« Il faut déléguer à la Commission de l’UA des pouvoirs supranationaux »
Ibrahima FALL, professeur agrégé de droit public et de sciences politiques
L’ancien ministre des Affaires étrangères du Sénégal et ancien sous-secrétaire général aux affaires politiques de l’ONU chargé des affaires politiques africaines, le professeur Ibrahima Fall analyse, dans cet entretien, les blocages qui empêchent l’Union africaine de jouer véritablement son rôle. Il insiste sur le manque de volonté politique des chefs d’Etat africains d’aller vers une organisation forte, pour en faire un véritable levier de développement du continent.
L’Union africaine a fêté ses 50 ans le 25 mai dernier. Quel bilan peut-on tirer ?
«Le passage de l’Organisation de l’Unité Africaine à l’Union Africaine a permis de réadapter les institutions de notre organisation continentale. Depuis 2004, il y a une véritable architecture institutionnelle de la paix et de la sécurité en Afrique avec, au sommet, la Conférence des chefs d’Etat et de gouvernement, le Conseil des ministres et surtout la Commission de l’Union africaine et au sein de celle-ci le département Paix et sécurité, le département des Affaires politiques et le Conseil de paix et sécurité qui rassemble l’ensemble des Etats au niveau des ambassadeurs qui se réunit régulièrement pour faire face aux problèmes de paix et de sécurité.
Toujours sur la question de la paix et de la sécurité, il y a l’encadrement par les pairs. Mais, j’ai des objections parce qu’il y a comme une sorte de sympathie pour ne pas dire de complicité entre les chefs d’Etat africains. Par exemple, créer un mécanisme d’évaluation de la situation politique du Sénégal par les chefs d’Etat africains, ce n’est pas très opérationnel. Il vaut mieux confier une telle évaluation à un mécanisme qui ne soit pas celui des chefs d’Etat et de gouvernement. Il y a, à côté des chefs d’Etat, des experts qui sont envoyés auprès des Etats et qui font des rapports. Mais, il revient toujours au comité restreint des chefs d’Etat de se prononcer. Il y a là une faiblesse intrinsèque qu’il faudra corriger. Il y a également le panel des sages qui est essentiellement un mécanisme de prévention des conflits. Lorsqu’un problème se pose dans un pays, on envoie des sages qui essaient de discuter avec les parties. C’est un organisme consultatif et ses rapports sont soumis à la commission mais ils ne débouchent pas nécessairement sur des décisions. C’est une autre faiblesse.
Comme succès, on peut citer l’opération de l’Union africaine en Somalie, au Darfour, entre les deux Soudans dirigée par l’ancien président sud-africain Thabo Mbeki avec d’autres pairs qui ont fait un travail remarquable pour éviter la guerre entre ces deux pays.
Au plan de la démocratie, les principes ont été posés de façon claire contre les changements antidémocratiques. Pour les coups d’Etat, les Etats sont systématiquement suspendus. Il y a également un processus d’accompagnement des transitions politiques. Cela a été le cas dans plusieurs pays dont la République de Guinée. Il y a aussi les forces africaines en attente».
Au plan économique, que peut-on retenir ?
«Sur l’économie, c’est l’échec. Deux illustrations. La première, c’est l’intégration. Lorsqu’on créait l’Union africaine pour remplacer l’Organisation de l’unité africaine, il était décidé que les questions d’intégration devaient faire annuellement ou par semestre une évaluation suivie de décisions exécutoires. Comme par hasard, depuis 2002-2003, la question de l’intégration est aux abonnés absents.
Pourtant, d’éminents chercheurs et hommes de science au premier rang desquels feu Cheikh Anta Diop ont beaucoup réfléchi sur la question. Le professeur Cheikh Anta Diop a montré qu’un barrage Inga III réalisé sur le fleuve Congo, permettrait l’électrification de l’ensemble du contient. Plus de quarante ans après, ce projet dort dans les tiroirs. Il y a quelques mois, ce projet a été sorti des tiroirs. Des bailleurs de fonds ont été contactés. De plus, nous avons une ressource inépuisable : le soleil. Pourquoi ne peut pas envisager des centrales solaires qui permettraient un appoint considérable en énergie.
Il y a un manque de volonté politique à ce niveau puisque les solutions sont là. S’il s’agit de financements, ces projets sont d’une rentabilité évidente. Les bailleurs de fonds et les puissances financières sont à priori intéressés. Mais sans volonté politique, on ne peut rien faire».
Comment faire pour avoir cette volonté politique ?
