Jean-Jacques Wondo Omanyundu
DÉFENSE & SÉCURITÉ GLOBALE | 09-09-2021 12:30
10404 | 0

Des casernes au palais présidentiel : l’Afrique face à ses démons du passé – JJ Wondo

Auteur : Jean-Jacques Wondo Omanyundu

Après le Mali, la Guinée expérimente le retour des militaires au pouvoir. Assiste-t-on au renouveau du paradigme prétorien africain ?

La Guinée sur les pas de son voisin, le Mali

Des officiers des forces spéciales guinéennes ont affirmé le dimanche 5 septembre, plus tôt dans la journée, avoir capturé le chef de l’Etat Alpha Condé et « dissoudre » la Constitution du pays et les institutions. « Nous avons décidé après avoir pris le président, qui est actuellement avec nous (…) de dissoudre la Constitution en vigueur, de dissoudre les institutions ; nous avons décidé aussi de dissoudre le gouvernement et la fermeture des frontières terrestres et aériennes », a dit le chef des forces spéciales, le lieutenant-colonel Mamady Doumbouya, aux côtés de putschistes en uniforme et en armes. Les putschistes ont également annoncé l’instauration d’un couvre-feu dans tout le pays « jusqu’à nouvel ordre«  ainsi que le remplacement des gouverneurs et préfets par des militaires dans les régions.

Le putsch intervient dans un contexte de profonde crise politique post-électorale et économique, (aggravée par la pandémie de Covid-19), causée par le président déchu, Alpha Condé, 83 ans, suite à ses dérives autoritaires. Les tensions se sont amplifiées lors de l’adoption en mars 2020 d’une nouvelle Constitution lui permettant de briguer un troisième mandat présidentiel. Il s’en suivra une répression violente des manifestants hostiles à son pouvoir et l’arrestation de dizaines d’opposants. Malgré des recours dénonçant des « bourrages d’urnes » et des irrégularités, Alpha Condé est proclamé président pour un troisième mandat, le 7 novembre 2020 et a continué de diriger la Guinée par défi.

Le coup d’état en Guinée survient une année après que une junte militaire, conduite par le colonel Assimi Goita, ait renversé au Mali, le président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK)  et son premier ministre Boubou Cissé, le 18 août 2020. Là aussi, les putschistes avaient déclaré pour avoir « pris [leurs] responsabilités » face au « chaos », à l’« anarchie » et à l’« insécurité » qui règnent dans le pays par la « faute des hommes chargés de sa destinée »[1]. Les putschistes affirmaient d’ailleurs s’inscrire dans un soulèvement « populaire »[2]. Cette ingérence de l’armée dans l’arène politique était  intervenue après que plusieurs manifestations menées par le Mouvement du 5 Juin – Rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP), à cause de la guerre et d’irrégularités supposées lors des élections législatives maliennes de 2020, réprimées, aient réclamé le départ d’IBK depuis début juin 2020.

A l’instar du Mali, on a vu des populations jubiler en faveur des militaires à Conakry pour saluer le renversement du président Alpha Condé.

Le constat que l’on peut tirer est que ces deux putschs interviennent après une période de crise post-électorale qui a pollué la vie politique des deux pays du Sahel. En outre, la particularité de ces deux putschs est que les présidents déchus ne sont pas issus des casernes. Aussi, ils semblaient ne pas comprendre ni maîtriser l’organisation et le fonctionnement de l’outil militaire dont ils se réclamaient commandant suprême sur papier.

Le prétorianisme ou le coup d’Etat comme mode d’accession au pouvoir le plus répandu en Afrique

Cette partie est tirée de notre ouvrage « L’essentiel de la sociologie politique militaire africaine » disponible sur Amazon[3].

Des scènes de liesse populaire dans les rues de Conakry en faveur des militaires putschistes

En Afrique, le coup d’Etat est la forme classique la plus répandue de l’intervention de l’armée dans le domaine politique. Avec une capacité souvent supérieure (sinon toujours inégalée) d’exercer la force, l’armée peut en même temps défendre et contester l’autorité politique d’un gouvernement. L’histoire postcoloniale a montré que les forces armées africaines ont souvent essayé de ne pas tenir compte de l’autorité politique chaque fois qu’elle a joué contre leurs intérêts économiques, politiques ou stratégiques. Par conséquent, la militarisation potentielle de l’espace politique reste une constante en Afrique.

