Ce qu’il faut savoir sur la guerre – Partie VI
C’est quoi une doctrine militaire ou une doctrine d’emploi des forces ?
Par Jean-Jacques Wondo Omanyundu
La différence entre la théorie militaire et la doctrine militaire
Dans le domaine de la stratégie militaire, la théorie (militaire) vise un approfondissement des concepts et des méthodes à portée globale en vue de parvenir à un savoir qui soit utilisable universellement, indépendamment de la géographie et de l’histoire. C’est le cas des enseignements de la pensée stratégique de Sun Zu, complétée par Sun Bin, formulés en termes généraux.
Le politiste Jean-Louis Seurin définit ainsi la théorie : elle est au moins un schéma, un programme pour enregistrer, classer et, finalement, organiser des données et des connaissances. Faute d’avoir toujours un pouvoir prédictif, la théorie peut avoir au moins un pouvoir organisateur et une valeur critique.
En tant que dérivée de la théorie, la doctrine procède d’un choix calculé dans la pluralité des théories existantes. Elle en extrait une représentation et une conception privilégiées de l’action. Elle se veut locale et non globale, adaptée à un cadre national ou technique donné, elle a une finalité pratique : Les principes directeurs, une fois formulés, servent de guide dans l’élaboration des décisions pratiques à prendre. Elle est en quelque sorte vérifiable sur le terrain : le dire des armes doit confirmer ou l’infirmer.
Selon l’Encyclopédie militaire soviétique, la doctrine est un système des points de vue adopté par un Etat pour une période de temps donnée, portant sur l’essence, les objectifs et la nature d’une guerre possible à venir, ainsi que sur la préparation du pays et des forces armées à cette guerre et les moyens de la mener.
Les Etats-Unis apportent un complément qui prend l’acte de débordement de la stratégie du cadre traditionnel de la guerre : la doctrine est le guide pour mener les guerres et conduire les opérations autres que la guerre. Elle dit ce qu’il faut faire et comment.
La doctrine militaire telle que comprise dans certains Etats

Au Canada, la doctrine est définie comme l’énoncé officiel des connaissances et de la pensée militaires jugées pertinentes à un moment donné et qui englobe la nature du conflit, la préparation conséquente des troupes de même que la méthode d’engagement qui lui permettront de remporter la victoire. La doctrine a aussi pour objet de transmettre des connaissances et des directives sur l’organisation des forces armées et sur le déroulement des opérations, ce qui fait partie intégrante de l’art militaire. La doctrine de l’armée de terre canadienne provient de nombreuses sources ; cependant, sa conception et sa mise en application sont le reflet des impératifs professionnels, des expériences passées, de la culture nationale et du caractère du soldat canadien. Comme telle, elle fait partie intégrante de la manière dont le Canada fait la guerre. L’élaboration et la rédaction de la doctrine constituent un processus permanent. Il faut constamment valider et vérifier la doctrine pour s’assurer de sa pertinence, en particulier en ce qui regarde l’intégration et la mise en application de la technologie dans l’armée et la conformité de cette doctrine avec la politique de défense nationale. À ce titre, la doctrine joue un rôle important dans l’établissement de la structure, de l’équipement, de l’instruction et des autres exigences opérationnelles de l’Armée de terre canadienne[1].
En effet, la perception des menaces reste le moteur de la stratégie politico-militaire. Les institutions gouvernementales traduisent cette perception en concept de défense et en projet capacitaire. Le débat doctrinal doit normalement se conclure par l’adoption d’une doctrine officielle censée s’imposer aux exécutants et qui est exprimée dans les instructions ou dans les publications qui vont du règlement au livre blanc. Les Etats-Unis, dans ce domaine, ont mis en place un système pour décliner leur concept de défense dans une série de documents fédérateurs et leur processus de prise de décision est unique. Les forces armées américaines publient régulièrement des textes doctrinaux : L’Army a ainsi la série des FM 100 dont le plus connu est le FM 100-5, régulièrement révisé (1949, 1962, 1968, 1976, 1982, 1986, 1993, remplacé, en 2001, par le FM-3-0) qui a connu dans les années 1970 un complément célèbre avec l’Airland Battle. La Navy est passée de la Maritime Strategy à From the Sea. Aujourd’hui, les Combined Chiefs of Staff mettent l’accent sur les Joint Operations. Le débat est éternel entre ceux qui soulignent la nécessité des règles générales et ceux qui prônent l’adaptation aux circonstances, entre rationalistes et empiristes[2].
Fast Harriet Scott et F. William ont analysé la théorie militaire soviétique (marxiste-léniniste) et sa terminologie originale. Ce corps de pensée fournit un cadre idéologique qui réunit en un tout les principaux objectifs politiques et leurs conditions militaires de réalisation. Dans la théorie soviétique, la catégorie conceptuelle la plus large, appelée « doctrine », est le fondement idéologique à partir duquel sont définies les politiques et leur mise en œuvre. Bien que ce système de pensée ait été appliqué dès le début des années 1920, il est encore à la base de sa doctrine militaire, même après que l’Union soviétique soit devenue une superpuissance dotée d’un grand arsenal conventionnel et nucléaire. Même si le communisme soviétique n’existe plus aujourd’hui une force à l’échelle mondiale, la filiation de sa doctrine militaire est bel et bien vivante. La doctrine militaire soviétique unifiée, qui, bâtie sous l’influence de la pensée militaire allemande, se développe dans deux directions : politique et militaire, le politique ayant la priorité sur le militaire. Son principal objectif politique, on doit le répéter, était la victoire du communisme sur le capitalisme.
