Des avantages à vie pour les « Chefs de corps constitués » du Congo-Kinshasa : une prédation passée inaperçue
Par Jean-Bosco Kongolo
Malgré les apparences et les déclarations peu convaincantes régulièrement faites pour rassurer les troupes et garder le moral, les sociétaires du Club de Kingakati n’excluaient pas du tout le désaveu populaire qui allait sanctionner leur bilan de 18 ans de règne à travers les urnes. En même temps que s’organisait la fraude électorale à grande échelle pour conserver le pouvoir, d’autres mécanismes étaient élaborés pour perpétuer, sous-couvert de la loi, les avantages acquis. Gelée sans raison valable durant trois ans (2015-2018), la proposition de loi portant statut des anciens Présidents de la République élus, œuvre du sénateur Modeste Mutinga Mutuishayi, a ainsi été sortie précipitamment des tiroirs du Bureau du Sénat pour être soumise au débat. Ceux qui ont eu l’occasion de lire notre précédente analyse sous le titre de « Double statut de sénateur à vie et d’ancien Président de la République élu du Congo-Kinshasa : mieux en comprendre la philosophie »[1] ont pu se rendre compte de la manière dont cette loi a été taillée sur mesure, juste pour plaire à Joseph Kabila qui trouvait insuffisant le statut de sénateur à vie accordé à tout ancien Président élu.
Aubaine à ne pas rater, cette proposition de loi a été détournée de son esprit initial en deuxième lecture à l’Assemblée nationale, d’où trônait Aubin Minaku, pour en étendre frauduleusement les avantages à vie aux prétendus Chefs de corps constitués. Chargé par la loi, promulguée le 26 juillet 2018, d’en prendre uniquement les mesures d’application en tant que Premier Ministre, Bruno Tshibala en fit sa propre interprétation en allongeant à son tour la liste des bénéficiaires pour en faire profiter, tout aussi frauduleusement, à ses compagnons du gouvernement. Ses décrets signés dans la précipitation le 24 novembre 2018 et publiés au Journal officiel le 15 décembre 2018, à deux semaines seulement des élections, sont paradoxalement muets quant aux avantages à octroyer aux autres Chefs de corps constitués. Après un bref tollé de protestations ayant accueilli ces décrets, aucune analyse de fond n’a été faite sur cette forme de prédation, orchestrée par et au profit d’une poignée des fils et des filles du pays, au détriment du pauvre contribuable congolais.
Emprunté au langage écologique, le terme prédation est de nos jours plus usité en criminologie pour parler des criminels sexuels ou dans l’ordre économique mondial actuel pour parler des pillages des ressources naturelles des pays pauvres par les pays riches. « Un prédateur est un organisme vivant qui tue des proies pour s’en nourrir ou pour alimenter sa progéniture. La prédation est courante dans la nature où les prédateurs jouent un rôle prépondérant dans le maintien des équilibres écologiques. »[2]Mais comme il n’y a pas de crime parfait, les lecteurs découvriront tout au long de cette analyse la nature prédatrice de ce système de gouvernance qui a caractérisé le régime de Joseph Kabila, en même temps qu’ils s’interrogeront sur le rôle exact des « juristes » (certains sont docteurs et professeurs d’université) ayant des charges dans toutes les institutions de la République.
1. Ce sur quoi les juristes du Parlement et de la Présidence ont fermé les yeux
Par respect pour leurs « diplômes », il serait prétentieux de dire que les nombreux juristes qui animent les institutions du pays ou qui en sont conseillers n’ont pas été bien formés. Parmi eux, certains nous ont enseigné, d’autres ont partagé avec nous les bancs de l’université comme condisciples à la faculté. Dans les commissions politiques, administratives et judiciaires des deux chambres, Sénat et Assemblée nationale, ils auraient pu ou dû relever que la proposition de loi du sénateur Mutinga, une fois adoptée, risquait d’entrer en conflit avec une disposition constitutionnelle. Il s’agit de l’article 104, alinéa 7 qui dispose clairement que « Les anciens présidents de la République élus sont de droit sénateurs à vie. »
L’on peut aisément comprendre que dans le contexte de 2005, par distraction ou paresse intellectuelle, le Constituant avait omis de suggérer qu’une loi allait régler le sort des anciens Présidents de la République élus, afin de tenir compte de l’histoire politique du pays, agitée depuis 1960. Cette histoire étant constituée des crises récurrentes de contestation de la légitimité des institutions et de leurs animateurs, il eut pu s’en inspirer pour éviter de créer des situations aussi révoltantes qu’intolérables.