«Chaque fois qu’on discute des problèmes d’intégration continentale, vous trouverez des chefs d’Etat- ils sont nombreux-, à brandir le principe de souveraineté. Cela a été le cas quand Kadhafi a proposé une armée africaine. C’est également le cas au sujet de l’intégration économique. Pendant ce temps, dans chaque Etat, y compris au Sénégal, il suffit que le moindre fonctionnaire de la Banque mondiale ou du Fonds monétaire international dise que, selon lui, l’Etat doit faire ceci ou cela, pour qu’on taise notre souveraineté et le dos courbé, on exécute les directives voire les injonctions de ces deux institutions.
Nous manquons de volonté politique au plan national parce que nous exécutons fidèlement les prescriptions de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international qui sont des institutions qui peuvent se tromper. Il y a vingt ans, ils ont imposé les Plans d’ajustement structurel en tuant tous les secteurs sociaux. Vingt ans après, ils reconnaissent leur erreur. Mais le mal est fait. Nous sommes des élèves disciplinés de ces deux institutions. Sur le plan continental, nous exhibons notre souveraineté pour refuser de nous intégrer économiquement».
Quels sont les mécanismes qui pourraient améliorer le fonctionnement de l’Union africaine ?
«Il y a trois directions. D’abord, il faut rendre opérationnel tous les mécanismes institutionnels créés. Ensuite, il faut faire une évaluation périodique, critique du fonctionnement de ces institutions et apporter les redressements idoines. Enfin, il faut veiller à ce qu’il y ait une réelle volonté politique. Institutionnellement, il y a la conférence des chefs d’Etat et de gouvernement, le conseil et la commission. Mais de temps en temps, des problèmes entre la commission et les chefs d’Etat apparaissent. Parce qu’entre autres dysfonctionnements, il y a le rôle que veulent jouer certains chefs d’Etat en exercice de l’Union africaine. C’est une fonction purement honorifique qui consiste à présider la réunion des chefs d’Etat et de gouvernement. Au-delà, le chef d’Etat en exercice n’a pas de rôle. Seul le ou la président (e) de la commission de l’Union africaine doit entrer en jeu. Parfois, des chefs d’Etat marchent sur les plates bandes du président de la Commission de l’Union africaine».
Que faut-il faire pour permettre au président de la commission de l’Union africaine de jouer pleinement son rôle ?
Il est essentiel que le président de la Commission de l’Union africaine soit traité sur le même pied avec les chefs d’Etat qui doivent être ses interlocuteurs. Son statut doit être sauvegardé. Si l’on prend l’exemple de l’Europe, les chefs d’Etat sont les interlocuteurs du président de la Commission de l’Union européenne. Avec le président Alpha Omar Konaré, ce traitement d’égal à égal avançait. Mais c’est précisément parce le processus a été bloqué par des décisions inopportunes de certains chefs d’Etat que le président Konaré n’a pas demandé un deuxième mandat. J’espère qu’avec Mme Zuma, les choses vont changer. Je dois souligner que les interlocuteurs théoriques du président de la commission sont les ministres des Affaires étrangères. Mais sa fonction continentale en fait l’interlocuteur direct et privilégié des chefs d’Etat.
Il faut aussi déléguer à la Commission de l’Union africaine des pouvoirs supranationaux, continentaux sur lesquels elle peut agir sans avoir nécessairement toujours l’obligation de revenir vers les chefs d’Etat avec des risques de manque de majorité, d’unanimité. Parce qu’il y a des questions sur lesquelles les Etats n’ont aucune prise nationale. On peut citer l’énergie, la défense et la sécurité, les problèmes d’environnement, sociaux, de transcontinentalité entre les différentes régions. Il faut également que le transfert des compétences du niveau national au niveau continental soit confié aux commissaires de la commission de l’Union africaine.
Sur nos relations avec le monde, la Commission de l’Union africaine doit être l’interlocuteur privilégié. Par exemple, pour les négociations à l’Organisation mondiale du commerce, les discussions à la Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement, sur les changements au conseil de sécurité, etc., l’Afrique doit parler d’une seule voix. Rien n’empêche qu’on créé les conditions pour confier à la commission de l’Union et à sa présidente le rôle de porte-parole du continent.
Les chefs d’Etat africains sont-ils prêts à créer ces conditions ?
