Primes accordées à certains magistrats : Eviter le sensationnel
Jean-Bosco Kongolo
L’évaluation annuelle du personnel fait partie de la gestion de toute entreprise moderne, car elle permet à celle-ci d’améliorer son rendement et sa compétitivité en encourageant les plus méritants, en stimulant ceux qui n’ont pas été à la hauteur des attentes de leur hiérarchie mais aussi en se débarrassant des éléments non productifs. Corps organisé, structuré et hiérarchisé, le Pouvoir judiciaire, en tant qu’institution de la République, dispose d’un organe qui a légalement compétence pour sanctionner positivement ou négativement ceux de ses membres, les magistrats, qui font preuve ou non du travail bien fait. Pour autant que l’on demeure dans la légalité, quoi de plus normal qu’en cette période où la confiance semble brisée entre le peuple et le Pouvoir judiciaire, des magistrats qui se sont distingués par leur travail soient encouragés? Depuis deux ans en effet, une pratique semble s’instaurer au niveau du Parquet général de la République consistant à reconnaître le mérite des magistrats qui sortent du lot. La récente cérémonie a été présidée par le Président de l’Assemblée nationale, à qui est revenu l’honneur de remettre des primes à une quarantaine de magistrats du parquet, sélectionnés à plusieurs échelons et à travers toute la République selon des critères et suivant une méthode ne correspondant pas du tout au statut des magistrats. La présente analyse va démontrer que l’opération, louable en soi, aurait pu se passer autrement qu’à faire du sensationnel.
1. Les faits
« Une quarantaine de magistrats du ministère public ont reçu, samedi 9 janvier 2016 à Kinshasa, leurs primes d’excellence. Le Président de l’Assemblée nationale, Aubin Minaku, a remis à chacun un ordinateur portable et un kit composé de plusieurs instruments juridiques. Selon le Procureur général de la République, la prime d’excellence vise à récompenser les magistrats les plus méritants du pays qui, dans l’exercice de leurs fonctions, ont fait montre de la compétence remarquable et avérée, d’honneur et de dignité ainsi que d’abnégation en 2015.
Les magistrats primés ont été désignés comme modèles dans leurs prestations professionnelles par un jury anonyme composé, d’après le PGR Flory Kabange, notamment des gouverneurs de provinces, des avocats et membres des services de sécurité. »[1]
« Pour le président de la Chambre basse du Parlement, Aubin Minaku, ces compatriotes qui militent pour le maintien de l’ordre et le respect des lois à travers la République, ont fait preuve de patriotisme et d’abnégation en acceptent d’aller travailler là où d’aucuns ont refusé de se rendre au motif qu’il n’y a pas d’infrastructure appropriées. Raison pour laquelle, a-t-il estimé, il était temps de leur accorder une prime d’exception en guise de motivation et d’encouragement pour leur comportement combien nationaliste. Il importe de rappeler que ce groupe de magistrats fait partie de la deuxième édition des primés, intervenue le 9 janvier 2016 au Fleuve Congo Hôtel, par le Procureur Flory Kabange Numbi, par l’entremise du président de l’Assemblée nationale. La première édition de cette prime d’excellence instaurée pour les magistrats qui se distinguent dans l’exercice de leurs fonctions était intervenue le 24 octobre 2014. »[2]
2. La parole aux textes de lois
2.1. Le Pouvoir judiciaire : une institution et non un service
La Troisième République, qui a démarré avec la mise en vigueur de la Constitution du 18 février 2006, se distingue de la précédente par le fait qu’elle fixe à quatre le nombre des institutions de la République(le Président de la République, le Gouvernement, le Parlement et le Pouvoir judiciaire), toutes, indépendantes les unes des autres(article 68). Il est très important de relever que sous la Deuxième République, toutes ces institutions n’étaient que des organes subordonnés au MPR, Parti-État, considéré comme l’unique institution du pays.
Le point 4 de l’article premier du statut des magistrats de cette époque faisait du militantisme l’un des huit critères pour être nommé magistrat tandis qu’en ce qui concerne le signalement (l’évaluation), l’article 9, al. 2 et 3 disait :
« Il consiste en un bulletin dans lequel sont brièvement décrites les activités exercées pendant l’année écoulée et dans lequel est proposée ou attribuée une appréciation du mérite du magistrat.