A en croire un document vraisemblablement sorti de la Banque centrale du Congo et qui enflamme les réseaux sociaux, le Président honoraire savoure déjà les délices de son statut. « Joseph Kabila a vécu un mois de février assez agité. Il a ainsi dû consulter beaucoup ses partenaires de la majorité parlementaire, sans oublier son entrevue avec son successeur Félix Tshisekedi.
Pas évident la vie d’ancien président qui veut demeurer actif et contrôler ses ouailles. De quoi justifier la pension de 250.000 dollars dont il bénéficie. Sans compter les 430.000 dollars déboursés ce mois par la BCC au nom des autres avantages pour le mois de février 2019 du président honoraire de la RDC. Le total représente quand même un peu plus d’1,1 milliard de francs congolais. »[3]
Si donc le statut de sénateur à vie ne convenait pas du tout au seul Président de la République « élu » encore en vie, rien n’empêchait, même si c’est lui qu’il fallait absolument ménager, de modifier l’alinéa 7 de l’article 104 en le libellant : « Une loi viendra régler le sort des anciens Présidents de la République élus »
A cause de tette omission, le Congo-Kinshasa se trouve devant un fait accompli avec une loi taillée sur mesure, portant statut des anciens Présidents élus mais dont le texte ne fait même plus allusion au statut de sénateur à vie qui leur est déjà accordé par la Constitution, celle-ci ayant primauté sur toutes les lois ordinaires. Ce n’est pas tout, la même loi crée de toutes pièces une autre catégorie de bénéficiaires, dénommés « Chefs de corps constitués », parmi lesquels certains bénéficient déjà, de par la Constitution, des indemnités de sortie et d’autres, des avantages à vie que la loi leur accorde.
Les bénéficiaires des indemnités de sortie
Dans cette catégorie, il y a lieu de citer les Présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale qui, en tant que parlementaires, ont droit à une indemnité de sortie équivalente à six mois de leurs émoluments de fonctions.
Article 109, al.3 « Ils ont droit à une indemnité de sortie égale à six mois de leurs émoluments. » Étant en effet élus pour un mandat déterminé de cinq, rien ne peut juridiquement, politiquement et moralement, justifier qu’ils bénéficient des avantages et privilèges à vie.
Qui ignore également qu’une pratique vieille de la Deuxième République et toujours en vigueur, accorde des indemnités de sortie de six mois à tous les membres du gouvernement ? Il y en parmi eux qui ont le bonheur d’en bénéficier deux ou plusieurs fois à la suite des remaniements ministériels. « Le Gouvernement tant attendu en République Démocratique du Congo, plus d’une année après les assises des concertations nationale qui se sont déroulées à Kinshasa, vient enfin de voir le jour. En effet, par l’ordonnance présidentielle n° 014/078 du 7 décembre 2014 portant nomination des vice-Premiers ministres, des ministres d’État, des ministres et des vice-ministres, Augustin Matata Ponyo est reconduit à la Primature et une nouvelle équipe gouvernementale mise en place. »[4] Le cas le plus connu est celui de l’inamovible Ministre des mines Martin Kabuelulu, qui a résisté à tous les remaniements en conservant le même poste depuis 2006.
Les bénéficiaires des avantages à vie
Comme si le Congo était un butin de guerre que seuls les vainqueurs devaient se partager, l’Assemblée nationale a même oublié que la loi portant statut des magistrats accordait déjà des avantages à vie à tous ceux qui ont servi la nation pendant une longue période.
En plus de la pension de retraite prévue à l’article 71 de la loi précitée[5], l’article 63 dispose ce qui suit :
« L’honorariat est le droit pour un ancien magistrat de porter, après la cessation définitive de ses fonctions, le titre de son dernier grade au moment où intervient la fin de sa carrière.
L’éméritat est le droit pour un ancien magistrat de continuer à bénéficier de son dernier traitement d’activité.
Lorsque le barème des magistrats en activité subit une augmentation, celle-ci concerne également, dans les mêmes proportions, les magistrats émérites.
Bénéficie de l’honorariat et de l’éméritat, le magistrat qui, âgé d’au moins soixante ans d’âge, obtient sa retraite anticipée, s’il a accompli au moins trente ans de service ininterrompu.
Si le Premier président de la Cour de cassation, du Conseil d’État et les Procureurs généraux près ces juridictions cessent d’exercer leurs fonctions, ils sont d’office admis à l’éméritat.
Ils bénéficient en outre de l’honorariat.
Les autres magistrats de la Cour de cassation, du Conseil d’État et des parquets généraux près ces juridictions dont l’exercice des fonctions prend fin après vingt-cinq ans au moins de services ininterrompus bénéficient également de l’éméritat et de l’honorariat si, avant leur nomination à d’autres fonctions en dehors du Pouvoir judiciaire, ils avaient accompli au moins vingt-cinq ans de carrière et qu’ils ne veulent plus réintégrer la magistrature ou qu’il y a impossibilité de les replacer en activité de leur nomination à d’autres fonctions en dehors du Pouvoir judiciaire, ils avaient accompli au moins vingt-cinq ans de carrière et qu’ils ne veulent pas réintégrer la magistrature ou qu’il y a impossibilité de les replacer en activité de service.