«Plus que jamais, les conditions sont mûres. Si vous prenez le monde, ceux qui émergent, ce sont des unions continentales comme l’Union européenne, de grandes puissances géographique, économique, politique et militaire comme les Etats Unis, la Russie, la Chine ou de grands pays comme l’Inde, le Brésil. Face à ceux-là et pour que l’Afrique pèse, il est absolument nécessaire qu’elle parle et agisse d’une seule voix. Aujourd’hui, l’Afrique est courtisée par toutes les grandes puissances mais chacune vient avec sa stratégie qui est en rapport avec ses intérêts propres. Il nous faut trouver les moyens de déterminer nos intérêts avant de discuter avec ces unions et ces grandes puissances. On dit souvent que l’Afrique est le continent d’avenir mais elle l’a toujours été. La vraie question est, l’Afrique est le continent d’avenir de qui ? Pas des Africains mais de ceux qui exploitent ses ressources».
Qu’est-ce qui fait que l’Union africaine est marginalisée sur la crise au Nord du Mali ?
«L’Union africaine est marginalisée pour des raisons à la fois structurelle et conjoncturelle. Conjoncturelle dans la mesure où l’Afrique n’a pas été en mesure de mettre en place les forces africaines en attente qui seront opérationnelles théoriquement en 2015. L’Union africaine est également marginalisée parce que la région où se trouve le Mali, c’est-à-dire la CEDEAO n’a pas été en mesure de mobiliser les forces de sécurité nécessaires. Aujourd’hui, le pays africain le plus engagé, c’est le Tchad qui n’est pas membre de la CEDEAO.
Même si demain, la force africaine en attente est constituée sur le plan théorique, pour opérationnaliser une force de maintien et d’imposition de la paix, il faut six à huit mois. Le Mali ne pouvait pas attendre ce délai. Il faut donc lever les blocages conjoncturels et structurels pour assurer une véritable sécurité du continent qui n’est pas seulement terrestre. Elle est aussi maritime et aérienne. C’est un vaste chantier qui est loin d’être facile. Et en raison de nos limites nationales intrinsèques, nous n’avons d’autres alternatives que de mettre en commun nos forces.
Où est-ce que l’Union africaine peut trouver les moyens nécessaires à sa politique ?
L’Union africaine est financée par deux sources. Au plan interne, par les cotisations et les contributions des Etats membres. En réalité, seuls cinq pays prennent en chargent plus de 70 % du budget de l’Union africaine qui est essentiellement orienté vers le fonctionnement. La deuxième source provient des partenariats. Le partenariat avec la Chine a permis la construction d’un nouveau siège fonctionnel. L’Union européenne est le plus grand contributeur dans beaucoup d’opérations de l’Union africaine. Il faut absolument que nous puissions progressivement, nous libérer de cette contrainte de financement extérieur. L’Union africaine a étudié l’exemple de la CEDEAO dont les Etats membres ne versent plus une contribution grâce à la taxe extérieure commune. L’Union africaine est en train de s’inspirer de cela. C’est une bonne orientation. Mais, il faudra trouver, le moment venu, un pourcentage suffisamment élevé de cette taxe extérieure commune pour à la fois financer le fonctionnement et les opérations de l’Union africaine. Toutefois, si l’on arrive à un financement endogène plus important, cela ne voudra pas dire qu’il faut fermer tout financement extérieur. Charité bien ordonnée commence par soi même».
Que doit faire l’Union africaine pour vulgariser un message fort capable de mobiliser les Africains et la diaspora ?
«L’Union africaine est confrontée à plusieurs défis en matière de mobilisation. On va célébrer les 50 ans de l’OUA et de l’Union africaine. Au Sénégal par exemple, le gouvernement n’a rien envisagé pour fêter l’évènement. Il y a également le défi de l’information et de la mobilisation des populations particulièrement des jeunes et des femmes. Une organisation qui est coupée des jeunes et des femmes est condamnée à l’échec. Il faut trouver les moyens de mobiliser les jeunes et les femmes. Or, on n’a pas un département jeune et genre à l’Union africaine, encore moins des initiatives pour rassembler les jeunes et les femmes.
Pour la diaspora, elle constitue des centaines de millions d’individus. Rien qu’aux Etats unis et en Amérique latine, ils sont plus de 165 millions. Cette diaspora envoie plus de 33 milliards de dollars par an en Afrique. Elle a des centaines de milliers d’experts qui peuvent aider au développement du continent. L’Union africaine a franchi un pas symbolique sur l’initiative du Sénégal du temps du président Wade qui a consisté à décréter que la diaspora est la sixième région du continent. Le 25 mai 2012, l’Union africaine a organisé, en Afrique du Sud, une conférence de la diaspora. Des mesures ont été prises mais elles doivent être opérationnalisées.
