Plaidoyer pour le maintien des sanctions de l’Union européenne visant des présumés auteurs de violations des droits de l’homme au Congo-Kinshasa
L’Union européenne entre valeurs et intérêts
Aux victimes congolaises les larmes, à leurs bourreaux les armes et le champagne et aux partenaires européens des promesses des contrats miniers juteux… Ainsi pourrait-on résumer la situation actuelle de la RD Congo dont le Président Félix Tshisekedi réclame la levée des sanctions de l’Union européenne (UE) et des États-Unis. Ainsi fonctionne malheureusement la fameuse diplomatie économique, sur la balance de laquelle ne comptent que les intérêts et la concurrence d’un marché débridé. Face au besoin des matières premières stratégiques et à la concurrence chinoise, les droits humains seront-ils des variables d’ajustement diplomatique de moindre importance ?
1. Bref rappel des faits
Commençons par un rappel des faits : décembre 2016 et mai 2017, l’Union européenne impose des sanctions ciblées (gel des avoirs et interdictions de voyager dans l’Union européenne) à 16 officiels congolais impliquées dans de graves violations des droits humains et dans le blocage du processus électoral (voir leurs noms sur le Règlement (UE) 2016/2230 du Conseil du 12 décembre 2016[1]). A cette époque, en effet, le pouvoir qui retarde délibérément l’organisation des élections, massacre des centaines des manifestants pacifiques dans plusieurs villes du pays et organise une répression dans le sang des partisans du chef Kamuina Nsapu dans l’espace Kasaï. Résultat : plus de 80 fosses communes identifiées par la Mission des Nations-Unies et deux experts de l’ONU tués en mars 2017.
A l’exception du procès – toujours en cours – du meurtre des deux experts de l’ONU au Kasaï, l’État congolais n’a entrepris aucune investigation sur tous ces massacres et la justice congolaise n’a ouvert aucune enquête sur ces graves allégations de violation des droits humains. Les victimes ne voient donc aucune procédure judiciaire interne contre leurs bourreaux qui sont actifs au sein des institutions publiques (Assemblée Nationale, Sénat, Entreprises Publiques, etc.). Qui plus est, le trésor public congolais débourse mensuellement des honoraires d’avocats qui défendent des particuliers dans leur volonté d’obtenir la levée des sanctions.
Sur le plan électoral, en plus des irrégularités majeures orchestrées le jour des scrutins, on sait tous dans quelles conditions les résultats des élections ont été proclamés et toute la cacophonie créée entre la CENI et la Cour Constitutionnelle. Ceux qui ont retardé les élections, ont aussi trouvé les moyens d’en contrôler les résultats et de se fabriquer des majorités de fait, notamment à l’Assemblée nationale, dans les Assemblées provinciales et au Sénat.
2. Plaidoyers du Président Félix Tshisekedi pour la levée des sanctions
Depuis son avènement contesté à la tête du pays, le Président Félix Tshisekedi, qui avait aussi milité pour l’imposition de ces sanctions quand il était encore dans l’opposition, est devenu subitement un défenseur de la levée des sanctions de l’Union européenne et des États-Unis contre les dignitaires du régime Kabila. A l’appui de son plaidoyer, le Président évoque une évolution de la situation politique et le fait que les personnalités concernées sont devenues ses partenaires politiques. Il va jusqu’à qualifier ces sanctions d’injustes, donnant par-là l’impression de confirmer les rumeurs faisant du plaidoyer en faveur de la levée des sanctions contre les barons de l’ancien régime l’une des clauses de son deal réel ou supposé avec Kabila.
Les limites d’un tel discours, consécutif aux deals et accords politiques post-électoraux, sont clairement visibles : il oublie les victimes et encourage l’impunité. Ce plaidoyer aurait été plus cohérent, si la justice congolaise avait entrepris des investigations sur les violations des droits humains et les massacres qui ont conduit à l’imposition des sanctions en question. Mais rien n’a été fait dans ce sens avant comme après l’avènement de Félix Tshisekedi. Nous sommes dans la logique de perpétuation de la culture de l’impunité. Voilà pourquoi les États-Unis n’ont pas cédé à ce discours politicien et ont maintenu leurs sanctions.