Il a pour but d’éclairer les autorités compétentes sur le militantisme, la conscience et les aptitudes professionnelles du magistrat. »[3]
Il n’était donc pas scandaleux ni illégal de voir les magistrats faire l’objet des bulletins d’information (B.I.) émanant des services de sécurité ou des autorités politico-administratives, elles-mêmes étant avant tout des représentants du MPR en Régions.
Article 43, al.3 et 4 :
« Le Gouverneur de Région peut constater toute faute disciplinaire commise par tout magistrat de rang égal ou inférieur à celui de Premier Président de la Cour d’appel ou de Procureur Général près cette Cour.
Le Gouverneur de Région, les Chefs de juridictions et les Chefs d’office de Parquets qui constatent une faute disciplinaire à charge des magistrats placés sous leur autorité dressent procès-verbal de constat de cette faute. Ce procès-verbal est transmis en double exemplaire au Commissaire d’État à la Justice. »
Nous (auteur de ces lignes), gardons jalousement dans nos archives, le premier rapport de signalement dressé par notre Procureur de la République qui, tout en nous qualifiant d’excellent magistrat, trouvait que nous devrions fournir beaucoup d’efforts en matière de militantisme.
2.2. Le Conseil supérieur de la magistrature : seul organe de gestion des magistrats sous la Troisième République
Contrairement à la Deuxième République, la Constitution de la Troisième République ainsi que la Loi organique n° 06/020 du 10 octobre 2006 portant statut des magistrats font du Conseil supérieur de la magistrature l’unique organe de gestion de la carrière des membres de cette institution. Dans l’exposé des motifs de la Constitution, il est dit : « La présente Constitution réaffirme l’indépendance du Pouvoir judiciaire dont les membres sont gérés par le Conseil supérieur de la magistrature désormais composé des seuls magistrats. »
Au sujet de l’indépendance du pouvoir judiciaire et de la gestion de la carrière des magistrats, l’exposé des motifs de la loi portant statut des magistrats dit notamment ceci : « C’est pourquoi, cette préoccupation apparaît clairement à travers les dispositions de la présente loi portant statut des magistrats de manière à :
affirmer la volonté politique du constituant de concrétiser, sans atermoiements, l’indépendance du Pouvoir judiciaire et de garantir la bonne administration de la justice ;
réaffirmer les principes de séparation et d’équilibre entre les trois pouvoirs classiques d’État ;
reconnaître au seul Président de la République ses prérogatives constitutionnelles en tant qu’unique autorité de nomination, de promotion et de révocation de tous les magistrats sur proposition du Conseil supérieur de la magistrature ;
revaloriser ledit Conseil, désormais composé exclusivement des magistrats, devant jouer un rôle prépondérant dans la gestion administrative, disciplinaire et financière du corps. »
2.3. L’appréciation ou l’évaluation du rendement des magistrats et ses conséquences
Le législateur utilise le terme « signalement » pour parler de l’appréciation ou de l’évaluation du rendement des magistrats. L’article 7 de la loi portant statut des magistrats dispose que « Le signalement est obligatoire pour tous les magistrats, à l’exception du Premier président de la Cour de cassation, du Premier président du Conseil d’État et des Procureurs généraux près ces juridictions.
Il consiste en un bulletin dans lequel sont brièvement décrites les activités exercées pendant l’année écoulée et dans lequel est proposée ou attribuée une appréciation du mérite du magistrat.
Il a pour but d’éclairer les autorités compétentes sur le rendement, la conscience et les aptitudes professionnelles du magistrat. L’appréciation du mérite est synthétisée par l’une des mentions suivantes : « élite », « très bon », « bon », « médiocre ». Elle est proposée au premier échelon et attribuée définitivement au second échelon, conformément à l’article 8 ci-après. »[4]
La lecture professionnelle de ces textes, différente de celle d’un politicien ou d’un simple diplômé en Droit (selon l’expression de feu le Professeur Kalongo Mbikayi), amène tout vrai juriste à des observations ci-après :
-Il n’est plus question, en Troisième République, de laisser n’importe qui (Président de la République, Député, Ministre, Gouverneur de Province, agent de sécurité, avocat…) s’immiscer dans la gestion de la carrière et des activités;
– La loi énumère de façon claire et nette, les autorités (hiérarchiques) compétentes pour établir le signalement des magistrats placés sous leurs ordres;
-Le but de ce signalement est d’éclairer les autorités compétentes sur le rendement, la conscience et les aptitudes professionnelles du magistrat.
