La Guerre contre le Daech : Les Etats-Unis et la Russie des alliés objectifs ?
Une opinion de Francis BRIQUEMONT, lieutenant Général en retraite
Le 29 août dernier dans « La Libre Belgique », évoquant quelques « passions » qui agitent aujourd’hui notre monde, nous citions la guerre contre l’Etat Islamique (EI) ou Daech. Cet Etat artificiel sans aucun avenir aurait pu être facilement annihilé si la communauté internationale et surtout les Etats arabes ou musulmans qui l’encerclent lui avaient « réellement » déclaré la guerre, ce qui n’a pas été le cas.
Récemment la donne a cependant changé au Moyen-Orient. L’Iran, ayant accepté l’accord de renonciation à l’arme nucléaire proposé par les « 5+1 », retrouve un rôle important dans le jeu stratégique des puissances dans cette région du monde. La Russie a décidé d’intervenir militairement. Les Etats-Unis revoient leur stratégie et viennent d’annoncer la fin de leur programme pour former et armer des rebelles syriens en le remplaçant par un autre, « moins ambitieux et plus ciblé » comme l’écrit si joliment « La Libre » du 10 octobre. Je me demande si les Etats-Unis et la Russie ne deviennent pas peu à peu des alliés « objectifs » pour tenter de résoudre cette formule politique incantatoire et plutôt ambiguë : « Ni Daech ni Bachar el-Assad. »

En fait, aujourd’hui, deux coalitions se font face. Une coalition sunnite regroupe essentiellement l’Arabie saoudite et la Turquie, avec comme objectif principal la suprématie régionale (ce qui postule l’élimination de la Syrie de Bachar el-Assad) et, accessoirement (?), la neutralisation de Daech, Etat terroriste et expression du radicalisme sunnite le plus extrême. La deuxième coalition, chiite, rassemble l’Iran, l’Irak, la Syrie de Bachar el-Assad, le Hezbollah du Liban. Elle lutte contre l’extension territoriale de Daech, veut sa disparition et le maintien à tout prix d’un arc chiite allant de l’Iran au Liban via la Syrie des Alaouites.
Nécessité de troupes au sol
Les Occidentaux (surtout les USA et la France) se sont lancés dans cette querelle entre musulmans avec une stratégie politique peu claire (voir ci-dessus) et une stratégie militaire vouée à l’échec car elle n’a jamais réussi c’est-à-dire : gagner une guerre terrestre avec les seules forces aériennes. A part peut-être certains généraux aviateurs américains qui ont cru naguère que c’était possible et dont le général Colin Powell se moquait gentiment dans ses mémoires (1), je n’ai jamais rencontré ou lu un général qui n’affirmait pas avec conviction qu’une guerre terrestre ne pouvait se gagner qu’avec des troupes au sol. C’est même de plus en plus évident depuis que la plupart des conflits sont devenus des guerres intraétatiques et asymétriques.
Nous n’allons pas refaire l’histoire des dernières années mais aujourd’hui les responsables politiques occidentaux (sauf en France peut-être) semblent paralysés à l’idée d’encore engager des troupes au sol pour une raison très simple : il suffit de comparer les pertes (tués et blessés) des forces terrestres avec celles des forces aériennes et des marines depuis vingt-cinq ans pour comprendre pourquoi les politiques répugnent à prendre une telle décision, peu populaire au sein des opinions publiques de nos démocraties. C’est dans ce cadre qu’il faut placer l’action de Vladimir Poutine au Moyen-Orient.
Un rappel tout d’abord : la stratégie d’un Etat est le résultat d’une appréciation (au plus haut niveau) rationnelle, sans état d’âme voire cynique des intérêts de l’Etat. L’éthique ou la morale, le droit international, l’histoire, ne servent souvent que d’ »emballage cadeau » pour justifier celle-ci. Il faut donc, et c’est parfois difficile, faire la distinction entre la stratégie réelle suivie par un Etat et les discours plus ou moins spectaculaires prononcés par ses responsables dans des enceintes comme l’Onu, l’Otan, l’UE ou lors de conférences de presse.