3. Situation politique encore instable
Les sanctions prises par l’Union européenne, les États-Unis et la Confédération Suisse, ainsi que d’autres actions de pression entreprises par les acteurs congolais et régionaux de l’Afrique, ont permis des avancées politiques substantielles en RDC. Il s’agit notamment de l’abandon, par l’ancien président Joseph Kabila, de son ambition de briguer un troisième mandat présidentiel et le fait d’accepter une alternance politique au sommet de l’État, malgré les résultats des élections présidentielle, législatives et provinciales qui n’étaient pas conformes aux attentes et à la volonté du peuple exprimées dans les urnes et rappelées dans les déclarations post-électorales respectives de la France, de la Belgique, de l’Union africaine et de l’Union européenne. Or, lever les mesures des sanctions qui pèsent sur ces personnes ciblées par l’UE, au moment où la situation politique en RDC n’est pas encore totalement stabilisée et que l’on enregistre quasi quotidiennement une recrudescence des conflits armés à l’est du pays, des cas de restriction de droits des citoyens et de graves violations des droits humains, notamment au Nord-Kivu, à Kinshasa et dans certaines zones minières du Katanga – répression militaire violente des creuseurs artisanaux –, risque de saper les quelques acquis politiques engrangés jusque-là.
4. Des raisons de maintenir les sanctions de l’UE
Dans sa décision de reconduction des sanctions en décembre 2018, l’Union européenne avait promis un réexamen de sa position à l’aune de la qualité des élections. Si tel était vraiment le critère le plus important d’évaluation, les débats seraient clos. Les élections ont été chaotiques, certains de leurs résultats sont encore contestés jusqu’à ce jour. Il s’agit principalement de la présidentielle que l’opposant Martin Fayulu clame avoir gagnée. Le rapport électoral de la CENCO contredit le résultat officiel de la CENI. Ainsi, l’Union européenne va-t-elle changer ses paradigmes d’évaluation de ce processus électoral congolais ? Le poids des intérêts économiques de certains États va-t-il l’emporter sur la priorité de respect des droits de l’homme qui fait partie des valeurs fondatrices de cette institution ?
En ce qui nous concerne, il est important de rappeler huit arguments qui militent contre la levée des sanctions qui pèsent sur les officiels du régime Kabila.
1) La levée des sanctions de l’Union européenne pourrait avoir un impact très négatif sur le procès de Kananga. En effet, chaque fois que les témoins ont mis en lumière l’implication des responsables étatiques dans le meurtre des deux experts de l’ONU, ils ont été déplacés ou ils ont disparu. La levée des sanctions pourrait donner l’impression que ces responsables politiques ont été innocentés et le procès lui-même qui se tient grâce aux pressions internationales (dont les sanctions font partie), risque de se terminer sans révéler la vérité sur les meurtriers et les donneurs d’ordre.
2) Lever les sanctions maintenant équivaudrait à oublier les victimes et à cautionner l’impunité, étant donné qu’aucune procédure judiciaire intérieure n’a été engagée à l’égard des auteurs. Le fait que l’argent du contribuable congolais continue à payer les honoraires des avocats des particuliers dans ce dossier, en dit long sur la volonté de l’État de protéger les caciques du pouvoir de Kabila. L’UE ne peut conditionner la levée de ses sanctions qu’à l’ouverture, par la justice congolaise, des poursuites judiciaires contre toutes les autorités en cause. Au besoin, l’UE peut attendre et se donner le temps de s’assurer que les poursuites judiciaires contre ces autorités sanctionnées ne donnent pas lieu à des procès de complaisance.
3) Les personnalités visées par les sanctions, en raison de leurs rôles dans les violences préélectorales, étaient déjà impliquées dans d’autres violations des droits de l’homme par le passé. Une levée des sanctions leur consacrerait un statut particulier d’intouchables, au-dessus des lois. Une telle mesure leur laisserait les mains libres pour reproduire les actes de même nature à l’avenir, avec le risque certain d’hypothéquer les processus d’alternance démocratique à venir au Congo.
4) Sur le plan moral et symbolique, la levée des sanctions de l’UE pourrait être interprétée comme une énième injustice contre le peuple congolais qui attend toujours que certains caciques du régime précédent soient poursuivis pour les faits infractionnels commis par eux en violation des droits de l’homme. Et même si les sanctions de l’UE ne sont pas d’ordre judiciaire, elles compensent du moins, jusque-là, le sentiment d’injustice et d’impuissance ressenti par une grande majorité des Congolais. Cela serait également un signal très négatif envers le peuple congolais de la part de l’UE d’encourager l’impunité en RDC. Ce, d’autant qu’aucun élément nouveau à décharge des personnalités congolaises sanctionnées ne plaide aujourd’hui en leur faveur et en faveur de la levée des sanctions décidées contre elles par l’Union européenne.
