Statut d’anciens Chefs de l’État : gare à une loi taillée sur mesure
Par Jean-Bosco Kongolo M.
C’est largement hors du mandat constitutionnel de Joseph Kabila que le Parlement congolais s’apprête à adopter une proposition de loi portant statut d’anciens Chefs de l’État. L’initiative est du Sénateur Modeste Mutinga, qui l’avait déposée au Bureau du Sénat depuis le 22 avril 2015, au moment où il était encore membre à part entière de la MP et Rapporteur de cette institution. A l’intention de l’opinion publique, la Constitution traite de ce sujet à l’alinéa 7 de l’article 104, qui dispose : « Les anciens présidents de la République élus sont de droit sénateurs à vie. » Contrairement à d’autres matières, le Constituant n’avait suggéré nulle part qu’une loi, ordinaire ou organique, viendrait régler le statut d’anciens Chefs de l’État qui, logiquement se contenteraient d’être sénateurs à vie.
L’initiateur de la proposition de loi s’est certainement inspiré de ce qui se passe sous d’autres cieux pour reconnaître et récompenser tout citoyen ayant assumé les plus hautes fonctions de l’État. Ce qui n’est que justice. Toutefois, dans le concret et s’agissant du Congo, il est à craindre que pareille loi soit taillée sur mesure et crée des précédents fâcheux susceptibles de rendre son application malaisée à l’égard des futurs Présidents de la République. Au moment où la Commission politique, administrative et judiciaire (PAJ) du Sénat est présentement penchée sur le texte à présenter aux « anciens élus » pour son adoption, il nous a paru responsable et citoyen d’en analyser les enjeux, afin d’en tirer les conséquences sur les plans juridique et politique.
1. La « ratio legis» raison d’être de cette proposition de loi
D’après l’initiateur de la proposition de loi « Les dispositions de cette loi en examen plaident en faveur de la paix, de la stabilité des institutions et de la consolidation des acquis de la démocratie. L’objectif de la présente loi est de sécuriser matériellement et politiquement l’ancien Chef de l’État.»[1]
S’il est moralement correct qu’en plus d’être sénateur à vie, tout ancien Chef de l’État bénéficie d’un traitement distinctif compte tenu des services rendus à la nation au plus haut sommet, il ne nous parait pas justifié d’affirmer que les dispositions de cette loi sous examen plaident nécessairement en faveur de la paix, de la stabilité des institutions et de la consolidation des acquis de la démocratie. A notre avis, cette façon de voir les choses est irresponsable dans la mesure où Joseph Kabila, Chef de l’État hors mandat et devenu illégitime, se verrait en droit de troubler la paix, de déstabiliser les institutions et même d’anéantir davantage les acquis de la démocratie tant que, matériellement, il ne s’estimera pas satisfait des émoluments à lui accorder en tant qu’ancien Chef de l’État.
– Sur les plans juridique et politique, pour être impersonnelle, une telle loi n’aurait de sens et ne s’appliquerait qu’au Chef de l’État qui, durant son règne, aura effectivement œuvré et milité en faveur de la paix et de la stabilité des institutions. Le droit est un tout et à ses exigences. Encore une fois, quand le politique ignore le juridique, il y a toujours des conséquences tôt ou tard. J’espère que Mutinga et ses collègues vont retenir la leçon. Hors, le Sénateur Mutinga, ancien rapporteur du Sénat et initiateur de cette proposition de loi avait lui-même démissionné de son poste de Rapporteur en guise de solidarité avec son parti MSR et de ses collègues membres du G7 pour protester contre la volonté de Joseph Kabila de s’éterniser au pouvoir. « Le rapporteur du Sénat Modeste Mutinga a démissionné vendredi 18 septembre (2015) de son poste. Il est membre du MSR, l’un des partis signataires de la lettre ouverte adressée au chef de l’État, l’invitant à respecter la constitution pour l’organisation des élections. L’annonce de cette démission a été faite par son cabinet quelques heures avant la plénière du jour au Sénat. Sur Twitter, la plateforme de sept partis politiques signataires de la lettre ouverte a aussi relayé l’information. »[2]
