Décryptage des contradictions de M. Corneille Nangaa qui consacre le glissement électoral planifié sur TV5Monde
Par Alain-Joseph Lomandja
Le 24 juillet 2016, le Président de la Commission Electorale Nationale Indépendante (CENI), M. Corneille Nangaa, a accordé une interview au journal Afrique de TV5MONDE. Au cours de cette interview, le président de la CENI a de nouveau réaffirmé l’impossibilité d’organiser l’élection présidentielle dans les délais constitutionnels au regard des contraintes techniques liées à l’opération de révision du fichier électoral. « Nous avons besoin de beaucoup de temps, de plus de temps… », répète-t-il, sans jamais préciser exactement de combien de temps il s’agit[1].
Le décryptage que nous proposons ici s’attache à analyser les arguments techniques avancés par le Président de la CENI qui, il convient de le souligner dès le départ, s’est montré mal à l’aise et peu sûr de ses propos au cours de l’interview reprise à la fin de cette analyse. Ce décryptage essaie, à partir des déclarations du Président de la CENI, des activités préélectorales en cours et/ou de la comparaison de leurs durées avec celles des mêmes activités réalisées en 2005 et 2011, de montrer comment le calendrier non officiel de la CENI s’accorde une élasticité qui n’a rien à voir avec les prétendus délais techniques incompressibles. Sans minimiser les défis techniques, on a l’impression que tout est fait pour atteindre à tout prix des délais annoncés à l’avance (16 mois et 1 jour pour la révision du fichier électoral), mais qui ne correspondent pas forcément à des durées techniquement incompressibles que, par ailleurs, la CENI peine à justifier de manière incontestable par la publication d’un calendrier électoral y afférent.
1. Signature retardée du contrat avec le fournisseur
La première question porte sur la signature du contrat avec le fournisseur des kits d’enregistrement des électeurs. Intervenue le 29 juin 2016, cette signature a été en fait retardée d’environ 41 jours. En effet, quand il lançait l’opération de tests pilotes du matériel le 09 mai 20016, le Président de la CENI avait déclaré sur TopCongo FM que la sélection du fournisseur interviendrait dans les 10 jours, soit autour du 19 mai 2016. Ainsi, du 19 mai au 29 juin, la CENI a laissé passer 41 jours avant la signature du contrat. On sait que c’est seulement à partir de la signature du contrat que le fournisseur des kits est tenu par l’obligation contractuelle de fournir tous les kits endéans 45 jours. Dans la pratique, cette opération dure entre 45 et 60 jours maximum (Cf. 2005 et 2011). Comment expliquer ces 41 jours de non signature de contrat ? Il faut ici écarter les aspects administratifs, car les longs mois d’appel d’offre (du 10 février au 19 mai 2016) ont aussi servi à cela. Si le contrat avait été signé le 19 mai, la CENI aurait déjà réceptionné tous les kits à la date du 18 juillet, et plus de la moitié à la mi-juin, comme ce fut chaque fois le cas en 2005 et 2011. Nous apprenons avec étonnement que le président de la CENI parle d’une « première commande » passée par la CENI[2]. Que signifie cette notion étrange de première commande ? A quand la ou les suivante(s) ? Il faut voir ici une manœuvre politicienne pour retarder en aval la poursuite de cette opération. Nous y reviendrons.
2. Révision ou constitution d’un nouveau fichier électoral ?
Dans la suite de l’entretien, quelques termes sont employés de manière interchangeable au risque de voiler une décision importante et unilatérale prise par la CENI : « révision », « fiabilisation » et « constitution » du fichier électoral. La révision du fichier électoral peut être partielle (intégration de nouveaux majeurs, radiation des personnes décédées et des doublons, etc.) ou totale. Dans ce dernier cas, il est plus approprié de parler de la constitution d’un nouveau fichier électoral. De la même façon, on ne peut pas parler de la fiabilisation du fichier électoral quand on procède à la constitution d’un nouveau fichier. On ne peut fiabiliser qu’un fichier qui existe. Ceci dit, rappelons que, contrairement aux experts de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) qui ont recommandé une révision partielle du fichier électoral, la CENI, qui sait les délais constitutionnels contraignants, a décidé de constituer un nouveau fichier électoral sans un consensus préalable de la classe politique, alors que pour la publication d’un calendrier électoral, elle prétend dépendre d’un tel consensus. Pourquoi la CENI a-t-elle estimé que la constitution d’un nouveau fichier électoral ne nécessitait aucun consensus politique ?