5) Sur le plan politique, l’UE sait que le gouvernement actuel est contrôlé à plus de 60% par le FCC de Kabila qui a la mainmise sur le Ministère de la Justice et Garde des Sceaux. Il est donc difficile d’imaginer que des poursuites judiciaires soient diligentées contre ces personnalités sanctionnées par l’UE et qui viennent de cette même famille politique. Les victimes ne feront pas partie de leurs priorités. En revanche, même si des informations judiciaires arrivaient à être ouvertes contre ces personnalités, il est fort à parier, comme dit ci-dessus, que leurs procès débouchent plutôt sur une parodie de justice et se révèle être, au final, un moyen de les tirer d’affaires.
6) L’argument consistant à dire que les personnalités sous sanctions ne sont plus nocives est en partie en contradiction avec la réalité : dans le secteur de la sécurité, non seulement les personnes sont toujours en poste, mais elles ont été pour certaines promues et sont donc devenues intouchables. Et l’arrivée de Félix Tshisekedi à la présidence n’y a rien changé. Par ailleurs, c’est aussi grâce aux sanctions que ces personnalités politiques ne sont pas aujourd’hui dans les postes politiques de commandement. Lever les sanctions entraînerait le risque de les voir de nouveau à des postes stratégiques.
7) Une éventuelle levée des sanctions de l’UE donnerait le sentiment d’une approbation tacite d’un processus électoral chaotique et des accords politiques conclus à l’encontre de la volonté de changement exprimée par le peuple congolais.
8) En levant ces sanctions, l’UE se positionnerait à l’opposé des États-Unis qui les ont élargies aux cas de corruption lors du processus électoral. Cette discordance des vues de la communauté internationale serait un très mauvais signal de faiblesse envoyé au nouveau pouvoir de Kinshasa resté majoritairement entre les mains de l’ancien régime.
En conclusion, à l’instar des Etats-Unis, DESC est non seulement favorable au maintien des mesures de sanctions contre les personnalités ciblées par l’UE, mais aussi leur élargissement à titre dissuasif à d’autres acteurs tels que Corneille Nangaa, Norbert Basenghezi et Joseph Kabila pour avoir été les artisans et la cheville ouvrière de la planification du cycle électoral bâclé et de toute la stratégie du chaos mise en place ayant occasionné de graves violations des droits de l’homme.
Enfin, le cycle électoral complet n’étant encore pas achevé (il reste encore l’es municipales et les communales), la logique voudrait que les sanctions UE soient maintenues durant le cycle entier, sachant que le risque de trucage, de sabotage ou de report sine die de ces élections reste élevé. A ce jour, aucun acte concret posé par le nouveau régime ne démontre sa détermination à vouloir organiser des élections justes, transparentes et en toute légalité, sans corruption ni violations des droits de l’homme, avec une CENI apolitique et remaniée de sorte à éviter de graves irrégularités et de nouvelles crises de légitimité des autorités dans le futur.
DESC, 08 octobre 2019
Références
[1] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=OJ:L:2017:138I:FULL&from=FR
One Comment “Plaidoyer pour le maintien des sanctions UE visant des présumés auteurs de violations des droits de l’homme en RDC – DESC”
Nsumbu
says:Cher Musavuli,
Votre plaidoyer pour le maintien des sanctions occidentales visant les personnalités autour de ‘JK’ impliquées sinon plus dans les violations des droits de l’Homme et dans le blocage du processus électoral au Congo est combien convaincant et digne. Des raisons de les maintenir sont sans appel et d’abord celles qui les ont motivées existent toujours, la reconnaissance des résultats des élections du 30 décembre 2018 et surtout du nouveau PR qui en est sorti n’autorisent nulle part de les minimiser. Aujourd’hui les Européens qui contrairement aux Américains appellent à les lever ignorent sans scrupules les victimes Congolaises et le dangereux risque pour le pays que leur abrogations posent. Et cela au profit des intérêts économiques des certains Européens dans un marché perverti par la concurrence internationale. Le Président Tshisekedi qui réclame aussi cette levée des défend lui en plus, les caciques du régime Kabila dont il a fait des partenaires via un deal. Questions : votre plaidoyer arrivera-t-il encore à renverser la donne, les droits humains et les valeurs démocratiques ne sont-ils pas déjà devenus des variables d’ajustement diplomatique de moindre importance, comme vous le dites ? Que devront faire de plus les Congolais pour que cette levée des sanctions ne soit effective ?