Des magistrats sans diplômes au Congo-Kinshasa : qui les a recrutés ?
Par Jean-Bosco Kongolo
Se prenant très au sérieux et espérant que l’opinion publique en fasse de même en soutenant son action, M. Thambwe Mwamba, Ministre de la Justice du régime échu, a adressé au Président de la Cour Constitutionnelle, en sa qualité de Président du Conseil supérieur de la magistrature, une lettre ayant pour objet : « La mise en place d’une commission de contrôle général des dossiers de deux milles magistrats recrutés en 2009. » D’après le contenu de cette correspondance dont copies ont été réservées au Président de la République déchu, au Premier Président de la Cour suprême de Justice, Au Premier Président de la Haute Cour militaire ainsi qu’à l’Auditeur général des FARDC, le Ministre constate et dénonce la présence des magistrats sans diplôme de licencié en Droit au sein de l’appareil judiciaire, lesquels auraient été recrutés en 2009. Pour étayer ses propos, il cite deux cas : celui du Procureur de la République près le tribunal de grande instance de Bukavu et du Président du Tribunal de paix de Kinshasa/Assossa (juridiction que nous avons eu à diriger nous- même dans le passé).
Ces propos, qu’on attribuerait facilement à un ministre qui vient d’être nommé et qui veut mettre de l’ordre dans son secteur, émanent curieusement de celui qui est en poste depuis le 7 décembre 2014, successivement sous les gouvernements Matata Ponyo, Samy Badibanga et Bruno Tshibala. Il est, surtout, celui qui avait organisé du 27 avril au 2 mai 2015 les états généraux de la justice pour, selon lui, « établir un diagnostic complet et sans complaisance de la justice congolaise et trouver des solutions à ses maux : l’incurie, le clientélisme, le trafic d’influence, la corruption, l’impunité et l’iniquité. » Cette correspondance confirme notre réaction qualifiant ces états généraux de « Vaste opération de distraction. »[1] Craignant que ces cas ne soient isolés, il recommande que le corps soit purgé de toutes les personnes qui se sont fait nommer magistrats en violation de la loi (Loi organique n° 06/020 du 10 octobre 2006 portant statut des magistrats, telle que modifiée par la Loi organique n° 15/014 du 1er août 2015).[2]
Pour ne pas laisser l’opinion se faire distraire une fois de plus, la présente analyse a pour objet de démontrer que si l’intention du Ministre de la Justice était réellement de mettre de l’ordre dans l’appareil judiciaire, c’est à une enquête indépendante qu’il aurait dû confier la mission d’expliquer au peuple, au nom de qui la justice est rendue[3], comment des faussaires ont pu échapper au filtrage des recruteurs pour parvenir à exercer leurs fonctions et à obtenir des promotions dans une carrière aussi exigeante. Une telle enquête aurait la chance de démasquer les magouilles qui ont élu domicile au sein du Conseil supérieur de la magistrature(CSM) et qui débouchent sur des recrutements, des nominations, des promotions et même des révocations fantaisistes.
1. Innovations de la Troisième République
La Constitution de la Troisième République, la Loi organique n° 06/020 du 10 octobre 2006 portant statut des magistrats, telle que modifiée par la Loi organique n° 15/014 du 1er août 2015, de même que celle n° 06/020 du 10 octobre 2006 portant statut des magistrats sont autant d’instruments juridiques qui libèrent le système judiciaire par rapport aux autres institutions, de même que les magistrats qui n’avaient été que des cadres du MPR, Parti-État. Bien appliquées, et si les magistrats eux-mêmes étaient jaloux de leurs « noble carrière »[4], les lois précitées permettraient d’éviter des recrutements, des promotions et des révocations dictés par le trafic d’influence ou des règlements des comptes qui étaient monnaie courantes sous la Deuxième République. Nous y avons déjà consacré maintes analyses, disponible sur le site Desc-wondo.org.
En substance, il sied de retenir que ces textes de loi rendent les magistrats seuls responsables de la gestion de leur carrière et, par conséquent, rendent la magistrature indépendante, quitte à ce que ses usagers que sont les magistrats s’en prévalent comme le font avec bravoure leurs collègues des pays qui avaient connu la même situation. Quelques dispositions de ces textes peuvent illustrer les efforts législatifs entrepris.