Deux ans après le dépôt de cette proposition de loi au Bureau du Sénat, le Sénateur Mutinga continue paradoxalement de défendre sa proposition de loi alors qu’entretemps, Joseph Kabila a plusieurs fois violé la Constitution déstabilisant les institutions, refusant d’organiser l’alternance démocratique et, par ce fait, troublant gravement la paix et la sécurité à travers tout le territoire national. A ce jour, aucune institution (y compris celle qui examine la proposition de loi), centrale ou provinciale, ne fonctionne dans la légalité et la légitimité tandis que toutes les manifestations pacifiques organisées ou annoncées pour réclamer la tenue des élections sont réprimées dans le sang, à défaut d’être simplement interdites. « Le parquet de grande instance de la ville de Goma, dans l’Est de la RDC, a libéré mardi trente trois militants du mouvement citoyen Lutte pour le changement (Lucha) arrêtés le 30 septembre dernier, a appris Anadolu auprès de ce mouvement pro-démocratie. Ces militants participaient à une manifestation interdite par les autorités locales, appelant la commission électorale à convoquer l’électorat à trois mois de l’expiration du délai prescrit par l’accord de la Saint Sylvestre pour l’organisation des élections présidentielles. »[3]
Pour cette seule raison, Joseph Kabila n’est pas éligible à ce statut d’ancien Chef de l’État, lui qui a maintes fois montré qu’il n’en était pas digne. A moins de vouloir le caresser dans le sens du poil en attente d’une quelconque récompense, le Sénateur Mutinga serait mieux inspiré d’être logique avec lui-même en dénonçant son initiative d’autant plus que si cette matière était prioritaire, le gouvernement en aurait déjà fait la demande conformément aux dispositions de l’article 117 de la Constitution. En effet, il est dit : « L’inscription, par priorité, à l’ordre du jour de chacune des Chambres d’un projet de loi, d’une proposition de loi ou d’une déclaration de politique générale est de droit si le Gouvernement, après délibération en Conseil des ministres, en fait la demande.» Pour rappel, c’est sous sa présidence que contre toute attente, la Haute Autorité des Médias (HAM), avait annulé le débat contradictoire entre Jean-Pierre Bemba et Joseph Kabila, les deux candidats arrivés au deuxième tour de la présidentielle de 2006. « L’annonce met ainsi fin aux espoirs des Congolais d’assister à un duel télévisé entre les deux candidats à la présidentielle dont ils décideront du sort du scrutin de dimanche prochain. »[4] Les Congolais conscients n’ont pas la mémoire courte pour se souvenir qu’à l’époque, les médias de l’opposition avaient fait les frais de l’atteinte à la liberté de presse et d’opinion.
– S’agissant de la sécurité matérielle, nous estimons que pour être moralement défendable et juridiquement conforme à la Constitution, la loi que l’auteur de « La République des inconscients » nous propose devrait faire référence à l’article 99 de la Constitution. Cette disposition stipule ce qui suit : « Avant leur entrée en fonction et à l’expiration de celle-ci, le Président de la République et les membres du Gouvernement sont tenus de déposer devant la Cour constitutionnelle, la déclaration écrite de leur patrimoine familial, énumérant leurs biens meubles, y compris actions, parts sociales, obligations, autres valeurs, comptes en banque, leurs biens immeubles, y compris terrains non bâtis, forêts, plantations et terres agricoles, mines et tous autres immeubles, avec indication des titres pertinents.
Le patrimoine familial inclut les biens du conjoint selon le régime matrimonial, des enfants mineurs et des enfants, mêmes majeurs, à charge du couple.
