CPI – Omar el-Béchir : La mésaventure d’une justice à deux vitesses
Boniface Musavuli
Le président soudanais Omar el-Béchir est donc rentré dans son pays malgré l’appel à son arrestation en Afrique du Sud où il participait au 25ème sommet de l’Union africaine. L’Afrique du Sud, ayant ratifié le Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale, était, en principe, tenue d’arrêté le président soudanais. Celui-ci est sous le coup de deux mandats d’arrêts émis par la juridiction de La Haye, entre autres pour crime de génocide en raison de son rôle dans la crise du Darfour. Son arrestation était toutefois peu probable. Depuis des mois, les présidents africains se plaignent du fait que la CPI ne poursuive que des Africains, comme s’il ne se commettait pas de crimes internationaux dans d’autres régions du monde. Par ailleurs, même en Afrique, il est rapidement paru évident que la CPI ne s’en prenait qu’à une catégorie des dirigeants et épargnait soigneusement d’autres, en dépit de la gravité de leurs crimes. Ainsi aux yeux de la CPI, il y aurait des « bons » et des « mauvais » Africains. Cette justice à deux vitesses a fini par ruiner la crédibilité de l’institution.
Omar el-Béchir ou « le mauvais Africain »
Les crimes qui sont reprochés au président soudanais sont bien réels et ses ennuis judiciaires sont, au premier abord, justifiés. Il y a eu des massacres contre les populations du Darfour par les Janjawids, des miliciens opérant aux ordres du régime de Khartoum. Le bilan des exactions n’est pas non plus négligeable. Les Etats-Unis estiment à 300 mille morts le nombre des victimes du Darfour[1]. Les crimes ont été assez graves pour que le Procureur Luis Moreno Ocampo retienne le chef d’accusation de « génocide »[2], même si des voix ont ensuite appelé à la relativiser. Bref des crimes graves ont été commis au Darfour par l’Etat soudanais mais cela ne justifie pas un tel niveau de mobilisation de la CPI contre le président soudanais.
En réalité, le dossier soudanais fait partie de ces affaires du monde qu’on ne comprend pas si on ne prend pas en considération la logique manichéenne des relations entre l’Occident et le reste du monde. Selon Pierre Péan, la diabolisation du président soudanais et l’émission des mandats d’arrêts à son encontre s’inscrivent dans la poursuite d’un acharnement dont le Soudan est l’objet depuis une vingtaine d’années de la part d’au moins quatre puissances occidentales : les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, Israël et, dans une certaine mesure, la France[3]. Sur le terrain, les attaques sont menées par le principal allié de l’Occident dans la région en la personne de Yoweri Museveni, le président ougandais, derrière des groupes armés dont le plus connu est la SPLA, que dirigeait John Garang. Toujours selon Pierre Péan, l’objectif de l’Occident, depuis le début, était de réaliser le démantèlement du Soudan, un pays grand et riche en pétrole qui apparaissait, aux yeux d’Israël, comme une menace. Des craintes qui se sont amplifiées après l’arrivé au pouvoir d’Omar el-Béchir en 1989 sous l’influence du chef religieux Hassan al-Tourabi.
Le Soudan va donc faire l’objet d’une longue guerre dans le Sud du pays qui aboutira à sa partition avec la naissance de la République du Soudan du Sud en juillet 2011. L’évènement sera naturellement salué comme une victoire par les Américains. Pendant ce temps sera relancé la crise du Darfour provoquée par les mêmes puissances occidentales et auxquelles Khartoum tentait de résister. Aujourd’hui, le Soudan a pratiquement perdu cette région où se trouvent stationnés près de 20 mille casques bleus de la Minuad.
En gros, le Soudan est un pays qui subit des attaques contre sa souveraineté, attaques qui devrait le mener à la dislocation sur l’exemple de l’ex-Yougoslavie. Et tous les coups sont permis y compris l’instrumentalisation de la CPI qui, même si elle continue d’incarner l’espoir de justice pour les victimes des régimes répressifs, en Afrique notamment, a, en réalité, perdu l’essentiel de la confiance suscitée lors de sa création.