Article 152(al.1er, 3 et 4) de la Constitution :
« Le Conseil supérieur de la magistrature est l’organe de gestion du pouvoir judiciaire.
Il élabore les propositions de nomination, de promotion et de révocation des magistrats.
Il exerce le pouvoir disciplinaire sur les magistrats. »
Article 2 de la loi portant statut des magistrats :
« Le recrutement s’effectue sur concours.
Il peut se faire sur titre lorsque le nombre de candidats ne dépasse pas celui de postes à pourvoir. Tout recrutement est effectué à l’initiative du Conseil supérieur de la magistrature et requiert une publicité préalable par voie d’avis officiel dans tous les chefs-lieux des provinces, fixant un délai utile pour l’introduction des candidatures.
Le Secrétariat permanent du Conseil supérieur de la magistrature organise la constitution et le dépôt des dossiers ainsi que le déroulement des concours dans tous les chefs-lieux des provinces.
Ne sont retenus, à l’issue du concours, que les candidats ayant obtenu les points au-dessus de la moyenne requise et classés en ordre utile eu égard au nombre de postes à pourvoir.
Les candidats non retenus mais ayant obtenu le minimum des points requis sont portés sur une liste de réserve permettant leur nomination, par ordre de classement, au fur et à mesure des vacances de postes, endéans trois ans. Aucun nouveau concours ne peut être organisé avant l’épuisement de cette liste. »
2. Que s’est-il passé exactement en 2009 ?
Il convient de rappeler qu’en octobre 1998, 315 magistrats furent révoqués à l’initiative du Ministre de la Justice, Mwenze Kongolo, actuellement « opposant »[5]. A cette époque, il fut indistinctement reproché à ces collègues : l’immoralité, la corruption, la désertion et l’incompétence. Le Décret de révocation attribuait ces conclusions au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) alors que celui-ci était rendu inopérationnel par les nouvelles autorités de l’AFDL.
Une opération similaire s’est répétée en juillet 2009 sous Joseph Kabila, fier de déclarer : « Je suis déterminé à mettre fin à cet état de choses (. . .) Il est temps que les opérateurs judiciaires choisissent leur camp : celui de servir ou de martyriser davantage un peuple meurtri et éprouvé par plusieurs années de conflits et violences. » Pour le Ministre de la justice, Luzolo Bambi, actuellement conseiller spécial du Chef de l’État en matière de bonne gouvernance et de lutte contre la corruption, le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, il s’agissait d’une opération d’assainissement précédant un concours de recrutement pour « donner un nouveau souffle à la magistrature »[6].
Pour marquer la détermination de ces deux autorités à « moraliser » non seulement la magistrature mais également la vie publique en général, le Premier Président de la Cour suprême de justice et le Procureur général de la République furent emportés par cette opération de révocation et de mise à la retraite. C’est dans ce contexte que fut annoncé avec pompe, ce plus vaste concours de recrutement jamais effectué au pays.

3. Comment des « sans diplômes » se sont introduits dans la magistrature ?
La magistrature était longtemps considérée comme un parent pauvre qui n’accueillait principalement que de rares citoyens qui en avaient la vocation ainsi que ceux qui n’avaient pas le privilège d’être recommandés dans des secteurs plus rémunérateurs, publics ou privés. Tant bien que mal et sans vouloir s’enrichir, les magistrats ont survécu à la dictature du MPR en espérant comme tous les citoyens opprimés que le moment viendrait d’exercer en toute indépendance leur noble carrière.
C’était sans compter avec les nouveaux maîtres qui, croyant prendre la revanche sur le temps, ont fait plutôt de la justice un appareil de répression sans précédent, comme en témoigne le nombre de prisonniers politiques, d’arrestations arbitraires et de détentions illégales, de parodies de procès… Ceci ne pouvait être possible qu’avec un appareil judiciaire entièrement contrôlé du sommet à la base par le pouvoir exécutif. Sous couvert du recrutement sur concours, en passant par des promotions à base ethnique, tribale ou clientéliste, l’on a progressivement assisté au parachutage des personnes escamotant plusieurs échelons statutaires pour se retrouver au sommet de la hiérarchie judiciaire, en violation des textes de lois et au détriment des plus anciens ou des plus méritants. Tel est le cas du Premier Président de la Cour suprême de justice et du Procureur général de la République, membres influents du Conseil supérieur de la magistrature, à qui le Ministre de la Justice a réservé copie de sa lettre.