3. Flou sur les délais et arrangement avec certaines dates ?
Le Président de la CENI prétend depuis des mois que son organisation a besoin de 16 mois pour constituer un nouveau fichier électoral. A plusieurs reprises, M. Corneille Nangaa a précisé que ce délai courrait à partir du mois de février 2016[3]. Curieusement, sur TV5, il parle du mois de mars 2016 comme terminus a quo (point de départ), l’essentiel étant de maintenir une sorte de flou sur le terminus ad quem (point d’arrivée). Cet écart d’un mois est très significatif sur le plan électoral : c’est déjà la durée d’une campagne électorale, par exemple. Par ailleurs, sur ces fameux 16 mois, nous avions déjà montré que l’arithmétique cumulative de la CENI ne correspond pas au nombre réel des jours d’enregistrement des électeurs en 2005 ou en 2011[4]. La collecte des données a toujours duré plus ou moins 3 mois par province (les anciennes 11 grandes provinces).
« Il se fait que nous aurons besoin de … beaucoup/un peu plus de temps. Ce qui veut dire que, en 2016, il est fort probable, il…, il est…il ne sera pas possible de tenir les élections », telle est la réponse hésitante et imprécise du président de la CENI sur les délais des opérations d’enregistrement des électeurs. Pourquoi cette imprécision volontaire alors que lui-même a promis un chronogramme de ces opérations qui tarde à venir ? Si ce n’est pas une stratégie politique, il s’agit là d’un manque de professionnalisme que de travailler sans calendrier électoral ni chronogramme précis.
4. Adaptation des délais constitutionnels à la révision du fichier électoral ?
A la question de la journaliste qui lui demande pourquoi seule la RD Congo subordonne les délais constitutionnels à la révision du fichier électoral, M. Corneille Nangaa évoque l’absence d’un registre d’état civil congolais – ce qui, par ailleurs, est vrai – mais oublie de mentionner qu’en 2005 et 2011 ses deux prédécesseurs ont, non seulement tenu à respecter les délais constitutionnels, mais ils les ont respectés pour éviter à la Nation une nouvelle crise institutionnelle et de légitimité. Non seulement l’actuel président de la CENI ne se préoccupe guère du respect de la Constitution, mais certaines sources bien renseignées nous indiquent qu’il travaille sur le scénario des élections locales et provinciales antérieures à la présidentielle qui, elle, serait de fait repoussée en 2018.