On peut définir un coup d’état comme une action soudaine – d’une durée de quelques heures à au moins une semaine – qui consiste souvent au renversement par l’usage de la force d’un gouvernement par un petit groupe de militaires ou des forces de sécurité. Il en résulte le remplacement illégal du régime existant, la suspension ou l’abrogation de la Constitution et la dissolution des institutions politiques en place[4].

Le « prétorianisme » un néologisme construit à partir mot « prétoire » qui désignait le quartier général des légions romaines et plus tard la garde de l’empereur. La science politique le définit comme un phénomène de la militarisation de certaines forces d’élites, pour la protection de l’Etat. Mais ce concept s’est dévoyé en Afrique pour symboliser des corps d’élite de l’armée chargés de protéger un régime politique donné, au détriment de la défense du territoire national, en vue de l’exercice et de la conservation du pouvoir en faisant valoir la suprématie de leur force. Mais le prétorianisme en soi fait référence à l’intervention militaire dans la sphère politique[5].

En commençant par l’Egypte en 1952, l’Afrique a vu près de 180 tentatives de coups d’Etat au cours des six dernières décennies, plus de 75 % d’entre eux ont été couronnés de succès. 85% des pays africains ont donc expérimenté au moins une tentative de coup d’Etat dans l’histoire récente. Mais il y a des exceptions. Des pays comme le Sénégal ou le Botswana n’en a jamais connu un; d’autres, comme l’Afrique du Sud ou la Namibie, ont connu des tentatives mais n’ont jamais vu un régime militaire prendre le pouvoir. Effectivement, il semble y avoir une «contagion» régionale des coups d’Etat: ils sont beaucoup plus fréquents en Afrique de l’Ouest(en moyenne la moitié du total africain), et pratiquement absent en Afrique australe[6].

Bien qu’une sorte de consolidation démocratique ait été observée depuis les années 1990, plusieurs cas d’ingérence militaire (principalement sous la forme de putsch) ont commencé à refaire surface à travers le paysage politique de l’Afrique. Des renversements militaires en Mauritanie (2008), Niger (2010) et Mali (2012), aux échecs relativement récents au Burkina Faso (2015), Burundi (2015), au Zimbabwe (2018), au Mali (2020) au Tchad (avril 2021) et en Guinée (septembre 2021) – quoiqu’à des degrés divers[7].

Les principaux facteurs explicatifs de l’intervention des armées africaines dans le domaine politique

Les motivations qui poussent les militaires à conquérir le pouvoir sont aussi multiples que diverses. Ce qui rend fort difficile toute élaboration des causes générales. Cependant, il est possible de dégager quelques-unes des motivations répertoriées au cours de la longue période du règne militaire en Afrique. Ils prétendent presque tous être animés par la volonté de mettre fin à une corruption généralisée ou s’estiment être mandatés par la société pour mettre un terme aux pratiques de blocage du fonctionnement des systèmes politiques (RD Congo 1965 ; Nigeria 1966 ; Mali 2020, Guinée 2021, etc.) ; certains pour s’opposer à l’idéologie du pouvoir civil en place (Ghana 1966 ; Mali 1968) et d’autres pour promouvoir de vastes transformations sociales.

Les auteurs de coups d’Etat justifient le plus souvent leur passage à l’acte par des arguments en apparence légitimes mais souvent insuffisants en déclarant vouloir restaurer la démocratie, l’ordre constitutionnel et remettre le pouvoir au peuple (Mobutu, le général Robert Gueï en Côte d’Ivoire en 1999 pendant que ce pays s’enfonçait dans une dérive ethnique et nationaliste autour du concept de l’ivoirité qui était devenu le centre de toute l’activité politique depuis 1994, Museveni en Ouganda, Laurent-Désira Kabila, Kagame, ou Dadis Camara en Guinée Conakry, Assimi Goita au Mali ou Mamady Doumbouya en Guinée) pour tenter de le conserver par la suite durablement.