C’est ainsi que se développe actuellement en Russie, à l’instar de la Chine[3], l’émergence des courants géopolitiques de la « grandeur russe » (derjavniki)[4] hérités de la doctrine militaire soviétique. Malgré les efforts spectaculaires de sa modernisation impulsés par Vladimir Poutine, l’armée russe est reste encore aujourd’hui le reliquat de l’ex-armée soviétique. Hormis les avancées technologiques considérables, il y a eu très peu de réformes doctrinales qui aient tenu compte de l’effondrement du communisme. La conception, l’organisation et l’articulation globale des forces armées russes ont très peu évolué depuis cinquante ans et n’ont pas su s’adapter aux nouvelles formes de menace. La doctrine militaire russe, enseignée dans leurs académies militaires et écoles de guerre, repose encore sur le modèle anachronique de l’éventualité d’une grande guerre en Europe, inspiré de la Seconde Guerre mondiale et sur des plans stratégiques d’affrontement classique avec l’OTAN, conçus pendant la guerre froide[5]. La guerre en Ukraine en est une illustration. Mais les récentes expériences des guerres de la Tchétchénie[6] ou de l’Afghanistan (1979-1989) sont absentes dans leur doctrine. Le corps enseignant, vieilli, a peu changé depuis trente ans.
Vladimir Poutine a signé en fin décembre 2014 la nouvelle doctrine militaire russe, qui remplace la version rédigée en 2010. Dans la nouvelle doctrine militaire russe, l’OTAN est la menace potentielle numéro 1. Il s’agit de la continuation de la doctrine soviétique. Le document élaboré par le Conseil de sécurité de Russie fait largement allusion au conflit dans l’est de l’Ukraine, sans qu’il y soit explicitement fait référence. Le Kremlin ne touche pas aux principes de l’emploi de l’arme nucléaire. Les principales menaces évoquées dans la nouvelle doctrine concernent les prétentions territoriales envers la Russie et ses alliés, ainsi que l’ingérence dans leurs affaires intérieures. «En dépit d’une vraisemblance réduite qu’une guerre à grande échelle soit menée contre la Fédération de Russie, des menaces militaires contre elle augmentent dans plusieurs directions.» Parmi elles: l’élargissement de l’Otan, le déploiement de batteries antimissiles à proximité des frontières russes et le déploiement d’armes dans l’espace. Selon Ruslan Pukhov, directeur du Centre d’analyse stratégique et technologique. «La version précédente mettait l’accent sur la menace islamiste en Asie centrale après le retrait des États-Unis. Ce n’était pas mentionné, mais l’inquiétude portait aussi sur l’expansionnisme chinois. » (Le Figaro, 26/12/2014).
En France, l’armée dispose d’un centre qui procède périodiquement à l’élaboration des documents de doctrine interarmées d’emploi des forces. Ces documents contiennent un certain nombre de repères conceptuels stratégiques et opérationnels, et proposent différentes options stratégiques militaires qui doivent permettre aux forces engagées sur de nombreux théâtres d’opérations à déterminer et à conduire les opérations avec efficacité. Ils proposent une combinaison d’actions permettant de satisfaire l’option politique retenue.
Les doctrines militaires des Etats sont beaucoup plus opaques et peu accessibles par les profanes extérieurs car relevant du domaine de « secret-défense ». L’observateur extérieur n’y accède que par des ouvrages, des publications ou des écrits quasi obsolètes par le canal des auteurs qui n’appartiennent pas, ou plus, au circuit de la décision et qui n’ont donc pas toujours accès aux informations les plus récentes ou actualisées. C’est à travers les mémoires d’état-major, les instructions générales, les plans de manœuvre, les rapports confidentiels que l’on peut cerner la doctrine, plus sûrement qu’à travers des écrits publiés, souvent sciemment escamotés, tronqués ou biaisés[7].
Ainsi, contrairement à une théorie qui généralement a une fonction universelle, (le choix de la doctrine n’est jamais neutre, elle est ouvertement guidée par le principe de l’efficacité dans le but de créer une communauté de pensée et une vision commune en vue de l’action. De plus, la doctrine doit imprégner aussi bien le commandement militaire que l’autorité politique et les exécutants[8].
