membres de la secte politico-religieuse Bundu dia Kongo, qui manifestaient contre la présidence prolongée de Kabila. Donc, le fait que les infractions commises par les forces de sécurité sont de notoriété publique, nombreuses, étalées dans le temps et dans l’espace est à prendre en considération lorsqu’il s’agit de présumer que les personnes responsables ne pouvaient pas les ignorer[35].

La justice internationale doit être capable de signifier à ces supérieurs hiérarchiques que, si les forces qui sont sous leur commandement commettent des crimes, ils pourraient eux aussi être tenus responsables pénalement. Il est intéressant de noter que parmi les accusés devant les anciens tribunaux internationaux de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda, nombreux étaient ceux qui n’étaient pas les auteurs matériels directs des crimes, mais qui avaient été jugés responsables pour avoir participé à la commission de ces crimes, en les ordonnant, les incitant ou encore en aidant ou encourageant les auteurs matériels des crimes.

La notion du supérieur hiérarchique s’applique à toute personne investie d’un pouvoir hiérarchique. Néanmoins, ce principe ne se limite pas aux personnes ayant été officiellement désignées comme commandants. Il recouvre aussi bien l’autorité de facto que jure[36].

Les poursuites en justice d’individus appartenant aux deux premières catégories ne seront pas faciles. D’une part, du fait que la sélectivité est la marque de fabrique de la justice pénale internationale ; d’autre part, aucun pays au monde, même parmi les plus démocratiques, n’est enclin à coopérer lorsque ses élites sont ciblées. Le croire est sans doute moralement acceptable, mais dénué de tout sens de réalité[37].

Dans la troisième catégorie, la responsabilité pénale individuelle incombe aux militaires, aux policiers, aux milices et aux éléments de la Gardes présidentielles (GR). Ils ne peuvent invoquer le fait que l’ordre qui a conduit aux massacres est venu d’en haut, des chefs politiques, des officiers supérieurs de la police, de l’armée et des services de renseignements. D’autant plus que ces agents de sécurité savent qu’aucune autorité ne jouit de la légalité ni de la légitimité depuis décembre 2016. L’article 6 (4) du Statut du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) tout comme l’article 7 (4) du Statut du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) disposent que même si l’auteur d’un acte criminel agit sous les ordres d’un gouvernement ou d’un supérieur hiérarchique, cela ne l’exonère pas de sa responsabilité individuelle. La CPI elle-même mentionne que la personne qui exécute un ordre d’un supérieur, civil ou militaire, ou d’un gouvernement reste pénalement responsable d’un crime qu’elle commet (…) sauf si elle n’a pas su que l’ordre était illégal, ou encore que l’ordre n’ai pas été manifestement illégal (Art. 33).

Conclusion

Les forces de sécurité congolaises ont réprimé les manifestants catholiques qui réclamaient la tenue d’élections et le départ de Kabila à la fin de son deuxième et dernier mandat. La répression a fait des dizaines de morts, des centaines de blessés et de détenus à Kinshasa et dans les provinces.

Les responsables de ces actes devraient être poursuivis en justice en application de la législation nationale.

Le contexte politique congolais montre, cependant, la difficulté de mener des enquêtes judiciaires impartiales et de condamner les coupables; les responsables tant civils que militaires qui ont commandé les forces de sécurité ayant commis ces crimes sont encore au pouvoir. Les subordonnés et partisans du régime qui ont recouru à la violence meurtrière pour défendre le système politique ne pourraient être poursuivis.

Seule la justice internationale est à même de dissuader les responsables congolais de violer les droits de manifestants catholiques et d’autres citoyens congolais consignés dans la constitution.

Certes la justice pénale internationale résulte de décisions et de compromis politiques. Mais peu importe le temps que cela prendra, la responsabilité individuelle de principaux responsables de violations du droit humanitaire au Congo reste engagée !

Bandeja Yamba

Bandeja Yamba est analyste en droits humains

Références

[1] Le pays va très mal, Débout congolais, Message de la 54e Assemblée ordinaire des évêques membre de la Cenco.