Tel est aussi le cas du Président de la Cour constitutionnelle, principal destinataire de ladite correspondance, lequel a été repêché de sa retraite comme si personne en dehors de lui n’était compétent pour occuper ce poste. A l’époque des faits dénoncés, le Ministre de la Justice, M. Luzolo Bambi, qui tenait à marquer de son empreinte son passage au Ministère de la justice, fit révoquer 96 magistrats parmi lesquels le Premier Président de la Cour suprême de Justice tandis que le Procureur général de la République fut mis à la retraite.
En parcourant attentivement les résolutions de l’Assemblée générale du Conseil supérieur de la magistrature qui nous avaient été transmises, nous étions choqués de ne retrouver que quatre dossiers disciplinaires examinés. « Cette révocation massive et arbitraire a, comme il faudrait le souligner, privé les justiciables d’un personnel judiciaire qualifié et, par conséquent du droit de faire entendre leur cause devant une juridiction compétente. Enfin, cette mesure de révocation a entrainé, d’autre part, la perte de leurs emplois, les obligeant à participer à n’importe quel type d’activité économique. Pour tous ces motifs, la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples a demandé à la RDC de prendre toutes les mesures diligentes et nécessaires pour la réintégration des plaignants, avec toutes les conséquences de droit, et de verser à leur bénéfice, les montants correspondants aux salaires et autres avantages dus pour le temps qu’il s’est écoulé depuis au temps »[7]
Des amis membres du Conseil supérieur de la magistrature nous avaient avoué que les deux têtes de la hiérarchie judiciaire (le Premier Président de la Cour suprême et le Procureur général de la République) s’étaient discrétionnairement chargées de ces dossiers. C’est ainsi que, poursuivant sa politique/spectacle, le Ministre Luzolo déclencha, avec beaucoup de publicité, une vaste opération de recrutement dont les conséquences néfastes sont aujourd’hui déplorés. Aux dires d’anciens collègues, membres du jury, plus ou moins 20% seulement des candidats méritaient d’être recrutés. Tous les moyens, y compris les espèces sonnantes et trébuchantes, étaient bons pour bon nombre de personnalités politiques, judiciaires ainsi pour des parents aux poches garnies de placer leurs protégés. Si donc il y a eu des infiltrés sans diplômes ou même à nationalité douteuse, comme dans l’armée et la police, c’est à tous ces responsables de s’expliquer, eux qui ont chapeauté le Conseil supérieur de la magistrature à l’époque et qui géraient à leur guise les promotions, les mutations et les révocations des magistrats.
Pourquoi le Ministre de la Justice, qui demande à la hiérarchie judiciaire d’effectuer un contrôle rigoureux de tous les dossiers des 2000 magistrats recrutés en 2009 ne va-t-il pas plus loin pour savoir si les promotions et les révocations opérées jusqu’à ce jour ont été conformes à la Constitution ainsi qu’aux lois portant respectivement statut des magistrats et organisation et fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature ? «Dans sa correspondance, consultée par POLITICO.CD, le ministre congolais cite le cas d’un procureur de Bukavu qui n’a pas fait des études de droit, ainsi que celui d’un Juge dans un tribunal de Kinshasa. » Selon lui, ces derniers « doivent quitter la profession et faire face à la justice » a-t- il assuré affirmant avoir donné des « injonctions » au Procureur général de la République pour lancer « sans tarder » des poursuites contre tous les « non éligibles » dans la profession. »[8]
C’est choquant d’imaginer le nombre de victimes innocentes condamnées par ce juge et de criminels acquittés par lui dans son exercice illégal de la carrière. Il en est de même des innocents arbitrairement arrêtés ou illégalement détenus par ce faux Procureur de la République et de tous les criminels dangereux qu’il aurait élargis par transaction. Pendant qu’il n’invoque que ces deux cas, un certain Justin Mampuya, se présentant à la fois comme avocat et membre de la jeunesse kabiliste, vient de lui adresser une lettre dont copie nous a été transmise grâce aux réseaux sociaux dans laquelle il dénonce M. Kokonyangi Mangambi Louis, allias Belmondo, actuellement Substitut du Procureur de la République au Parquet près le Tribunal de grande instance de Kolwezi.