La Cour constitutionnelle communique cette déclaration à l’administration fiscale. »
Ignorer cette disposition ou passer outre, risque de créer un précédent fâcheux en servant de prétexte à tout futur Président de la République à se comporter à l’égard du patrimoine national comme du sien propre, sachant que la Loi Mutinga, comme on l’appelle déjà, lui accorde l’immunité. Selon Modeste Mutinga : « Les sénateurs entendent conférer à l’ancien Chef de l’État de la RDC, reconnu sénateur à vie, un statut particulier à la hauteur des lourdes charges qu’il a eu à assumer conformément à la loi et aux règlements de la République. »[5]
La formulation trahit déjà le caractère personnalisé de la proposition de loi lorsque l’auteur, au lieu de parler d’anciens Chefs de l’État, parle plutôt de celui en fonction qui n’a jamais respecté ni la Constitution, ni encore moins les lois et les règlements de la République. Effectivement, en prévoyant l’immunité sauf en ce qui concerne les crimes sanctionnés par le Statut de Rome (crimes de génocide ou crimes contre l’humanité) l’auteur du tout récent livre « Pour une République des juges contre l’impunité » désarme sciemment ou peut-être inconsciemment les juges et consacre par conséquent l’impunité. Car, venu mains et poches vides dans le cortège du conglomérat d’aventuriers dénommé AFDL, Joseph Kabila est cité et soupçonné dans plusieurs rapports de s’être enrichi illicitement au détriment de la population sans cesse paupérisée et clochardisée. « C’est le fruit d’une enquête de plus d’un an réalisé par nos confrères de l’agence Bloomberg, spécialisée dans les questions économiques. Des dizaines d’entreviews et de milliers de documents administratifs consultés par Bloomberg révèlent que le Président Kabila et sa famille ont constitué un gigantesque réseau d’entreprises qui s’étend dans tous les secteurs de l’économie et qui a rapporté de centaines de millions de dollars à leur famille. »[6]Méconnaître tous ces faits et vouloir offrir à tout prix à Joseph Kabila une loi visiblement taillée sur mesure, l’ancien sociétaire de la MP se moque éperdument du peuple et montre qu’en réalité, il n’a jamais rompu avec son maître.
S’il s’était confié aux juristes, différents de nombreux « licenciés en droit » qui peuplent actuellement les institutions de la République, l’initiateur de cette proposition de loi aurait retenu qu’en plus d’être générales et non personnelles, les lois sont adoptées partout au monde pour régir le futur et non le présent. « La règle de droit est considérée comme générale car elle est appliquée sur tout le territoire national et pour tous les faits qui s’y produisent. On la qualifie d’impersonnelle car elle vaut pour toutes les personnes qui se trouvent ou se trouveront dans une décision objectivement déterminée, et elle définit alors la conduite à tenir dans cette situation. Dans ce sens, elle n’est pas faite pour régler des cas particuliers connus a priori: elle est formulée en termes généraux et ne s’applique aux cas particuliers qu’a posteriori, après comparaison (par exemple par un juge) entre la situation particulière et les termes généraux de la loi.
Toute mesure qui prétend s’appliquer à un certain nombre d’individus doit nécessairement être générale et impersonnelle. Si une mesure ne concerne qu’une personne déterminée, ce n’est plus une règle, c’est un décret ou une sentence. » [7] Il s’agit là des notions universelles et élémentaires qu’apprennent les jeunes étudiants en droit et auxquelles le législateur congolais ne peut s’autoriser de déroger. Par conséquent, pour cette raison aussi, la « Loi Mutinga » n’a pas le mérite d’être adoptée dans un pays qui se veut démocratique et qui veut bâtir un État de droit.
2. Le moment choisi pour examiner cette proposition de loi
Introduite en avril 2015, la proposition de loi actuellement sous examen au Sénat paraît régler une situation d’urgence qui aurait maladroitement échappé à cette institution de la République. Les latinistes diraient, sans se tromper, que l’examen de cette proposition de loi intervient in tempore suspecto, qui signifie : dans un temps suspect. En effet, les rumeurs persistantes font état des négociations en coulisses en vue des garanties sécuritaires et judiciaires, pour lui-même et pour ses proches, que chercherait à obtenir Joseph Kabila en cas d’alternance au pouvoir. « La peur de faire l’objet de poursuites judiciaires ou de règlements des comptes hante souvent les Chefs d’État fin mandat en Afrique. Ça pourrait être aussi le cas pour le Président en exercice, Joseph Kabila, dont le second mandat expire en décembre 2016. »[8]Dans tout pays « des conscients », il n’y a pas de meilleures garanties que celles qu’offrent la Constitution et les lois de la République, à condition que le Président de la République les respecte et respecte le peuple qui l’a ainsi élevé aux plus hautes fonctions de l’État. Il n’est donc pas décent que l’on propose à ce peuple martyrisé une loi spéciale aux allures d’une prime à l’impunité ou d’une incitation à violer les lois de la République et à commettre des crimes économiques au profit de soi-même et de sa famille. Dans un pays « des conscients », où les juges sont soucieux de la nature noble de leur carrière, on en aurait déjà fini avec le règne de Joseph Kabila notamment pour haute trahison.