La confiscation et la concentration des pouvoirs (exécutif, parlementaire, judiciaire) et des organes d’appui à la démocratie et à l’Etat de droit (CENI, justice, presse, armée…) entre les mains d’une seule personne ou d’une poignée de personnes, généralement à base ethnique, verrouillent toute possibilité d’accession au pouvoir par la voie des élections libres, transparentes et démocratiques. Cette situation entraîne une polarisation de la tension et des mécontentements populaires contre ces régimes en multipliant les possibilités d’une prise de pouvoir par la force par le renversement ou l’élimination du président qui personnifie à lui seul, tout le régime qui se repose quasi entièrement sur sa  seule tête (Mobutu, Habyarimana, Mamadou Tandja, Bozizé, Mugabe, Ibrahim Boubacar Keïta, Alpha Condé,…)[8].

En 1960, à peine 76 jours après l’indépendance du Congo, le 14 septembre 1960, Mobutu, alors colonel et commandant en chef de l’armée, s’imposait comme l’homme fort du pays. Dans sa déclaration à la nation, Mobutu justifie son acte en ces termes : « Chers compatriotes, ici c’est le colonel Mobutu Joseph, chef d’état-major de l’armée nationale congolaise, qui vous parle de Léopoldville [aujourd’hui, Kinshasa, NDRL]. L’armée nationale congolaise a décidé de neutraliser le chef de l’État [Joseph Kasavubu, premier président du pays, NDRL] jusqu’à la date du 31 décembre 1960 […]. Il ne s’agit pas d’un coup d’État militaire, mais plutôt d’une simple révolution pacifique. L’armée va aider le pays à résoudre ses différents problèmes qui deviennent de plus en plus aigus », avait-il lancé pour annoncer la « neutralisation » de l’exécutif[9].

Cinq ans plus tard, Mobutu récidive et prend définitivement le pouvoir le 24 novembre 1965 après avoir réuni un groupe d’officiers supérieurs et généraux appelés « compagnons de la révolution ». Le matin du 25 novembre, la radio nationale diffusa de la musique militaire. Puis, dans une brève allocution[10], Mobutu informe les Congolais que l’armée nationale avait pris le pouvoir, destitué de ses fonctions le président Kasavubu et suspendu la Constitution.

D’une manière générale, les coups d’Etat surviennent pour des raisons qui seront évoqués aux points suivants.

Le putsch comme corollaire de l’échec de la construction de l’Etat et réponse à l’instabilité politique et aux contreperformances économiques

L’intervention de l’armée dans la sphère politique de nombreux Etats africains est, pour l’essentiel, la conséquence des difficultés constatées précédemment dans le processus de construction nationale et de consolidation étatique. En effet, des facteurs tels que les faiblesses politiques et les contreperformances économiques, la corruption et le manque de structures démocratiques institutionnalisées, l’insécurité ou l’autoritarisme du pouvoir constituent des arguments avancés par les militaires pour justifier leurs coups d’état[11]. C’est le cas de récents coups d’Etat au Mali et en Guinée.

Selon Samuel Huntington, les ingérences des militaires dans la sphère politique sont davantage un problème politique qu’un problème militaire, et ce constat reste particulièrement valable pour la plupart des pays africains[12]. En l’absence de règles fermement établies et d’institutions fortes qui régissent l’Etat et réglementent les processus politiques, les syndicats de travailleurs, les étudiants, le clergé, les groupes de pression et les militaires entrent tous en compétition pour contrôler le pouvoir de l’État. C’est là une caractéristique de l’environnement politique de la période postindépendance dans de nombreux pays africains. Vu leurs dimensions et leur influence intrinsèque, les forces armées africaines sont ainsi devenues des acteurs de premier plan sur la scène politique et ont conservé ce privilège[13].

Par ailleurs, on retrouve dans les coups d’État post-transition des années 1990 des justifications déjà évoquées lors des premiers coups des années 1960 (l’armée symbole et modèle de cohésion de la société ; l’armée arbitre s’autorisant à intervenir si le régime ne satisfait plus la population et pour sanctionner ses erreurs).