[2] HRW, « Résoudre la crise politique en République démocratique du Congo. Témoignage à la Chambre des représentants des États-Unis (sous-commission des affaires étrangères pour l’Afrique, la santé mondiale, les droits humains dans le monde et les organisations internationales, https://www.hrw.org/print/311290.

[3] http://www.rfi.fr/afrique/20180103-violences-rdc-reactions-trois-institutions-eglise-catholique.

[4] Déclaration du Comité laïc de coordination, https://www.youtube.com/watch?v=rE2xb_VrqBY.

[5] « Marche du 31 décembre : un « projet subversif » d’après le gouvernement, 30 décembre 2017, https://actualite.cd/2017/12/30/marche-31-decembre-projet-subversif-dapres-gouvernement/.

[6] http://information.tv5monde.com/afrique/rdc-l-eglise-rend-hommage-aux-morts-du-31-decembre-212534; RDC : l’ONU dénonce les entraves à ses enquêtes sur la répression du 31 décembre, 6/1, 2018,

[7] Déclaration du Comité laïc de coordination, https://www.youtube.com/watch?v=rE2xb_VrqBY.

[8] RDC : préoccupé par la répression des manifestations, le Secrétaire général appelle le Gouvernement et les forces de sécurité à respecter la liberté d’expression du peuple congolais, https://news.un.org/fr/story/2018/01/374192-rdc-lonu-preoccupee-par-la-violente-repression-de-manifestations.

[9] Adoptés par le 8ème Congrès de l’ONU pour la prévention du crime et le traitement des délinquants qui s’est tenu à La Havane (Cuba) du 27 août au 7 septembre 1990. http://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/UseOfForceAndFirearms.aspx.

 

[10] RDC : préoccupé par la répression des manifestations, le Secrétaire général appelle le Gouvernement et les forces de sécurité à respecter la liberté d’expression du peuple congolais, https://www.un.org/press/fr/2017/sgsm18846.doc.htm.

[11] Répression en RDC : la Francophonie dénoncé des attaques inqualifiables, https://www.radiookapi.net/2018/01/01/actualite/politique/repression-en-rdc-la-francophonie-denonce-des-attaques-inqualifiables.

[12] HRW, RD Congo : les forces de sécurité ont tiré sur des fidèles catholiques : https://www.hrw.org/fr/news/2018/01/20/rd-congo-les-forces-de-securite-ont-tire-sur-des-fideles-catholiques.

[13] RDC: Bras de fer entre l’Église et le régime Kabila, https://afrique.lalibre.be/13358/rdc-bras-de-fer-entre-leglise-et-le-regime-kabila./.

[14] RDC : Coup d’État monté par Kalev pour stopper la marche du 31 décembre 2017.

[15] Roger Michielli, « Psychologie de la publicité et de la propagande : connaissance du problème ; [á l’usage des psychologues des animateurs et des responsables; au verso: applications pratiques], 1972.

[16] Lambert Mende : « des criminels allaient s’infiltrer dans les manifestations », https://www.youtube.com/watch?v=uaB_2BDmovw.

[17]Répression en RDC : le Cardinal Laurent Monsengwo dénonce la « barbarie » des forces de sécurité ». http://www.jeuneafrique.com/506884/politique/repression-en-rdc-le-cardinal-laurent-monsengwo-denonce-la-barbarie-des-forces-de-securite/.

[18] Actualité.cd/2017/2/30rdc-sms.coupes-decision-ministre-pt-ntic/.

[19] RODHCIC, Rapport partiel de monitoring sur la manifestation publique du 31 décembre 2017 dans la ville de Kinshasa organisée par le CLC.

[20] HRW, RD Congo : les forces de sécurité ont tiré sur des fidèles catholiques : https://www.hrw.org/fr/news/2018/01/20/rd-congo-les-forces-de-securite-ont-tire-sur-des-fideles-catholiques.

[21] Répression totalitaire contre la marche pacifique du 31 décembre 2017 en RDC, https://www.lecongolais.cd/repression-totalitaire-contre-la-marche-pacifique-du-31-decembre-2017-en-rdc/.

[22] http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/12/31/congo-une-messe-dispersee-a-kinshasa-apres-l-appel-a-manifester-des-catholiques_5236283_3212.html.