En effet, les Etats ont rapidement su transformer la CPI en un outil qu’ils utilisent ou délaissent selon leurs intérêts. Même en Afrique, les présidents ne s’embarrassent pas de livrer leurs opposants à la CPI quand cela les arrange ou épargner de toute poursuite des alliés politiques en dépit des crimes qu’ils ont pu commettre. La CPI est donc devenu un instrument de répression dont se servent les puissants contre leurs adversaires ou ennemis désignés comme tels (l’Occident contre le président soudanais, le président ivoirien Laurent Gbagbo, le Guide libyen Mouammar Kadhafi,…) pendant qu’une catégorie d’autres dirigeants restent étonnamment à l’abri de la moindre action de la CPI.
Les « bons Africains » (Kagame, Museveni, Kabila, Ouattara,…)
Longtemps avant la crise du Darfour, et même après, des crimes particulièrement graves ont été commis sur le continent africain. On pense tout de suite à la Région des Grands Lacs où le plus grand massacre du monde se poursuit depuis 1996. Dans son dernier ouvrage, Noam Chomsky parle du Congo carrément comme d’un « supergénocide »[4] avec entre 5 et 10 millions de morts. Or, qui est derrière ce supergénocide ? Des tueurs formés au Rwanda et en Ouganda et envoyés au Congo par deux hommes : le président rwandais Paul Kagame et son homologue ougandais Yoweri Museveni. Ils massacrent à tour de bras, violent les femmes congolaises par centaines, pillent. Mais la Cour pénale internationale fait semblant de ne pas voir les agissements de ces deux messieurs. Pourquoi ? Parce qu’ils sont du bon côté de l’histoire. Ce sont deux alliés des Américains et des Britanniques dans la région. Les crimes auxquels ils se livrent sont dans l’intérêt de l’Occident, le même Occident qui a créé la CPI et qui s’en sert, non pas contre tous les criminels du monde, mais uniquement contre des criminels qu’il désigne comme tels.
Le conflit du Darfour a éclaté en 2003, c’est-à-dire sept ans après la Première Guerre du Congo au cours de laquelle plusieurs centaines de milliers de réfugiés hutus avaient été exterminés par l’armée de Kagame dans les forêts du Congo. Des crimes qui, jusqu’à ce jour, restent impunis. En 2003, lorsqu’éclate le conflit du Darfour, on est cinq ans après le déclenchement de la Deuxième Guerre du Congo qui est, depuis, considérée comme le conflit le plus meurtrier au monde. Les généraux rwandais et ougandais qui ont parrainés les massacres sont retournés librement dans leurs pays. On objectera du fait que la CPI compétente pour connaître des crimes commis depuis le 1er juillet 2002 ne peut rien contre eux, mais l’histoire ne s’est pas arrêtée puisque les attaques contre le Congo se sont poursuivies jusqu’à l’aventure du M23, un mouvement, dont le numéro 1 n’était rien d’autre que James Kabarebe[5], le ministre rwandais de la Défense, selon un organigramme publié par les experts de l’ONU. Pourquoi n’est-il pas poursuivi ? Pourquoi Kagame et Museveni ne sont-ils pas inquiétés par la CPI ? Pourquoi les autres dirigeants du M23 qui coulent des jours tranquilles au Rwanda et en Ouganda, ne font-ils pas l’objet de mandats d’arrêt de la CPI ? Tout simplement, parce qu’ils servent les intérêts stratégiques des créateurs de la Cour pénale internationale.
Au-delà de la région des Grands Lacs, arrêtons-nous en Côte d’Ivoire. Ici, en mars 2011 s’est produit un effroyable massacre dans le cadre des rivalités entre le président Laurent Gbagbo et l’opposant Alassane Ouattara. Les massacres de Duékoué dans l’Ouest du pays dont les images ont fait le tour du monde. A ce jour, leurs auteurs n’ont toujours pas été inquiétés. C’était les forces d’Alassane Ouattara, l’homme que la France et les Etats-Unis tenaient à placer à la tête du pays. C’est fait, depuis. Son adversaire, Laurent Gbagbo et son ministre de la jeunesse Charles Blé Goudé ont été envoyé à la Haye où la Procureur de la CPI peine toujours à bâtir un dossier d’accusation solide contre eux. Mais ce n’est pas ce qui compte. C’est qui compte c’était qu’ils subissent l’action de la CPI, eux, mais pas leurs adversaires, pourtant responsables de crimes bien plus documentés. Laurent Gbagbo tout comme Kadhafi et Omar el-Béchir ne sont pas, ou n’ont pas été les cibles de la CPI parce qu’ils étaient des monstres, ni parce qu’ils auraient été pires que les autres dirigeants du Continent. Ils ont juste fait les frais d’une justice à deux vitesses.