Les militaires peuvent se considérer comme garants des institutions, ce qui peut représenter un biais politique dans le contexte post-militaire : « Une fois que l’armée dans un Etat particulier a perdu sa virginité politique, alors la discipline d’une tradition professionnelle d’acceptation de l’autorité civile est dissipée »[14].

Le colonel Assimi Goïta, le chef de la junte militaire malienne

Les mobiles corporatistes à la base de l’ingérence de l’armée dans la politique

Dans plusieurs Etats africains, les putschs ont été motivés par le désir du personnel militaire d’améliorer, ou au moins maintenir, leur position. Il s’agit surtout des motivations à base corporatistes qui ont été à la base de ces coups. En effet, si d’autres causes peuvent être invoquées, elles semblent être secondaires par rapport à celle-là[15].  Les armées africaines étant issues des armées coloniales mieux choyées et équipées, elles se sont vite retrouvées laissées-pour-compte au lendemain de l’indépendance, faute de moyens financiers pour les équiper et les entretenir.

Cet état de fait a vite transformé les armées africaines en armées de mutins et « armées de putsch »[16], et explique ainsi les coups d’Etat militaires. Ces coups d’Etat militaires trouvent donc leur origine dans des problèmes internes aux armées africaines –  revendications d’ordre corporatif, que les militaires essaient de mettre en avant en utilisant les ressources à leur disposition, c’est-à-dire la force ou la menace d’emploi de la force. Il convient de distinguer les motifs d’ordre purement corporatif dont il est question ici, de ceux qui tiennent à la prise en charge par l’armée d’intérêts ethniques ou régionaux. Les revendications des militaires portent assez souvent sur l’amélioration ou, au moins, le maintien de leurs conditions de vie.

Les mobiles propres à la structuration et à l’environnement sociopolitique de l’armée

En Afrique comme partout, le mythe du militaire professionnel, sourd aux questions non-militaires cher à Huntington a fait long feu. Il faut comprendre l’armée en tant qu’institution mais aussi et surtout en tant qu’acteur politique aux intérêts, calculs et actions propres. L’environnement sociopolitique[17] de l’armée est aussi important que les caractéristiques et dynamiques propres de l’armée : « La grande majorité des militaires subsahariens entretient une relation ‘fragmentée’ (plutôt qu’intégrale ou diffuse) avec leur environnement. Les clivages intramilitaires (ethniques, régionaux, religieux, etc…) et, dans une mesure moindre mais croissante, les alignements verticaux (de classe) avec des affiliations horizontales traditionnelles transversales coïncident avec les divisions sociétales et rendent possible la création de réseaux clientélistes entre les acteurs civils et militaires »[18].

Il faut analyser les frontières et la nature des transactions entre les forces armées et leur contexte sociétal[19] sans pour autant négliger l’alchimie interne de l’institution. L’armée ne saurait être assimilée uniquement à un élément réactionnel aux crises sociales[20]. Il faut aussi voir comment les mécanismes internes d’organisation et les rapports sociaux au niveau de l’armée traduisent et réfractent les crises sociales et politiques. Mais il faut surtout comprendre comment « l’évolution des structures militaires, les formes de clivages et de solidarité, les dispositions idéologiques, la répartition interne du pouvoir entre les couches militaires, les unités et les factions, etc., influent sur la façon dont l’armée s’assimile et réagit aux crises ou noue des liens avec les forces de tension sociale ».

L’armée est aussi un terrain de crise. Cette « militarisation du politique » en Afrique ne peut se comprendre sans la dimension corporatiste des armées africaines. L’institution militaire est elle-même une structure de pouvoir et d’hégémonie. C’est aussi une structure de mobilité sociale et de succession politique. Il s’agit alors de mettre en évidence les propres logiques de l’institution militaire dans un contexte sociopolitique donné et avec une histoire donnée[21].