En RDC, la doctrine d’emploi des forces existe juste pour meubler la législation
En RDC, l’article 2 de la Loi organique portant organisation et fonctionnement des forces armées stipule de façon laconique et peu étoffée que la doctrine militaire définit les modalités de mise en œuvre des moyens militaires suivant une stratégie et une organisation données. En réalité, à ce jour, rien n’est mis en place pour doter l’Etat congolais d’une doctrine militaire, voire diplomatique devant lui permettre d’atteindre l’objectif principal qu’est de réaliser au maximum « l’intérêt national » (National Intrest) en faisant appel à son pouvoir et à sa puissance. Quoi de plus normal pour un pays dont la haute hiérarchie politique et militaire fait preuve d’un profond manque de volonté politique pour réformer en profondeur les services de sécurité. Pourtant ce pays est plongé dans une situation d’insécurité permanente depuis bientôt vingt ans. Il y a donc une urgence absolue d’élaborer et d’appliquer une doctrine militaire adaptée au statut géopolitique et aux ambitions géostratégiques de la RDC et aux types de menaces récurrentes auxquelles le pays est confronté depuis son indépendance.
Pourquoi élaborer et définir une doctrine militaire ?
L’élaboration d’une doctrine militaire doit permettre l’établissement d’un dispositif de veille stratégique qui consiste en la surveillance intelligente, organisée de l’environnement, pour y déceler des menaces ou des opportunités. Il s’agit d’observer, analyser et déceler constamment les facteurs qui pourront affecter le fonctionnement d’un Etat et ses rapports avec son environnement géographique (interne, régional ou international)[9] afin d’agir en conséquence au moyen d’une politique sécuritaire et de défense appropriée.
Un Etat qui n’élabore pas un concept de défense adapté à ses besoins, à ses potentialités, à ses caractères, à sa situation tant géopolitique que géologique, manque à sa mission principale et se condamne à la soumission et peut-être à sa disparition (Alan PLANTEY)
Jean-Jacques Wondo Omanyundu / Exclusivité DESC
[1] Wondo Omanyundu, Avril 2013, Jean-Jacques, Les Armées au Congo-Kinshasa., 2è Ed., p.396.
[2] Wondo Omanyundu, Avril 2013, Jean-Jacques, Les Armées au Congo-Kinshasa., 2è Ed., p.396-397.
[3] Avec une progression et une modernisation militaires significatives, certains analystes estiment que la Chine manifeste le signe de l’abandon de sa « politique du profil bas » cher à Deng Xiao Ping adopté au début des années 1990 pour montrer peu à peu ses dents du Dragon. C’est ce qu’en pense néanmoins Liu Mingfu, professeur à l’Université Chinoise de la Défense Nationale qui forme l’essentiel du corps diplomatique chinois et auteur d’un livre on ne peut plus clair : « Le Rêve chinois : le concept de grande puissance et le positionnement stratégique de la Chine à l’ère post-américaine ». Cette volonté de montée en puissance de la Chine, énoncée par Liu Mingfu s’inscrit dans un grand processus dit de « régénération nationale » qui renvoie à une Chine impériale, supposée toute puissante avant de fléchir sous la loi et la domination des puissances occidentales et du Japon. Il s’agit pour la Chine de revendiquer le recouvrement de ses droits territoriaux anciens, violés à une époque où elle était en position de faiblesse. – See more at: http://afridesk.org/lordre-mondial-unipolaire-decentre-dans-un-monde-polycentrique-jj-wondo/#sthash.xk2EBaFC.dpuf.
[4] http://afridesk.org/lordre-mondial-unipolaire-decentre-dans-un-monde-polycentrique-jj-wondo/.
[5] http://afridesk.org/lordre-mondial-unipolaire-decentre-dans-un-monde-polycentrique-jj-wondo/.
[6] L’enlisement d’une armée de 100 000 hommes engagée contre quelques milliers d’indépendantistes tchétchènes illustre à merveille l’inopérabilité et l’inefficacité des tactiques employées sur le terrain, qui s’accompagnent de destructions massives, héritées des méthodes clausewitziennes, et de nombreuses victimes civiles, pour un résultat proprement militaire qui laisse à désirer.
[7] Wondo Omanyundu, Avril 2013, Jean-Jacques, Les Armées au Congo-Kinshasa., 2è Ed., p.397.
[8] Wondo Omanyundu, Avril 2013, Jean-Jacques, Les Armées au Congo-Kinshasa., 2è Ed., p.397.
[9] Wondo Omanyundu, Avril 2013, Jean-Jacques, Les Armées au Congo-Kinshasa., 2è Ed., p.397.
One Comment “Ce qu’il faut savoir sur la guerre – Partie VI C’est quoi une doctrine militaire – JJ Wondo”
Musavuli
says:« La doctrine militaire russe (…) repose encore sur le modèle anachronique de l’éventualité d’une grande guerre en Europe, inspiré de la Seconde Guerre mondiale et sur des plans stratégiques d’affrontement classique avec l’OTAN, conçus pendant la guerre froide ». Jean-Jacques, je ne crois pas que la doctrine russe (bâtie sur l’éventualité d’un affrontement avec l’Otan) soit aussi anachronique. Le développement de la crise ukrainienne et l’encerclement continu de la Russie par des bases américaines font de l’Otan la principale menace militaire pour la Russie. On garde toujours à l’esprit « Le Grand échiquier » de Zbigniew Brzezinski (1997) où il est question de « balkaniser » la Russie en la démantelant en trois entités (une Russie européenne, une république de Sibérie et une république extrême-orientale).