5. Etat du fichier électoral de 2011
Le président de la CENI qui connaît bien les conclusions du rapport d’audit externe de l’OIF, reprend le langage des acteurs politiques et parle du fichier de 2011 comme étant « pourri pour les uns, infecté pour les autres ». Dans une inférence indue, il évoque l’unanimité de la classe politique sur la révision du fichier électoral, sans préciser que cette unanimité concernait la révision partielle et non la constitution d’un nouveau fichier qu’il a décidé d’entreprendre. Voici ce que dit justement le rapport de l’OIF à propos du fichier de 2011 : « La CENI offre un fichier électoral stabilisé ne pouvant faire, néanmoins, l’économie d’une révision du corps électoral, au regard des normes et standards internationaux. Les efforts consentis depuis le dernier scrutin de 2011 par l’administration électorale pour stabiliser la cartographie administrative et fiabiliser le fichier électoral ont permis d’aboutir à un fichier électoral consolidé (…). Le corps électoral présent dans le fichier est passé, entre 2006 et 2011, de 23,9 à 30,6 millions. Les opérations de fiabilisation conduites sur le fichier électoral depuis le dernier scrutin, ont été limitées à la radiation de doublons, à la réintégration d’électeurs détenteurs d’une carte mais omis sur les listes électorales, au traitement des demandes de changement d’adresse et, sur le fond, à l’établissement de la cartographie électorale et à la bonne affectation des électeurs. Ces actions ont entrainé une stabilisation du corps électoral, établie à ce jour à 30 731 622 électeurs (…). La mission de l’OIF recommande à la CENI d’entreprendre les réformes nécessaires permettant d’aboutir à un fichier électoral inclusif, intégrant les jeunes ayant atteint l’âge de 18 ans. »[5]
6. Livraison des kits d’enregistrement
Une question qui n’a pas été évoquée dans l’interview est la commande et la livraison des 20 200 kits. Un mois après la signature du contrat, la CENI réceptionne en tout et pour tout 500 kits, alors que pour la même durée, la CEI réceptionnait en 2005 2500 kits de la société ZETES. A cette allure, il y a fort à parier que la CENI aura besoin de plus de 2 ans rien que pour réceptionner les 20 200 kits d’enregistrement des électeurs. Après la signature du contrat intervenue le 29 juin, le fournisseur dispose de 45 à 60 jours contractuels pour la livraison totale de tous les 20 200 kits commandés. Cela signifie qu’entre le 13 et 28 août 2016, la CENI doit avoir réceptionné la totalité des kits. Mais rien n’est moins sûr, car le saucissonnage de la commande, la création de 5 aires opérationnelles et le caractère pilote de la collecte des données au Nord-Ubangi font redouter le retardement de la livraison des kits. Nous demandons ici la publication du contrat avec GEMALTO pour des raisons de transparence. Cette publication permettra de voir les délais et toutes les clauses relatives à la livraison des kits. Il est étonnant qu’en un mois, Gemalto ne livre que 500 kits à la CENI.
Enfin, se livrant à une interprétation politique sans fondement juridique, le président de la CENI estime qu’il ne faut pas parler de la prolongation du mandat du Président Kabila à cause du report sine die de l’élection présidentielle. Il estime même que la démocratie est en train de se consolider en RDC par l’action de la CENI.
Conclusion
Le refus de rendre publique la planification opérationnelle de la CENI et le maintien du flou sur le calendrier électoral ne sont pas techniques, mais politiques. Si la CENI parle de 16 mois et 1 jour, c’est qu’elle dispose d’une planification précise qu’elle refuse de rendre publique. Elle est en train de gagner le pari du glissement en maintenant le flou sur le calendrier de ses activités qui dénote des calculs politiciens drapés sous la couverture d’exigences techniques. Pendant que le dialogue convoqué par le Président de la République est censé aboutir à un consensus politique sur le processus électoral, la CENI, par son président, prend des décisions unilatérales et irréversibles qui éloignent chaque jour davantage la perspective de l’élection présidentielle conforme aux délais constitutionnels. Ces décisions non concertées – constitution d’un nouveau fichier électoral au lieu d’une révision de l’ancien, nouvel appel d’offre au lieu de la procédure finalisée par le BCECO[6], environ 2 ans de constitution du fichier électoral et peut-être élections locales et provinciales avant la présidentielle – engagent le pays sur une voie sans issue dont le président de la CENI connaît bien les conséquences. Entretemps, les forces politiques acquises au changement se laissent distraire par des démonstrations de force dans la rue et oublient que c’est à la CENI que le combat politique congolais s’est déporté. La parade est bien trouvée : aucune institution de la République ni personne n’est responsable du blocage du processus électoral, la faute aux seules contraintes techniques presque personnalisées. Pendant ce temps, la CENI étire le calendrier politique des activités électorales et conduit le pays dans un blocage aux conséquences imprévisibles. Que signifie en fait un processus électoral qui se déroule en marge ou en dehors du cadre juridique en vigueur, dont la Constitution est la base ? Telle est la question à laquelle M. Corneille Nangaa devra répondre devant la Nation congolaise.