Les motivations idéologiques / Guerre froide

Certains auteurs attribuent la commission des coups d’état dans les premières années de l’indépendance des motivations idéologiques. La volonté de changer radicalement les structures sociales de leurs pays en extirpant les élites oligarchiques pour embrasser la démocratie et l’Etat de droit a poussé certains militaires à intervenir dans les affaires politiques. L’exemple le plus frappant est celui du capitaine Thomas Sankara, qui a dirigé le coup d’Etat au Burkina Faso en 1983 avec le désir clair d’établir une société  juste, réformée et prospère.

En effet, la lutte bipolaire entre Idéologies concurrentes des deux « superpuissances » (États-Unis et Union Soviétique) pendant la Guerre froide au 20ème siècle a accentué les tensions politiques et renforcé les conflits militaires au sein des États africains nouvellement indépendants[22]. Cette bataille idéologique à distance pour accroitre leurs sphères d’influence géopolitiques, diplomatiques, militaires et économiques, a fait de l’Afrique leur champ de bataille, les entrainant dans des guerres apocalyptiques. C’est le cas par exemple de la RDC (1960 et 1965) et l’Angola (1975-2002).

Conclusion : après le Mali et la Guinée, une nouvelle trajectoire militaro-politique se dessine-t-elle en Afrique ?

Le retour des corps habillés au pouvoir en Afrique augure-t-il une nouvelle trajectoire politique qui fera jurisprudence dans les prochaines années lorsqu’on analyse l’évolution sociopolitique transversale de plusieurs pays d’’Afrique (Benin, Togo, Cameroun, Côte d’Ivoire, Congo-Brazzaville, Rwanda, RDC, Ouganda, Burkina Faso, RCA, etc.)?

Le déficit d’alternance politique transparente, crédible et pacifique en Afrique est un fléau qui attise la déception des populations africaines à l’égard de l’importation de la démocratie à l’occidentale. Hormis quelques rares cas, généralement constatés dans les Etats africains anglophones, l’alternance au pouvoir en Afrique reste marginale et dévoyée, au point que dans certains pays, seul un putsch reste le recours ultime pour y parvenir. C’est cette tendance qui semble dessiner  dans les prochaines années la trajectoire de plusieurs pays africains où les tenants du pouvoir restent allergiques au concept de démocratie, même si sur papier, leurs constitutions se réfèrent à ce concept.

L’immixtion de l’armée dans la sphère politique, comme nous l’avons décrit plus haut, est souvent justifiée par la conception psychologique de l’armée qu’ont à la fois les militaires et acteurs politiques africains. En effet, dans la plupart des Etats africains, l’esprit de corps inculqué dans l’armée s’est vite dévoyé en un esprit de caste – donc une force politique – faisant de cette institution dépositaire et détenteur, au nom de la nation dont elle tire sa légitimité, du monopole de la violence légitime que lui confère l’Etat, une ressource du pouvoir plutôt que d’être une institution de défense territoriale.

Le militaire africain a une conception de son métier non pas en rapport avec les missions d’assurer la sécurité extérieure, c’est-à-dire la défense du territoire, mais considère sa mission comme une fonction politique[23] en tant que ressource du pouvoir ou de légitimation des autorités politiques, souvent autoritaires.

Les militaires africains, tout comme les acteurs politiques, ne considèrent pas l’armée comme une institution républicaine censée jouer un rôle sociopolitique majeur constitutif ou de consolidation des Etats en quête de stabilité sociopolitique, institutionnelle et sécuritaire.

En Afrique où règnent encore des régimes prétoriens ou autocratiques soutenus par l’armée, les militaires, faute d’être suffisamment formés et informés sur la fonction constitutionnelle et régalienne de l’armée, ont développé une culture selon laquelle le pouvoir politique leur appartient. Ils se croient comme étant acteurs à part entière du pouvoir politique et ne se voient pas devoir jouer un rôle apolitique périphérique. Dans certains pays, l’armée devient un acteur incontournable des transition politique. En effet, les transitions politiques en Afrique ne se font jamais contre les militaires, elle se fait au mieux avec, au minimum sans[23].

Ainsi, face à la dégradation de la situation sociopolitique, économique et sécuritaire dans plusieurs Etats africains, il faut s’attendre à une recrudescence de l’interventionnisme militaire dans la sphère politique dans les prochaines années.