Dans cette correspondance, qui n’engage que son auteur, ce dernier affirme que le substitut avait été recruté dans la police en 1997 lors de l’entrée des troupes de l’AFDL alors que son parcours académique s’était soldé par un échec en deuxième année de droit. Son recrutement dans la magistrature, qui date de 2009, lui avait été facilité par son « demi-frère Joseph Kokonyangi »[9] qui lui aurait procuré « un faux diplôme » à l’Université Libre de Kinshasa(ULK).
Que pense donc le Ministre de la Justice de son prédécesseur qui était en fonction en 2009 et qui avait transmis au Président de la République, pour nomination des candidats qui n’étaient même pas détenteurs d’un diplôme de droit et pour promotion ou révocation des magistrats dont les dossiers n’avaient pas fait l’objet d’un examen du Conseil supérieur de la magistrature ?
Conclusion
Comme tous les secteurs de la vie nationale, l’appareil judiciaire est embourbé dans des fléaux qui, chaque jour, aggravent la méfiance entre les hommes de lois et les justiciables. Toutefois, ce que ces derniers étaient loin d’imaginer c’est que, parmi leurs bourreaux, il y en a qui n’ont même pas le diplôme leur permettant d’exercer cette carrière parmi les plus nobles d’une société civilisée. En dénonçant ce fait, sans démissionner, ne fût-ce que pour son honneur, le Ministre de la justice n’a fait que dévoiler sur la place publique l’amateurisme et l’incompétence qui caractérisent ce régime moribond qui n’a plus rien de nouveau et de positif à proposer au peuple congolais.
L’essaimage désordonné des établissements d’enseignement supérieur et universitaire à travers tout le pays et l’octroi fantaisiste des diplômes universitaires observé ces derniers temps semble procéder d’une intention manifeste d’étouffer dans l’œuf l’avenir de la nation. A la suite du Cardinal Mosengo, il est temps « que les médiocres dégagent pour que règnent la paix et la justice ». Tel est le défi qui attend les autorités du futur régime, qui devra mettre hors-d’état-de nuire tous les faussaires tapis dans toutes les institutions et dans tous les secteurs de la vie nationale.
Jean-Bosco Kongolo
Juriste &Criminologue
Références
[1] Kongolo, JB. 2015. États généraux de la justice : vaste opération de distraction, In https://afridesk.org/fr/etats-generaux-de-la-justice-en-rdc-vaste-operation-de-distraction-jean-bosco-kongolo/.
[2] Article 1er : « Nul ne peut être nommé magistrat s’il ne réunit les conditions énumérées ci-après :
- posséder la nationalité congolaise ;
- être âgé d’au moins vingt et un ans accomplis et n’avoir pas dépassé l’âge de quarante ans ;
- jouir de la plénitude de ses droits civiques ;
- jouir d’une parfaite moralité attestée par un certificat délivré par une autorité administrative et par un extrait de casier judiciaire ;
- posséder les aptitudes physiques et mentales attestées par un certificat médical daté de moins de trois mois au dépôt du dossier au Secrétariat permanent du Conseil supérieur de la magistrature ;
- être titulaire d’un diplôme de docteur ou de licencié en droit délivré par une université nationale publique ou privée légalement agréée ou d’un diplôme délivré par une université étrangère déclaré équivalent conformément à la législation congolaise sur l’équivalence des diplômes ;
- s’il s’agit d’une personne mariée, produire un extrait d’acte de mariage.
[3] Article 149 de la Constitution (al. 3) : «La justice est rendue sur l’ensemble du territoire national au nom du peuple. »
[4] Kongolo, JB. Magistrats congolais, que reste-t-il de la noblesse de votre (notre) carrière?, In https://afridesk.org/fr/magistrats-congolais-que-reste-t-il-de-la-noblesse-de-votre-notre-carriere-jb-kongolo/
[5] Dieu seul sait à qui et pourquoi.
[6] Jeune Afrique, 16 juillet 2009, In http://www.jeuneafrique.com/depeches/109760/politique/corruption-en-rdc-une-centaine-de-magistrats-revoques-par-kabila/
[7] In http://www.lephareonline.net/96-magistrats-revoques-2009-doivent-etre-rehabilites/
[8] Politico.cd, 20 décembre 2017, In http://www.politico.cd/actualite/la-une/2017/12/20/magistrats-diplomes-rdc.html
[9] Actuel Ministre de l’Urbanisme et Habitat et membre influent du PPRD