Alain-Joseph LOMANDJA
Analyste électoral &
Ancien Senior Training Manager du Centre Carter en observation électorale
Exclusivité DESC
Ci-dessous l’interview de Corneille Naanga sur TV5
[su_youtube url= »https://www.youtube.com/watch?v=qIIwkgQ7HLY » width= »200″ height= »200″] https://www.youtube.com/watch?v=zN_yJODzYKg[/su_youtube]
Références
[1] Les 16 mois et 1 jour ne concernent qu’une seule activité préélectorale, à savoir l’enregistrement des électeurs.
[2]http://www.radiookapi.net/2016/07/22/actualite/politique/rdc-la-ceni-confirme-le-debut-de-lenrolement-des-electeurs-le-31.
[3] C’est ce qu’il dit par exemple dans une interview sur Rfi : http://www.rfi.fr/emission/20160607-rdc-corneille-nangaa-president-commission-electorale .
[4] Cf. Notre article : Peut-on encore organiser des élections en RD Congo dans les délais constitutionnels ? http://afridesk.org/fr/peut-on-encore-organiser-des-elections-credibles-et-apaisees-en-rdc-dans-les-delais-constitutionnels-alain-joseph-lomandja/ .
[5] ORGANISATION INTERNATIONALE DE LA FRANCOPHONIE, Rapport de mission d’audit du fichier électoral de la République Démocratique du Congo (17 juillet – 1er août 2015), p. 20s.
[6] Le Bureau de Coordination (BCECO) est une agence d’exécution née de la volonté commune du Gouvernement congolais et de la Banque Mondiale. Il sert de courroie de transmission entre l’appui financier international et les programmes du Gouvernement exécutés en faveur des populations, des entreprises publiques et de l’administration publique. L’objectif est de répondre au défi d’assurer une utilisation rapide et efficiente des ressources financières extérieures octroyées au gouvernement congolais sous forme de dons et de crédit, et destinées à financer des projets d’intérêt public dans tous les secteurs de la vie nationale. Cf. http://www.bceco.cd/fr/
One Comment “Décryptage des contradictions de M. Corneille Nangaa qui consacre le glissement électoral planifié sur TV5 Monde – AJ Lomandja”
APRODEC ASBL
says:Le rapport d’analyse des offres en ce qui concerne le lot n° 1 du marché lancé le 10 février 2016 par la CENI çàd la fourniture de 22 000 kits d’enrôlement a été établi le 18 mai 2016 et a été attribué de façon provisoire le 3 juin 2016 à la société franco-néerlandaise GEMALTO laquelle a remporté définitivement ce marché après épuisement des voies de recours et signé le contrat y afférent le 29 juin 2016. Pour ce qui est du fichier électoral de 2010-2011 celui-ci est totalement vicié et irrécupérable ! Le rapport d’audit de l’OIF n’est pas crédible. En effet, en lieu et place de travailler sur base du fichier électoral reprenant les quelques 32 millions d’électeurs prétendument enrôlés pour les élections du 28 novembre 2011, le Général Siaka SANGARE chef de la mission de l’OIF s’est fondé sur le fichier « fiabilisé » lui présenté par la CENI sans que celle-ci ne lui ai pour autant présenté le rapport final sur le nettoyage du fichier électoral produit par la société belge ZETES en 2011 ! Par ailleurs, curieusement la commission « ad hoc » mise en place par l’OIF ne réunissait pas en son sein tous les acteurs impliqués dans la gestion du fichier électoral établi en 2010-2011 notamment l’opérateur technique çàd la société ZETES mais également les membres de l’ancienne division électorale de la MONUSCO.
cf http://aprodec.blog4ever.com/discredit-de-l-oif-au-sujet-de-l-audit-du-fichier-electoral-communique-aprodec-asbl-16112015