Ne dit-on pas que « chassez le naturel, il revient au galop » ?

L’Afrique semble être confrontée à la métaphore biblique du démon chassé qui revient avec sept autres plus mauvais que lui.


Jean-Jacques Wondo Omanyudu
Analyste et expert des questions politiques, militaires et sécuritaires de l’Afrique
Exclusivité AFRIDESK

Références

[1] Communiqué du 18 août 2020 lu à la radio et à la télévision maliennes.

[2] « Acte fondamental » n° 001/CNSP du 24 août 2020 (PDF), publié au Journal officiel de la République du Mali.

[3] Le livre est en vente sur Amazon : https://www.amazon.fr/Lessentiel-sociologie-politique-militaire-africaine-ebook/dp/B07VXHQBGC.

[4] JJ Wondo, L’essentiel de la sociologie politique militaire africaine : des indépendances à nos jours, Amazon, 2019, p.401.

[5] JJ Wondo, ibid., p.50.

[6] Understanding African armies, Issue, Report Nº 27 — April 2016, p.25.

[7] Ibid., p.25.

[8] JJ Wondo, Coups d’État et militarocratie en Afrique post-indépendance – DESC, 6 avril 2015. https://afridesk.org/coups-detat-et-militarocratie-en-afrique-post-independance-jj-wondo/.

[9] Jeune Afrique, Dossier « RDC : la nostalgie Mobutu », Ce jour-là : le 24 novembre 1965, Mobutu prend le pouvoir, 17 mai 2017. https://www.jeuneafrique.com/281121/politique/rdc-y-a-50-ans-24-novembre-1965-mobutu-prenait-pouvoir/. Consulté le 21 décembre 2018.

[10] Proclamation du Haut commandement militaire des forces Armées

A L’invitation du Lieutenant général Mobutu, Commandant en Chef de l’Armée Nationale Congolaise, les autorités supérieures de l’Armée se sont réunies le 24 novembre 1965, en sa résidence. Ils ont fait un tour d’horizon de la situation politique et militaire dans le pays. Ils ont constaté que, si la situation militaire était satisfaisante, la faillite était complète dans le domaine politique. Dès l’accession du pays à l’indépendance, l’Armée Nationale Congolaise n’a jamais ménagé ses efforts désintéressés pour assurer un sort meilleur à la population.

Les dirigeants politiques, par contre, se sont cantonnés dans une lutte stérile pour accéder au pouvoir sans aucune considération pour le bien-être des citoyens de ce pays. Depuis plus d’un an, l’Armée Nationale Congolaise a lutté contre la rébellion qui, à un moment donné, a occupé près des deux tiers du territoire de la République. Alors qu’elle est presque vaincue, le Haut Commandement de l’Armée constate avec regret qu’aucun effort n’a été fait du côté des autorités politiques pour venir en aide aux populations éprouvées qui sortent maintenant en niasse de la brousse, en faisant confiance à l’Armée Nationale Congolaise. La course au pouvoir des politiciens risquant à nouveau de faire couler le sang congolais, les autorités supérieures de l’Armée réunies ce mercredi 24 novembre de 1965 autour de leur Commandant en Chef ont pris, en considération de ce qui précède, les graves décisions suivantes:

  1. Monsieur Joseph Kasa-Vubu est destitué de ses fonctions de Président de la République.
  2. Monsieur Évariste Kimba, député national, est déchargé de ses fonctions de formateur du Gouvernement.
  3. Le Lieutenant général Joseph Désiré Mobutu assurera les prérogatives constitutionnelles du Chef de l’État.
  4. Les institutions démocratiques de la République, telles qu’elles sont prévues par la Constitution du 1er août 1964, continueront à fonctionner et à siéger en exerçant leurs prérogatives. Tel est notamment le cas de la Chambre des députés, du sénat et des institutions provinciales.
  5. La République Démocratique du Congo proclame son adhésion à la Charte de l’Organisation des Nations Unies et de l’organisation de l’Unité africaine.
  6. Tous les accords conclus jusqu’ici avec les pays amis seront respectés.
  7. Sauf si le Parlement en décide autrement, les accords concernant l’adhésion de la République démocratique du Congo à la Charte de l’organisation commune africaine et malgache seront respectés.
  8. La politique internationale du Congo, pays africain, sera inspirée par les intérêts du continent africain tout entier. Dans cet ordre d’idées, la politique d’entente entre le Congo et les pays africains sera poursuivie et continue.
  9. Aucune ingérence dans les affaires intérieures de l’État, de quelque nature que ce soit, ne sera tolérée.
  10. Toutes les mesures d’interdiction qui ont frappé dernièrement certaines publications tant congolaises qu’étrangères sont levées à partir de ce jour. Le Haut Commandement de l’Armée