Certains parlent de « coup de poker » de Vladimir Poutine et désapprouvent son intervention en Syrie. N’a-t-il pas plutôt tiré des conclusions logiques de « son » appréciation ? Pour détruire Daech et autres groupes terroristes, il pense comme… tout le monde !, qu’il faut disposer de troupes au sol. La Russie n’étant pas beaucoup plus enthousiaste que les Occidentaux pour une intervention extérieure significative de ses unités terrestres opérationnelles, Poutine a conclu que les seules unités encore cohérentes pour affronter Daech et les nombreux petits clans rebelles syriens sont celles de Bachar el-Assad. En les appuyant massivement, il aide à sanctuariser la Syrie occidentale – celle des Alaouites, le fief de Bachar el-Assad – ce qui correspond parfaitement aux intérêts stratégiques de la Russie (présence en Méditerranée orientale, base militaire navale de Tartous, facilités d’appui logistique). Donc, pour Poutine, il faut d’abord soutenir ce qu’il reste d’Etat syrien plus ou moins cohérent (ce qui ne signifie pas maintenir Bachar el-Assad coûte que coûte au pouvoir) et ensuite « liquider » Daech en soutenant aussi à l’Est les peshmergas kurdes et la nouvelle (?) armée irakienne (à prédominance chiite), le tout soutenu par l’Iran. La stratégie russe apparaît donc assez logique : tout en défendant ses intérêts elle participe à la lutte contre le terrorisme.
Participation par des discours
La stratégie des Occidentaux et particulièrement des Etats-Unis et de la France est plus ambiguë. Le slogan « Ni Daech ni Bachar el-Assad » ne signifie pas grand-chose sur le terrain car, à plus ou moins court terme, par qui remplacer le président syrien actuel ? En revoyant leur stratégie d’aide aux multiples clans rebelles syriens, les Américains se demandent sans doute eux-mêmes où ils pourront trouver de nouveaux dirigeants syriens… fiables. On peut aussi se poser beaucoup de questions sur la solidité et la cohésion de cette coalition internationale menée par les Etats-Unis. En fait, au sein de celle-ci, qui soutient « à fond » la lutte contre Daech ? Quels pays arabes ou musulmans participent efficacement à l’élimination de Daech, autrement que par des discours et un… minimum d’actions sur le terrain ? De quel(s) pays Daech reçoit-il un appui financier, matériel ou logistique ?
De toute façon, pour vaincre Daech et ce quel que soit l’appui aérien fourni par les Américains, les Russes et quelques autres, il faudra pour gagner au sol plus que les restes de l’armée syrienne, le Hezbollah libanais ou les quelques unités kurdes et irakiennes disponibles. Dans l’immédiat, Américains et Russes ont donc tout avantage à coordonner au mieux leurs actions plutôt que de se chamailler comme au temps de la guerre froide. Peut-être le font-ils déjà. Au sein de l’Otan et de l’UE, il serait quand même utile de se pencher sérieusement sur le rôle exact de la Turquie dans ce « jeu » des puissances au Moyen-Orient. Mais bien au-delà de l’élimination de Daech et du nécessaire abandon du pouvoir par Bachar el-Assad, n’allons-nous pas assister, progressivement et à long terme, à un inéluctable redécoupage du Moyen-Orient avec une Syrie occidentale alaouite, beaucoup plus tolérante à l’égard de toutes les minorités religieuses; un Etat kurde, quoi qu’en pense la Turquie; un Etat irakien du nord-ouest à majorité sunnite et un Etat irakien du sud à majorité chiite ? Cela impliquerait bien sûr que soit abandonné le principe de l’intangibilité des frontières à propos de frontières définies, au début du XXe siècle, par les responsables des empires coloniaux français et britanniques en fonction de leurs « seuls » intérêts. Les Occidentaux, souvent donneurs de leçons dans tous les domaines, devraient peut-être s’en souvenir…
(1) C. Powell : « Un enfant du Bronx » aux Editions Odile Jacob 1995. 9-6321-24934
Texte posté par Jean-Marie de CONDÉ
Lieutenant-Colonel – Comd2d CC Land (Centre de compétence terrestre)