C’est, par conséquent, sur base de ces signalements successifs qu’au cours de sa carrière, un magistrat peut être proposé à une promotion ou à une révocation dans le seul cadre du Conseil supérieur de la magistrature. A ce sujet, l’article 152(al. 1, 2,3 et 4) de la Constitution, dont s’inspire l’article 4 de la Loi organique n° 08/013 du 05 août 2008 portant organisation et fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature dispose ce qui suit :
« Le Conseil supérieur de la magistrature est l’organe de gestion du pouvoir judiciaire.
Le Conseil supérieur de la magistrature est composé de : 1. Président de la Cour constitutionnelle ; 2. Procureur général près la Cour constitutionnelle ; 3. Premier Président de la Cour de cassation ; 4. Procureur général près la Cour de cassation ; 5. Premier Président du Conseil d’État ; 6. Procureur général près le Conseil d’État ; 7. Premier Président de la Haute Cour militaire; 8. l’Auditeur général près la Haute Cour militaire ; 9. Premiers Présidents des Cours d’Appel ; 10. Procureurs Généraux près les Cours d’Appel ; 11. Premiers Présidents des Cours administratives d’Appel ; 12. Procureurs Généraux près les Cours administratives d’Appel ; 13. Premiers Présidents des Cours militaires ; 14. Auditeurs militaires supérieurs ; 15. Deux magistrats de siège par ressort de Cour d’Appel, élus par l’ensemble des magistrats du ressort pour un mandat de trois ans ; 16. Deux magistrats du parquet par ressort de Cour d’Appel, élus par l’ensemble des magistrats du ressort pour un mandat de trois ans ; 17. Un magistrat de siège par ressort de Cour militaire ; 18. Un magistrat de parquet par ressort de Cour militaire. Il élabore les propositions de nomination, de promotion et de révocation des magistrats. Il exerce le pouvoir disciplinaire sur les magistrats. Il donne ses avis en matière de recours en grâce. »
3. L’illégalité des primes accordées à certains magistrats du Parquet
Qu’il soit clairement entendu que parmi les magistrats primés, il y en a dont le rendement, la conscience et les aptitudes professionnelles ne font l’objet d’aucun doute ni parmi les magistrats eux-mêmes, ni encore moins parmi les justiciables et les auxiliaires de la justice que sont les avocats et le personnel administratif (Opj, greffiers et huissiers). Nous avons même écrit à certains d’entre eux pour le leur signifier. Toutefois, faire recours à un jury composé des personnes n’ayant légalement aucune qualité pour apprécier le rendement, la conscience et les aptitudes professionnelles des magistrats n’est ni plus ni moins qu’une violation flagrante de la Constitution et de l’indépendance de la magistrature. En effet, comment un Gouverneur de province, un avocat, un militant des Droits de l’Homme ou un agent des Services de Sécurité, qui n’ont aucune idée du volume des dossiers attribués à un magistrat ni de la manière dont celui-ci les a traités tout au long de l’année, pourraient-ils objectivement évaluer ce magistrat sans se référer à leurs propres intérêts? Par ailleurs, si la démarche du Procureur général de la République était légale, pourquoi ce dernier a-t-il évité d’utiliser le cadre offert par le Conseil supérieur de la magistrature, et pourquoi une telle cérémonie s’est limitée aux seuls magistrats du parquet? Pourquoi le parquet général de la République n’est-il pas allé jusqu’au bout de son initiative en faisant désigner des magistrats médiocres en vue de leur limogeage? Où, dans la loi, est-il prévu d’octroyer aux magistrats méritants des récompenses en nature en lieu et place des promotions? Quelle est, pour terminer, la source de financement des récompenses qui ont été attribuées à ces magistrats?
Conclusion
L’analyse ci-dessus, a le mérite de dévoiler à l’intention de l’opinion publique que malgré de multiples lois novatrices adoptées depuis l’avènement de la Troisième République, le Congo-Kinshasa souffre et risque de souffrir encore longtemps du manque de leadership et du non respect des lois. Ce qui s’est passé le 24 octobre 2014 et tout récemment, le 9 janvier 2016, loin d’être applaudi, n’est rien d’autre que de la résistance au changement, en même temps un recul de plusieurs années sur la voie de l’État de droit. Les gouvernants demeurent formatés aux pratiques du MPR, Parti-État. Le sensationnel devant être laissé aux politiciens, cette résistance est d’autant plus nuisible à la démocratie et à l’État de droit qu’elle émane de ceux-là mêmes qui sont considérés comme des gardiens de la loi. De la Cour Constitutionnelle au tribunal de paix, il se pose l’éternelle question de savoir pourquoi il est si difficile de lire correctement la loi et de l’appliquer? En tout cas, le Pouvoir Judiciaire a plus que jamais besoin d’une cure suffisamment efficace pour détruire tous les tissus nécrosés afin de régénérer des cellules exemptes de tout virus destructeur. Les autorités de la République qui seront prochainement élues sont averties, à condition bien entendu que le peuple fasse un bon choix.