Nationale Congolaise invite les propriétaires des publications dont les installations ont été saccagées à se présenter au quartier général en vue d’obtenir les dédommagements des dégâts causés par certains éléments irresponsables.

  1. Les droits et les libertés garantis par la Constitution du 1er août 1964, tels que prévus dans ses articles 24, 25, 26, 27 et 28, seront respectés. Il en est notamment ainsi de la liberté de pensée, de conscience, de religion, d’expression, de presse, de réunion et d’association.
  2. L’Armée Nationale Congolaise s’étant tenue en dehors et au-dessus des activités politiques, tous les détenus politiques seront libérés. Cette décision ne s’applique pas aux membres des bandes insurrectionnelles ayant commis une atteinte à la sûreté intérieure de l’État.
  3. Il n’est point besoin de préciser que l’Armée Nationale Congolaise, gardienne de la sécurité des biens et des personnes, tant congolaises qu’étrangères, continuera à la garantir.

En prenant ces graves décisions, le Haut Commandement de l’Armée Nationale Congolaise espère que le Peuple congolais lui en sera reconnaissant, car son seul but est de lui assurer la paix, le calme, la tranquillité et la prospérité qui lui ont fait si cruellement défaut depuis l’accession du pays à l’indépendance.

Le Haut Commandement de l’Armée Nationale Congolaise souligne avec force que les décisions qu’il a prises n’auront pas pour conséquence une dictature militaire. Seuls l’amour de la patrie et le sens de responsabilité vis-à-vis de la nation congolaise ont guidé le haut commandement à prendre ces mesures. Il en témoigne devant l’Histoire, l’Afrique et le Monde.

Le Haut Commandement de l’Armée Nationale Congolaise demande à tous les Congolais de lui faire confiance. Il demande également que le fonctionnement régulier des institutions, de l’administration et de l’économie du pays soit assuré par la présence de tous sur le lieu de leur travail.

Le lieutenant général Joseph-Désiré Mobutu, assumant les prérogatives de Président de la République, prend les décisions suivantes :

  1. Le colonel Léonard Mulamba assumera les fonctions de Premier ministre;
  2. Le Colonel Léonard Mulamba est chargé de former un gouvernement représentatif d’union nationale dont fera partie au moins un membre de chacune des vingt et une provinces de la République Démocratique du Congo et de la ville de Léopoldville;
  3. Pendant toute la durée durant laquelle le lieutenant général Mobutu exercera les prérogatives de Président de la république, le Général Major Louis Bobozo remplira les fonctions de commandant en chef de l’Armée nationale Congolaise.

Fait à Léopoldville, le 24 novembre 1965.

Haut commandement de l’ANC

Signé :

Lieutenant général, J.D.Mobutu 

Général-major, L. Bobozo

Colonels :

  1. Masiala, L. Mulamba, D. Nzoigba, F. Itambo, A. Bangala.

Lieutenants-colonels :

  1. Ingila, J. Tshiatshi, A. Monyango, A. Singa, L. Basuki, F. Malila, A. Tukuzu.

[11] Habiba Ben Barka and Mthuli Ncube, “Political Fragility in Africa: Are Military Coups d’Etat a Never-Ending Phenomenon?” African Development Bank (September 2012), 3. Le 18 février 2010, Mamadou Tanja, président démocratiquement élu du Niger, a été renversé par un coup d’Etat militaire. Il s’agissait d’une réaction à la décision du Président de proroger de trois ans son deuxième mandat quinquennal. Pour citer un autre exemple : le 6 août 2008, le premier président librement élu de la Mauritanie, Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, a été renversé par un groupe d’officiers supérieurs qui ont déclaré que leur action était en réponse à la détérioration de la situation sociale, économique et sécuritaire dans le pays.