Le magistrat honoraire conserve le privilège de juridiction tel que prévu par le Code de l’organisation et de la compétence judiciaires. »
Oubliant qu’en tant qu’institution, le Pouvoir judiciaire est un tout, un corps composé des membres œuvrant dans les Cours et tribunaux (civiles et militaires) ainsi que dans les parquets qui y sont attachés, les parlementaires en ont fait, pour les besoins de la cause, un monstre à plusieurs têtes ayant plusieurs chefs de corps constitués, tous bénéficiaires des avantages à vie, en plus de ceux déjà prévus statutairement. Il s’agit : des anciens Présidents du Conseil supérieur de la magistrature, anciens Procureurs généraux près la Cour constitutionnelle, anciens Présidents de la Cour suprême de Justice, de la Cour de Cassation, du Conseil d’État, de la Haute Cour militaire, anciens Procureurs généraux de la République, Procureurs généraux et Auditeurs généraux près ces juridictions.
Non seulement que dans cette énumération, « le législateur » n’a pas respecté la préséance de grades et de fonctions, il a surtout ignoré qu’au moment de l’adoption de cette loi, la Cour suprême de justice était déjà muée en Cour de Cassation. De plus, même si c’est le Président de la Cour constitutionnelle qui préside le Conseil supérieur de la magistrature, il n’a pas été cité en tant que tel dans cette énumération.
Article 149 de la Constitution
« Le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif.
Il est dévolu aux cours et tribunaux qui sont : la Cour constitutionnelle, la Cour de cassation, le Conseil d’État, la Haute Cour militaire ainsi que les cours et tribunaux civils et militaires. »
Dans le même souci de distribuer le butin de guerre à tous ceux qui ont contribué « à la conquête du Congo », la mangeoire a été élargie aux anciens Présidents du Conseil économique et social, de la Commission Électorale Nationale Indépendante, du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel et de la Communication, de la Commission Nationale des Droits de l’Homme, anciens Chefs d’État-major général de Forces Armées et des anciens Commissaires généraux de la Police Nationale Congolaise, anciens Administrateurs généraux de l’Agence Nationale de Renseignements et anciens Directeurs généraux de Migration et aux anciens Chefs d’État-major des forces terrestre, aérienne et navale. S’agissant des forces armées, de la police et des autres services de sécurité, loin d’être des corps au sens que leur donne cette loi scélérate, ils sont tous constitutionnellement mis à la disposition du Gouvernement, ayant à sa tête un chef de corps qu’est le Premier Ministre.
Article 91, alinéa 4
« Le Gouvernement dispose de l’administration publique, des Forces armées, de la Police nationale et des services de sécurité. »
Comment dès lors expliquer que des responsables des services relevant de la tutelle gouvernementale soient considérés comme des Chefs de corps au même titre que le Premier Ministre, les Présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale?
C’est dans cette foulée que, préoccupé à assurer ses arrières et celle de ses compagnons du Gouvernement, Bruno Tshibala s’est écarté de l’esprit même de la loi pour créer une autre catégorie de bénéficiaires des avantages et privilèges à vie, toujours à charge du contribuable congolais.
2. Seule préoccupation pour Bruno Tshibala : se servir et assurer ses arrières
Ceux qui ont fait les études littéraires au secondaire ou qui ont eu une bonne formation en droit, ont certainement retenu cet adage latin : « Fraus omina corrumpit » ou la fraude corrompt tout. Juriste et entouré de tant d’autres juristes, membres du gouvernement ou simplement conseillers, Bruno Tshibala n’a eu d’empressement que de se servir pour assurer ses arrières et celles de ses compagnons du gouvernement. Faisant fi de la forme et du respect de la hiérarchie des textes en présence, il a carrément créé une nouvelle catégorie de bénéficiaires des avantages à vie alors que son rôle se limitait à prendre des mesures d’application d’une loi, elle-même anticonstitutionnelle.
Des deux décrets signés par lui précipitamment le 24 novembre 2018 et publiés au Journal officiel le 15 décembre, avant qu’il ne soit trop tard, l’un concernait les anciens Premiers Ministres et l’autre, les membres du gouvernement.