Jean-Bosco Kongolo M.
Juriste&Criminologue
[1] Radio okapi, 10/01/2016, http://www.radiookapi.net/2016/01/10/actualite/justice/rdc-une-quarantaine-de-magistrats-ont-recu-des-primes-dexcellence
[2] Journal Le Phare, 12 janvier 2016, http://www.lephareonline.net/aubin-minaku-recompense-des-magistrats-de-larriere-pays/
[3] Ordonnance-Loi no 82-018 du 31 mars 1982 portant statut des magistrats-Journal officiel du 1er avril 1982, p.27
[4] Article 8 : Les autorités compétentes pour établir le signalement sont :
pour les magistrats dont le grade est égal à celui de Président de la Cour de cassation ou du Conseil d’État ou du Premier avocat général : les Premiers présidents de ces juridictions ou les Procureurs généraux près celles-ci au premier et dernier échelon ;
2. pour les Conseillers à la Cour de cassation, au Conseil d’État ou les Avocats généraux près ces juridictions : les Présidents les plus anciens ou les Premiers avocats généraux les plus anciens, au premier échelon, les Premiers présidents ou les Procureurs généraux au second échelon ;
pour les Premiers présidents des Cours d’appel et des Cours administratives d’appel ou les Procureurs généraux près ces cours : au premier échelon, le Président de la Cour de cassation, le Président du Conseil d’État les plus anciens ou les Premiers avocats généraux les plus anciens ;
pour les Présidents des Cours d’appel et Cours administratives d’appel ou les Avocats généraux près ces cours : au premier échelon, les Premiers présidents de ces juridictions ou les Procureurs généraux ; au second échelon, les Présidents de la Cour de cassation et du Conseil d’État les plus anciens;
pour les Conseillers des Cours d’appel et des Cours administratives d’appel ou les substituts du Procureur général près ces cours : au premier échelon, les Présidents de ces juridictions les plus anciens ou les Avocats généraux près ces cours les plus anciens et, au second échelon, les Premiers présidents de ces juridictions ou les Procureurs généraux ;
pour les Présidents des Tribunaux de Grande Instance ; les Présidents des Tribunaux du Travail, les Présidents des Tribunaux du Commerce ou les Procureurs de la République : au premier échelon, le Président de la Cour d’appel le plus ancien ou l’Avocat général près la Cour d’appel le plus ancien ; au second échelon, les Premiers présidents des Cours d’appel ou les Procureurs généraux près ces cours ;
pour les juges des Tribunaux de Grande Instance, les Présidents des Tribunaux de Paix, les Présidents des Tribunaux du Travail, les Présidents des Tribunaux du Commerce ou les Premiers substituts du Procureur de la République : au premier échelon, le Président du Tribunal de Grande Instance ou le Procureur de la République, au second échelon, les Premiers présidents des Cours d’appel ou les Procureurs généraux près ces cours ;
pour les juges de paix ou les substituts du Procureur de la République : au premier échelon, le Président du Tribunal de Paix ou le Premier substitut du Procureur de la République le plus ancien ; au second échelon, le Président du Tribunal de Grande Instance ou le Procureur de la République ;
Pour les chefs des services judiciaires spécialisés : le Président de la Cour de cassation le plus ancien ou le Premier avocat général le plus ancien au premier échelon ; le Premier président de la Cour de cassation ou le Procureur général près cette cour au deuxième échelon, selon qu’il s’agit d’un magistrat du siège ou du Parquet ; Si le Chef du service judiciaire spécialisé est le Président de la Cour de cassation ou du Conseil d’État le plus ancien, ou les Premiers avocats généraux les plus anciens près ces juridictions, le signalement sera établi, selon le cas, par le Premier président de la Cour de cassation ou par le Procureur général près celle-ci au premier et dernier échelon ;
pour l’adjoint du chef de service judiciaire spécialisé, le chef de service au premier échelon, le Président de la Cour de cassation le plus ancien ou le Premier avocat général le plus ancien au second échelon ;
pour les magistrats affectés dans les services judiciaires spécialisés : l’adjoint du chef de service concerné au premier échelon, le chef de service au second échelon.