[12] Samuel P. Huntington, Political Order in Changing Societies, New Haven: Yale University Press, 1968.

[13] Emile Ouédraogo, Pour la professionnalisation des forces de sécurité en Afrique, Centre d’Etudes stratégiques (CESA), N°6, Washington, DC, juillet 2014, p.14.

[14] Céline Thiriot, La place des militaires dans les régimes post-transition d’Afrique subsaharienne : la difficile resectorisation, Revue internationale de politique comparée, 2008/1 – Volume 15, De Boeck Université. p.30.

[15] Dimitri-Georges Lavroff, Régimes militaires et développement politique en Afrique noire, Persée, Revue française de science politique, XXII (5), Octobre 1972, p.981.

[16] P.L. Van Den Berghe, « The role of the army in contemporary Africa », Africa Report 13 (3), mars 1965, pp.13-15.

[17] R. Luckhamar. “The National and International Context of Military Participation in African Politics”, Table ronde FNSP CERI sur Les processus politiques dans les partis militaires : clivages et consensus au sein des forces armées, Paris, 28, FNSP CERI, 1979.

[18] E. Hutchful, Les militaires et le militarisme en Afrique : Projet de Recherche, Dakar, CODESRIA, Document de travail n°3, 1989, p. 7-8.

[19] R. Luckhamar, “A Comparative Typology of Civil-Military Relations”, Government and Opposition, 6 (1), Hiver, 1971, p. 5-35.

[20] Céline Thiriot, op. cit., p.18.

[21] Céline Thiriot, Céline Thiriot, op. cit., p.18.

[22] Habiba Ben Barka and Mthuli Ncube, op. cit. p.7.

[23] Les militaires africains, tout comme les acteurs politiques,  ne considèrent pas l’armée comme une institution républicaine censée jouer un rôle sociopolitique majeur constitutif ou de consolidation des Etats en quête de stabilité sociopolitique, institutionnelle et sécuritaire.

[23] Céline Thiriot, op. cit., p.23.

0

Leave a Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

This panel is hidden by default but revealed when the user activates the relevant trigger.

Dans la même thématique

DÉFENSE & SÉCURITÉ GLOBALE | 23 Sep 2025 13:40:52| 230 0
Deuxième Forum Scientifique RDC-Angola
REGISTER Invités d’honneur: Ambassadeur B. Dombele Mbala, Ambassadeur J. Smets, Ambassadeur R. Nijskens Programme : Introduction par M. Jean-Jacques Wondo, Afridesk… Lire la suite
Par La Rédaction de AFRIDESK
DROIT & JUSTICE | 23 Sep 2025 13:40:52| 217 0
RDC: Jean-Jacques Wondo témoigne de ses conditions de détention devant le Parlement européen
L’expert belgo-congolais en questions sécuritaires, Jean-Jacques Wondo, a dénoncé les conditions de sa détention en RDC, qu’il qualifie d’inhumaines, devant… Lire la suite
Par Jean-Jacques Wondo Omanyundu
DÉFENSE & SÉCURITÉ GLOBALE | 23 Sep 2025 13:40:52| 443 1
RDC-conflits : Pourquoi les accords de paix échouent
Depuis trois décennies, la RDC est le théâtre de l’un des conflits armés les plus meurtriers et les plus longs… Lire la suite
Par La Rédaction de AFRIDESK
DÉFENSE & SÉCURITÉ GLOBALE | 23 Sep 2025 13:40:52| 1193 0
L’ombre structurante de Heritage Foundation sur la RDC : Une paix minée par des intérêts stratégiques et personnels
Résumé: Cet article examine l’accord tripartite signé le 27 juin 2025 entre les États-Unis, la République démocratique du Congo (RDC)… Lire la suite
Par La Rédaction de AFRIDESK