En 2013, la Banque mondiale a organisé une réunion pour essayer d’opérationnaliser quatre décisions parmi lesquelles le répertoire des gens de la diaspora, la question d’une meilleure organisation du transfert de fonds, l’utilisation de la matière grise, etc. Qu’il s’agisse de la diaspora, des jeunes, des femmes, le chantier est vaste. Il faut mobiliser les forces économiques africaines, c’est-à-dire les entrepreneurs et les bailleurs de fonds africains parce que tout ce qui se fait demande des financements. Si l’on prend exemple sur l’Europe, elle est partie de la Communauté économique du Charbon et de l’Acier créée à la suite d’une crise de l’énergie, en particulier de la sidérurgie. Les hommes d’affaires allemands et français se sont réunis alors que les deux pays venaient de sortir de la guerre dix ans auparavant. Les hommes politiques, le général De Gaulle et Konrad Adenauer ont pris le relais. Il faut donc une jonction de la volonté politique des chefs d’Etat et celle des milieux d’affaires. En Afrique, nous sommes encore loin de la rencontre de ces volontés».
A chaque élection du président de la commission, il y a des dissensions et il apparait au grand jour l’opposition entre pays francophones et anglophones. Quelle formule adopter pour permettre une élection sans problème ?
«S’agissant de l’opposition entre les francophones et les anglophones, il faut apporter des atténuations. Ce n’est pas la première fois qu’il y a un anglophone à la tête de l’institution continentale. Le Cameroun est à la fois francophone et anglophone et nous a donné deux secrétaires généraux même si l’un a poursuivi le mandat de l’autre. Cela dit, la plupart des secrétaires généraux de l’Organisation de l’unité africaine et les présidents de l’Union africaine ont été des francophones.
Sur la dernière élection, il s’est posé deux problèmes. D’abord celui de la rotation géographique. On a constaté que l’Afrique de l’Ouest a essentiellement bénéficié du poste. Il y a ensuite l’Afrique centrale. Les autres parties du continent (l’Afrique de l’Est, l’Afrique du Nord, l’Afrique australe) n’avaient pas jusqu’ici bénéficié de ce poste. L’Afrique du Sud, depuis une dizaine d’années, a souhaité voir son ressortissant élu. Il se trouve que c’est un bloc géographique essentiellement anglophone. Et il y a eu des élections à l’issue desquelles Mme Zuma a été élue. Des pays francophones comme le Tchad, la République centrafricaine ont voté pour elle. Aujourd’hui, Mme Zuma représente l’ensemble du continent et elle est entourée de commissaires anglophones, francophones et lusophones».
Quelles sont les perspectives pour cette organisation ?
«Parler des perspectives de l’Union africaine, c’est des perspectives de l’Afrique en général. La première perspective que l’Afrique doit assumer, c’est de veiller à faire en sorte que l’exportation de ses ressources bénéficie aux peuples africains. Si vous prenez les contrats qui sont signés quel que soit le pays, on constate que ces contrats sont léonins, c’est-à-dire inégaux. J’ai participé à un sommet de la CEDEAO au Cap-Vert et un chef d’Etat se plaignait en disant que l’exploitation de l’or et du diamant de son pays rapportait moins de 5 % des sommes engrangées par cette exploitation. A ce rythme, on ne pourra jamais se développer. Si vous prenez les contrats pétroliers où il est dit que chaque partie a 50 %, en réalité, c’est à peine 15 % qui reviennent au pays. Parce que le montage est fait de telle sorte qu’on grignote sur les 50 %. Tant que nous ferons la course aux investisseurs, leur dérouler le tapis rouge, leur permettre d’avoir des exemptions douanières, la possibilité de rapatrier tous leurs bénéfices sans contrôle, d’exploiter sans respecter l’environnement, nous ne pourrons pas nous développer ni au plan individuel, ni au plan continental.
Il faut aussi une véritable volonté politique et une implication des populations particulièrement ses franges les plus actives, c’est-à-dire les jeunes et les femmes. Le continent doit aussi parler d’une seule voix. L’Afrique doit s’assumer en tant qu’Afrique vis-à-vis des partenaires».
Que voulez-vous dire par là ?
«L’Afrique doit être une grande organisation continentale. Il n’y a pas une alternative. Il faut que nous nous assumions et vivions de nos moyens. Un éminent chef d’Etat décédé, Julius Nyerere disait qu’il faut que l’Afrique vive avec ses moyens et accepte d’être pauvre en luttant contre la pauvreté».
Propos recueillis par Mamadou GUEYE