« Pour les anciens Premiers ministres, l’« indemnité mensuelle de logement » est fixée à 5 000 dollars, et s’adjoint aux avantages précédant la mise à disposition d’un véhicule – prêt renouvelable tous les cinq ans, un titre de voyage par an – toujours en business class – sur le réseau international pour lui-même ainsi que son conjoint et ses enfants mineurs, un passeport pour chaque membre de sa famille, des soins médicaux au pays et à l’étranger, des funérailles officielles et une garde sécuritaire de deux à trois policiers. »[6]
Aux anciens membres du gouvernement, les avantages ci-après “à charge du Trésor public” sont reconnus: une indemnité mensuelle estimée à 30% des émoluments de ceux en fonction, une indemnité mensuelle de logement estimée à mille dollars américains et un titre de voyage par an, en business class, sur le réseau international”, lit-on dans ces documents. Ces avantages concernent les 47 ministres, 11 vice-ministres et 2 secrétaires généraux ainsi que “des personnalités exerçant les fonctions équivalentes au rang des membres du gouvernement au cabinet du président de la République et au cabinet du Premier ministre”. »[7]
De là se demander ce qui fait courir les « universitaires » congolais vers la politique ou pourquoi ce pays n’avance pas malgré le nombre élevé de ses diplômés d’université, une partie de la réponse est contenue dans cette analyse.
Conclusion
On se croirait entrain de vivre en direct le montage d’un film fiction ou, en tout cas, avoir affaire à des prédateurs étrangers, sans compassion ni aucune empathie pour leurs proies. Il s’agit pourtant des fils et des filles du pays, qui se moquent du peuple qu’ils prétendent servir. Ce qui justifie le proverbe luba : « Tshishi tshidiadia lukunda, tshidi munda mua lukunda. », littéralement, « Le ver qui ronge le haricot, se cache dans le haricot. »
De quoi poser cette question aux nouvelles autorités nationales : « Allez-vous cautionner la prédation en laissant s’installer une caste des privilégiés, qui ont démérité de la confiance de la nation? » Outre l’urgence et l’impératif d’abroger, pour inconstitutionnalité, la loi portant statut des anciens Présidents de la République élus pour la reformuler dans le sens de nos observations précédentes, le Président de la République en exercice est prévenu que les prédateurs n’ont pas de place dans le prochain Gouvernement à mettre en place. En tout cas, la base ne veut même plus revoir ces prédateurs revenir aux affaires. Elle l’a clairement exprimé le samedi 2 février, lors de la présentation du programme d’urgence du nouveau Président de la République : « La présentation de ce programme a été entrecoupée par des chansons contre le gouvernement sortant. Tout au long de la cérémonie, des chants et slogans en défaveur du Premier ministre sortant Bruno Tshibala ont été par exemple scandés. Assis à la tribune, l’intéressé, concentré, n’a montré aucun signe d’agacement. Également ciblés, certains ministres, le président du Conseil national de suivi de l’accord de la Saint-Sylvestre, Joseph Olenghankoy et aussi le gouverneur sortant de la ville de Kinshasa, André Kimbuta.
Globalement, ils sont accusés de n’avoir pas bien géré le pays. A Félix Tshisekedi, à travers des chansons, il lui a été demandé de ne pas reconduire les ministres et autres dirigeants qui n’auraient pas été brillants dans la gestion des affaires de l’Etat. »[8] L’unique solution pour gouverner le Congo dans la paix et la tranquillité consiste à neutraliser politiquement et judiciairement ce système de prédation avant qu’il ne soit trop tard. Ne pas le faire, équivaudrait à s’en rendre complice.
Jean-Bosco Kongolo Mulangaluend
Juriste & Criminologue
Administrateur-Adjoint de Desc-wondo.org
Références
[1] Kongolo, JB., 2019. In https://afridesk.org/fr/?p=24901&lang=fr.
[2] Wikipédia, In https://fr.wikipedia.org/wiki/Pr%C3%A9dateur.
[3] News BENIN VTB, 01 février 2019, In https://beninwebtv.com/2019/02/rdc-indignation-suite-a-un-decret-octroyant-des-avantages-a-vie-aux-ministres-sortants/.
[4] In http://rdpc-rdcongo.blogspot.com/2014/12/le-nouveau-gouvernement-matata-ponyo.html
[5] Loi organique n° 06/020 du 10 octobre 2006 portant statut des magistrats
[6] Jeuneafrique, 01 février 2019, In https://www.jeuneafrique.com/729132/politique/rdc-avant-de-quitter-la-primature-bruno-tshibala-signe-un-decret-saccordant-des-avantages-a-vie/.
[7] News BENIN VTB, 01 février 2019, In https://beninwebtv.com/2019/02/rdc-indignation-suite-a-un-decret-octroyant-des-avantages-a-vie-aux-ministres-sortants/.
[8] RFI,02-03-2019, In http://www.rfi.fr/afrique/20190302-rdc-tshisekedi-annonce-grace-prisonniers-politiques