[23] Triste histoire : la vie de Dorcas Makaya a changé à l’Église ce 31 décembre, une balle dans l’oreille par la bouche, http://congomikili.com/triste-histoire-la-vie-de-dorcas-makaya-change-leglise-ce-31-dec-une-balle-dans-loreille-sortie-par-la-bouche/.

[24] http://Libre afrique.lalibre.be//122904/kabila-fait-tirer-es-les-eglises-et-sur-les-chretiens/.

[25] http://fr.kongotimes.info/2018/01/03/marche-du-31-decembre-joseph-kabila-sous-pression/.

[26] JA, Répression des marches anti-Kabila : une commission d’enquête mise en place par le gouvernement, 3/2/2018 http://www.jeuneafrique.com/527049/politique/repression-des-marches-anti-kabila-une-commission-denquete-mise-en-place-par-le-gouvernement/.

[27] Lacroix, En RD-Congo, le pouvoir réprime la «marche » des catholiques contre Kabila, https://www.la-croix.com/Religion/Catholicisme/Monde/En-RD-Congo-pouvoir-reprime-marche-catholiques-contre-Kabila-2018-01-01-1200902983.

[28] Kjetil Trovell, Charles Schafer et Girmachew Alemu Aneme (Eds), The Ethiopian Red Terror Trials, African Issues, 2009, pp. 1-83.

[29] Radio Okapi, RDC: le cardinal Monsengwo condamne les attaques contre des édifices de l’église catholique, https://www.radiookapi.net/2017/02/20/actualite/politique/rdc-le-cardinal-monsengwo-condamne-les-attaques-contre-des-edifices.

[30] Stéphanie Maupas, Le Joker des puissants. Le grand roman de la Cour pénale internationale, Don Quichotte Édit 2016, p. 17.

[31] Stéphanie Maupas, Le Joker des puissants. Le grand roman de la Cour pénale internationale, p. 17.

[32] Alain Fenet, « La responsabilité pénale internationale du chef d’État, Revue générale de droit, vol. 32, no 3, 2002, P. 608.

[33] RTBF, RDC : Didier Reynders met en garde les auteurs de la « répression brutale » des manifestations, https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_rdc-didier-reynders-met-en-garde-les-auteurs-de-la-repression-brutale-des-manifestations?id=9801065.

[34] RDC : le chef des opérations de maintien de la paix décrit devant le Conseil de sécurité une situation politique « extrêmement fragile », https://www.un.org/press/fr/20/2018/cs13156.doc.htm.

[35] Documents officiels du Conseil de sécurité des Nations unies, (document S/1994/674), 27 mai 1994, para. 58.

[36] Nasser Zakr, « La responsabilité du supérieur hiérarchique devant les tribunaux pénaux internationaux », p. 19.

[37] Stéphanie Maupas, Le joker des puissants, Le grand roman de la Cour pénale internationale, p. 345.

0

Leave a Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

This panel is hidden by default but revealed when the user activates the relevant trigger.

Dans la même thématique

DROIT & JUSTICE | 23 Sep 2025 10:19:58| 191 0
13 septembre : une journée sombre pour la justice congolaise
Il y a exactement un an jour pour jour, le tribunal militaire de garnison de Kinshasa/Ndolo me condamnait à mort,… Lire la suite
Par Jean-Jacques Wondo Omanyundu
DROIT & JUSTICE | 23 Sep 2025 10:19:58| 165 0
RDC : Jean-Jacques Wondo dépose plainte en Belgique pour menace de mort
Il y a dix jours, un journaliste congolais critique du régime Tshisekedi a été violemment agressé à Tirlemont. “Les menaces… Lire la suite
Par La Rédaction de AFRIDESK
DROIT & JUSTICE | 23 Sep 2025 10:19:58| 215 0
RDC: Jean-Jacques Wondo témoigne de ses conditions de détention devant le Parlement européen
L’expert belgo-congolais en questions sécuritaires, Jean-Jacques Wondo, a dénoncé les conditions de sa détention en RDC, qu’il qualifie d’inhumaines, devant… Lire la suite
Par Jean-Jacques Wondo Omanyundu