Pour revenir à l’affaire Omar el-Béchir, il faut bien reconnaître qu’elle continue de diviser. Pour les uns, le refus de le livrer est une victoire d’une Afrique insoumise au dictat de l’Occident, pour les autres, il fallait qu’il soit arrêté et envoyé à la CPI. Ça aurait servi d’exemple aux autres tyrans du Continent. Si on punit el-Béchir, les autres dictateurs africains prendront peur. Comme nous venons de l’expliquer, il s’agit d’une méconnaissance du mode de fonctionnement de l’Occident dans les relations internationales. En réalité, c’est plutôt parce qu’on n’a pas puni les autres, notamment les puissances qui agressaient le Soudan, que el-Béchir a pu commettre les crimes qui lui sont reprochés. Et comme nous l’avons indiqué, avant l’affaire du Darfour, il y a eu énormément de crimes impunis en Afrique : massacre de Luwero (Ouganda par les hommes de Museveni), massacres dans le Nord du Rwanda par les hommes de Kagame, massacre de Kibeho, massacre des réfugiés hutu au Congo, massacre des Congolais (qui se poursuit). Au Congo, des hommes comme le président Kabila règne par la répression en permanence. Son propre gouvernement admet devant les médias qu’il y a plusieurs fosses communes à travers le pays. Inutile de préciser que dans ces fosses communes, il y a des gens tués de façon habituelle par les forces de sécurité. La différence avec el-Béchir c’est que ces massacres-là sont commis par des présidents qui servent les intérêts stratégiques et économiques de l’Occident. Autrement dit, même si le président soudanais était arrêté, les massacres commis par les « présidents amis de l’Occident » se poursuivront.
Par conséquent, lorsque de nombreux Africains se félicitent de la non-arrestation d’Omar el-Béchir, il ne s’agit pas de cautionner l’impunité. Il s’agit de rappeler que la justice doit être la même pour tout le monde. Il s’agit de rappeler qu’en Afrique, les massacres auxquels se livrent les régimes amis de l’Occident sont les plus nombreux et les plus terribles. Et leurs victimes sont celles qui ont le moins d’espoir d’obtenir justice un jour. Et non seulement en Afrique. C’est par ces crimes que la CPI aurait dû, depuis longtemps, commencer.
Boniface MUSAVULI
[1] Le gouvernement soudanais avance le bilan de 10 mille morts.
[2] L’ancien avocat de la CPI chargé d’enquêter sur les violations des droits humains au Darfour, le Britannique Andrew Cayley a fait remarquer qu’il est « difficile de dénoncer un génocide dirigé par le gouvernement et d’expliquer du même souffle pourquoi deux millions de Darfouris ont cherché refuge autour des principales garnisons de l’armée dans leur province ». En outre, le million de Darfouris vivant à Khartoum n’a jamais été inquiétés par le gouvernement. En 2008, un des fondateurs de Médecins sans frontières (MSF), Rony Brauman, avait également contesté l’accusation de génocide, ne serait-ce qu’en raison du nombre d’habitants du Darfour qui se tournent vers le gouvernement et l’Armée pour les protéger. Cf. « Soudan : la propagande de la CPI mise en échec », solidariteetprogres.org, 7 avril 2009.
[3] P. Péan, Carnages – Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique, Éd. Fayard, 2010, pp. 522 svts.
[4] N. Chomsky, A. Vltchek, L’Occident terroriste – D’Hiroshima à la guerre des drones, Ed. Ecosociété, avril 2015, p. 24.
[5] Rapport S/2012/843 du Groupe d’experts sur la République Démocratique du Congo, 15 novembre 2012, p. 109.
One Comment “CPI – Omar el-Béchir : La mésaventure d’une justice à deux vitesses – B. Musavuli”
Pierre-Anrdé
says:Une très bonne analyse et félicitation