Conclusion
En lisant cette analyse, d’aucuns croiraient que nous sommes systématiquement opposé à toute loi portant statut d’anciens Chefs de l’État. Loin de là, d’autant plus que même des vieilles démocraties comme les États-Unis et la France accordent un statut spécial à leurs anciens Présidents. Mais, ces pays ne dispensent pas leurs Chefs d’État de respecter la Constitution et les lois de la République pour se comporter à l’égard des biens publics comme s’il s’agissait de leurs patrimoines privés pour, à la fin de leur mandat, espérer bénéficier paisiblement de leur nouveau statut. C’est ainsi que malgré leur statut d’anciens Chefs de l’État, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy ont été sérieusement malmenés par la justice française. Comme la Constitution prévoit une vie après la présidence, il revient à ceux qui ont le bonheur d’occuper cette charge de bien se comporter. Tout le long de cette analyse, nous n’avons fait que démontrer, faits et arguments juridiques à l’appui, que la loi qu’on nous propose contient beaucoup de lacunes et qu’il n’y a aucune urgence ni nécessité à l’adopter d’autant plus que ceux qui s’apprêtent à le faire, ont tous perdu leur légitimité. Et s’il était sincère et conséquent avec ses propres écrits cités ci-dessus, l’initiateur de cette proposition de loi prêcherait par l’exemple en démissionnant du Sénat qui n’a plus aucune légitimité et en invitant ses collègues à lui emboîter le pas.
Nous ne nous attendons toutefois pas à ce que nos observations soient prises en considération par ces « anciens élus », devenus simples et dangereux jouisseurs, ni par les juges de la Cour constitutionnelle de cette « République des inconscients », qui seront sollicités pour statuer sur la constitutionnalité de cette loi. Jouant un rôle purement pédagogique, nous avons voulu simplement attirer l’attention des futurs dirigeants du pays sur le caractère personnelalisé de la loi sous examen, dont le seul et unique sort consistera à être annulée pour toutes les raisons évoquées ci-dessus. Gare à une loi taillée sur mesure.
Jean-Bosco Kongolo
Juriste & Criminologue – Administrateur adjoint de DESC
Références
[1] VAC, 4 mai 2015, In https://vacradio.com/au-senat-de-rdc-la-proposition-de-loi-portant-statut-des-anciens-chefs-detat-a-ete-declaree-recevable/;
[2] Radio Okapi, 18/09/2015, In https://www.radiookapi.net/2015/09/18/actualite/politique/rdc-modeste-mutinga-demissionne-du-bureau-du-senat;
[3] AA, 03.10.2017, In http://aa.com.tr/fr/afrique/rdc-lib%c3%a9ration-de-33-militants-anti-r%c3%a9gime-arr%c3%aat%c3%a9s-le-30-septembre-dans-lest/926304;
[4] AFRIK.COM, 26 octobre 2006, In http://www.afrik.com/article10596.html;
[5] Le Congolais, 30 septembre 2017, In http://www.lecongolais.cd/loi-mutinga-le-senat-ouvre-la-voie-a-ladoption-de-la-proposition-de-loi-portant-statut-des-anciens-presidents/.
[6] RFI, 16-12-2016, In http://www.rfi.fr/afrique/20161216-rdc-agence-bloomberg-revele-empire-economique-bati-famille-kabila-president.
[7] Wikipédia, consulté le 4 octobre 2017, In https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A8gle_de_droit.
[8] Camer.be, In http://www.camer.be/40144/6:1/rd-congo-des-garanties-pour-joseph-kabila-apres-2016-congo-democratic.html.